(Re)voir au temps du confinement

Il ne s’agit pas simplement de vivre, pour vivre, ni de mourir, pour mourir – sur Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch

Critique

Avec Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch raconte l’histoire d’amour de deux vampires immortels. Un simple drame adolescent ? Peut-être, mais parce qu’il soulève des questions fondamentales et complexes : l’adolescence, c’est le temps de l’amour, du désir, de la transformation, de l’impression d’être éternel. Des questions qui nous invitent, aujourd’hui plus que jamais, à interroger notre propre rapport à la vie et à la mort, à soi et à l’autre, et à se poser cette question : quelle vie doit-on réellement craindre de perdre ?

Ce qu’il y a d’adolescent à contempler une histoire d’amour

Pourquoi le film de Jim Jarmusch Only Lovers Left Alive, sorti en France en février 2014, est-il revenu me hanter avec le confinement ?

J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une analogie toute naturelle, entre la situation des deux protagonistes, Ève et Adam, et celles que nous pouvons connaître dans nos différents confinements : deux amants, chacun dans leur ville, chacun dans leur chambre, pour s’aimer à distance. Être à deux mais chacun chez soi, ensemble et seuls à la fois.

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Mais les amants se retrouvent, tandis que confinée, par réminiscences, je continue de parcourir les espaces déserts et nocturnes de Detroit, d’errer dans les rues de Tanger. Les rues de ma ville sont vides elles aussi, mais je ne m’y promène pas de nuit. Non, quand Only Lovers Left Alive est de l’ordre d’un voyage et du passage incessant d’un espace à l’autre, je reste au contraire chez moi, dans les lieux les plus familiers qui me soient. Alors pourquoi revenir me hanter à présent ?

À l’époque, le film de Jim Jarmusch Only Lovers Left Alive est resté quelques semaines dans les salles de cinéma. Je l’ai vu la première semaine, puis je l’ai revu. Et la dernière semaine quand j’ai compris qu’il n’y passerait plus, je suis retournée le voir dans ma salle préférée. J’avais pourtant des choses à faire, des cours à suivre ; ce n’était pas le bon soir. Mais c’était bien ce à quoi appelait le film : que tout le reste se suspende. La salle de cinéma a aussi cet effet-là, de suspendre les temporalités du dehors, pour en délimiter une autre, entièrement confinée – d’arrêter le monde quelques heures, pour que la seule chose qui continue de tourner soit le film. Avec lui, la caméra et son bruit entêtant, dziga, dziga, dziga. L’un des pionniers du cinéma en avait fait son nom : Dziga Vertov, la toupie qui tourne.

À en avoir le tournis. C’est ainsi que l’on entre dans le film : un plan fixe sur les étoiles, puis le ciel semble se mettre à tourner ; les étoiles laissent des sillons courbes derrière elles, qui se fondent dans les sillons d’un 45 tours. La contre-plongée verticale vers le ciel devient une plongée totale sur le pick-up, puis sur les deux protagonistes, Ève et Adam, allongés chacun dans leurs chambres. La caméra plonge doucement sur eux, en tournant sur elle-même aussi. La chanson de Wanda Jackson, Funnel of Love, mime ce geste en spirale : elle passe d’une oreille à l’autre, elle est ralentie, elle nous fait plonger – « Here I go going down down down »dans cet entonnoir de l’amour, dans ce moment d’hypnose – « My mind is a blank, my head is spining around and around »qui se resserre sur les yeux fermés des deux amants, jusqu’à une distance intime de leurs visages à l’écran. Ils ouvrent les yeux.

Il faut cette spirale hypnotique, et ce ralentissement à l’entrée du film, pour ouvrir les yeux. Sous les yeux s’ouvrent alors de nouveaux espaces, un autre jour (en l’occurrence une autre nuit, puisque ce film de vampires est entièrement nocturne), et une autre façon de voir. Entièrement consacrés à l’obscurité – de la nuit comme de la salle de cinéma – nous sommes dans ce temps que l’œil négocie avec la lumière, le temps de s’y faire : le temps du songe et de la contemplation.

Contempler une histoire d’amour : c’est peut-être à mon adolescence que le film s’est adressé avant tout. Avant même de le voir, le synopsis m’avait attirée pour ce romantisme qui tirait au cliché, à ce fantasme adolescent dans tout ce qu’il peut avoir d’à la fois gentil, désuet avant d’être mature, et au fond terriblement valable ; par conséquent exposé à tout, fragile, indéfendable et à défendre. Deux amants vampires, qui déroulent leur histoire d’amour au fil des siècles. Lui est musicien et vit à Détroit, elle vit à Tanger parmi des livres dans toutes les langues, chacun dans un château d’ivoire de guitare ou de papier et de poèmes, tel une infinie bibliothèque.

Mais en prenant le temps de contempler, les évidences – même celles des fantasmes et celles de l’amour – cèdent aux impressions plus incertaines, plus délicates ; que l’œil reçoit sans forcément discerner. À mesure que nous découvrons le monde nocturne du film, nous découvrons Adam, l’un des protagonistes, et petit à petit le chagrin et les doutes qui le mettent à l’épreuve.

Malgré l’amour infini qu’il vit avec Ève, son amante, Adam a ce besoin irrépressible de retrouver la mort. Il traverse ainsi cette forme d’épreuve qui du haut de son immortalité de vampire le ramène à une crise existentielle, une forme d’immaturité de son être-vampire. Une curieuse adolescence.

L’adolescence tient peut-être sa splendeur de ce qu’elle a d’hybride – voire de chimérique, si l’on en croit les fantasmes qui la parcourent –, de contradictoire, et de parfois violent. C’est un accès qui n’a finalement, tout bien considéré et une fois bien passé, pas la vocation de durer, ni celle de laisser le temps de véritablement se retourner sur son passage. Parce qu’elle est justement de l’ordre du passage, du transport d’un monde à l’autre dans la métaphore duquel gagne sans doute à se figurer le passage de la vie à la mort, ou le passage d’une condition de mortel à celle d’un vampire.

Voilà une analogie féconde et paradoxale, car peut-être n’y a-t-il pas de meilleur lieu où questionner fondamentalement l’immortalité que celui, quoique bref, de l’adolescence, où se font nos éducations à la mort, à l’amour, où naissent aussi les peurs de l’oubli et les ambitions de s’éterniser.

« C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre » (Charles Baudelaire, « La mort des pauvres », Les Fleurs du mal, 1857)

Si la mélancolie d’Adam le conduit à se confiner, se replier sur d’autres temps et d’autres époques – d’autres replis humains où la vie fleurit mieux, ainsi que les livres, les musiques, la mémoire – c’est parce qu’il incarne non une réticence au monde, mais aux « zombies » qui le maltraitent. Il éprouve dans son corps la douleur de ce monde, sous les assauts des zombies, épuisé, harassé, proche d’en finir.

Aux côtés d’un tel personnage et découvrant le film, j’avais été tout d’abord été gagnée par la sensation que quelque chose se tramait qui allait tout bouleverser du quotidien d’Ève et d’Adam, et je suis restée ainsi tendue vers un événement qui n’est jamais venu. De manière générale, le film frappe au contraire par cette absence de problème flagrant autour duquel tisser une trame narrative classique, avec un problème initial, des péripéties et une résolution. Il y a certes des péripéties, mais telles qu’elles sont déliées et presque saupoudrées au long du film, elles se refusent à constituer un récit.

Ce n’est donc pas du récit qu’il faut attendre une forme de résolution ; mais quelque chose s’est indéniablement tramé, en dehors de ce récit dépouillé, à sa manière bouleversant. En revoyant le film, j’ai constaté que se maintenait cette tension, cette intranquillité – en sachant pourtant cette fois à quoi m’attendre – et j’ai mieux compris la nature de ce qui trame dans l’en-dehors du récit, dans la contemplation et le champ libre que son absence occasionne :

Des couleurs des intérieurs de Tanger, à la lumière jaune des rues dans la nuit, aux façades de maisons qui se succèdent dans la pénombre le long des routes de Détroit ; des boiseries sombres et des velours de la maison d’Adam, aux voiles, au crépi et à la rambarde forgée de l’escalier, chez Ève ; des arcades décrépies du splendide Michigan Theater dont l’architecture abandonnée exhibe sous ses voûtes les moulures infiltrées par l’humidité, aux reflets de la lune sur les carrosseries de voitures qu’il abrite, à présent transformé en parking ; d’une ville à l’autre, d’une musique à l’autre – de celle de Detroit à celle de Tanger, mais aussi de celle de SQÜRL, le groupe de Jim Jarmusch, à celle de son ami Jozef Van Wissem, qui font ensemble la magnifique BO du film ; d’une langue à l’autre, dans les livres d’Ève ; d’Ève à Adam et d’Adam à Ève : le film monte le décor, le rythme, l’esthétique de nuances propices à cette trame d’arrière-plan, pour hanter en profondeur. De la vie à la mort, et de la mort à la vie.

Car c’est bien cette question de vie et de mort que permettent d’aborder la lenteur, la lassitude d’un personnage, le voyage au bout de cette nuit ; une question qui ne saurait être abordée sans détours, ni trop frontalement, ni trop rapidement. Elle n’habite donc pas le film comme la vie un corps, mais le hante plutôt comme une forme de demi-vie soucieuse, qui doit nécessairement se tramer – fleurir dans l’arrière-plan, dans un clair-obscur, dans les demi-teintes et se (re)-cueillir dans le temps long.

Peut-être que l’événement n’est jamais venu, parce qu’il était déjà là ; peut-être encore fallait-il ce temps long de la contemplation, pour cesser de chercher à se braquer autour de la péripétie et d’un récit événementiel ; cesser de craindre enfin que le monde s’arrête de tourner, pour voir que bien des choses en lui ont déjà mal tourné.

C’est certainement la faute de ces zombies, dont nous comprenons petit à petit qu’il s’agit de nous autres, de nos modes de vie et de non-vie. Le mot de zombies n’est pas anodin, au regard de son histoire au cinéma, de ce qu’en ont fait les séries B, et du dernier film de Jim Jarmusch lui-même. Sorti en 2019, The Dead Don’t Die reprend ce motif bien connu des morts-vivants incarnant parfaitement le devenir (ou l’état ?) des individus de nos sociétés contemporaines, laissés avec pour seule pulsion vitale un besoin primaire de consommation.

Vitale, vraiment ? Tout le monde garde en tête cette image archétypale du zombie, les bras tendus, qui réclame de la cervelle (braiiiins, braiiiins). Mais peut-être était-il un peu présomptueux de notre part de nous imaginer que zombies, nous serions véritablement attirés par la cervelle des gens et friands de leurs méninges. The Dead Don’t Die réajuste la chose, en faisant réclamer à ses zombies ce qui constituait une consommation essentielle de leur vivant. Iggy Pop, le visage cadavérique et les yeux révulsés, erre en marmonnant « coffeeeee » ; pour d’autres, ce sera « chardonnaaay » ou « xanaaaax ». Quoi qu’il en soit, la « vie » des zombies ne tient qu’à ce fil, qui est le seul à être indifférent à la mort, puisqu’il est principalement ce qui nous rend, dans nos vies, « déjà morts ».

Le problème du film réside là, rendu d’emblée évident par ce titre qui peut s’entendre de plusieurs manières. « Les morts ne meurent pas », ils ne meurent plus, quelque chose ne se passe pas comme d’habitude : on a un problème. Ou encore, « les morts ne meurent pas » : parce qu’on ne meurt pas quand on est déjà mort. Le titre d’Only Lovers Left Alive pose lui aussi sans détour la même question : dans un monde de zombies (un monde qu’Adam semble juger déjà mort), ce sont paradoxalement ces revenants de vampire qui se trouvent être les seuls à être restés vivants.

De là peut-être ce besoin irrépressible du personnage d’Adam de retrouver la mort. Alors qu’immortel, installé dans ce temps long qu’Ève semble avoir « compris » bien mieux que lui (« How can you have lived for so long and still not get it ? »), il taquine la mort en se procurant une balle en bois, pointe le pistolet sur son cœur – une des rares manières de prendre la vie d’un vampire. Il y a là un jeu avec la vie autant qu’avec la mort ; logiquement si on ne peut pas mourir lorsqu’on est déjà mort, le fait de pouvoir mourir assure qu’on vit véritablement. 

À l’inverse de retrouver la mort, nos sociétés tendent quant à elles vers l’amenuisement des occasions de nous y frotter. Certes, celle-ci continue d’exister, mais on ne cesse de travailler à la réduire, et à éloigner ce qu’elle a d’irréductible et d’inévitable. La circonscrire dans des espaces – nécropoles, cimetières –, dans des rites, des jours de célébration, dans des morgues. La dissimuler sous un drap blanc. Rassembler les plus vieux et les plus à même de mourir dans des lieux qui seront vraisemblablement les lieux de leur disparition, et faire ainsi disparaître la disparition. Les guerres aussi se sont déplacées, les façons de tuer virtualisées parfois, et tout ce qui ressort de l’abattage animal, industrialisé, déréalisé sous les apparences commerciales de la distribution.

C’est dès lors une bien étrange sensation que de se dire à présent que la mort est sortie de ces confins-là, pour mieux nous confiner : qu’elle sévit au-dehors, qu’elle se loge dans les postillons de nos proches, de nos accointances, des gens que l’on croise ; qu’elle reste vivante et mortelle plusieurs heures sur certaines surfaces. De se dire que l’on porte la mort comme une seconde peau, un plumage d’oiseau de mauvais augure. Il y a là de quoi nous rendre particulièrement sensibles au personnage d’Adam, à sa réticence à fréquenter du monde. 

Mais le confinement, puis le déconfinement, et ce qu’ils signifient de l’installation dans un autre temps long, celui d’une société de gestes-barrières, d’inquiétude sanitaire, de souci de distanciation sociale devraient nous poser cette question essentielle qui travaille le film : quelle vie doit-on réellement craindre de perdre ?

Cela suppose d’interroger l’existence et les conditions de possibilité d’une vie « véritable », et donc d’une vie qui le serait moins. Il est par exemple à propos de se demander aujourd’hui à quel point une conception purement sanitaire et organique de la vie justifie que l’on change nos façons de vivre : que l’on cesse d’accompagner les gens dans la mort, et les morts en sépulture ; que l’on suspende les habitudes de partages, d’aide qui demandent effectivement un minimum de contact ; que l’on supprime des libertés, des gestes, et des pratiques du quotidien. Comment ne pas s’emparer de cette considération-là aujourd’hui, alors que la vie s’est trouvée soudainement paralysée, reconsidérée, ébranlée par la perspective de la mort répandue dans les rues, répandue sur les corps, à portée des bouches et des mains de chacun ?

Certes, la conjecture actuelle génère au-delà de son aspect seulement sanitaire une urgence sociale et humaine qui appelle à de telles interrogations. Mais c’est sans doute un questionnement dont il aurait fallu s’emparer bien plus tôt et qu’il ne faudra certainement pas abandonner par la suite : les travers dans lesquels se sont tranquillement installées nos sociétés et nos habitudes nous feront entrer dans bien d’autres crises encore. Il nous faut donc interroger cette vie plus générale qui est celle de nos sociétés : nos pratiques, nos habitudes, nos façons de zombifier le monde et de le tuer à petit feu. The Dead Don’t Die préfigure à cet égard une catastrophe qui risquerait de mettre en péril la vie sociale autant qu’animale, végétale autant qu’humaine.

Aux fantômes qui nous chargent de vivre

Il est ainsi un état de la vie, réduite à sa pulsion la plus stricte – pour ne pas dire la plus triste – qui, capable de vider la mort de tout enjeu, est aussi entièrement à l’encontre de l’immortalité. Dans une interview donnée à Paris Review en 1956, William Faulkner disait, à propos cette immortalité, que « Le but de chaque artiste est d’arrêter le mouvement, qui est la vie, par des moyens artificiels, et de le fixer de telle façon que, cent ans plus tard, lorsqu’un étranger y pose les yeux, le mouvement se remette en marche puisque c’est la vie. Puisque l’homme est mortel, la seule immortalité possible pour lui est de laisser quelque chose derrière lui qui est immortel, puisque cela sera toujours en mouvement. »

Nos deux vampires ont traversé les siècles en charriant avec eux la mémoire de leurs rencontres, des grandes femmes et des grands hommes, des grandes œuvres et des grands moments qui ont fait notre histoire. De tout cela, Ève et Adam sont les seuls à être restés « vivants ». Or, si ceux dont on se souvient des siècles après leur mort sont bel et bien immortels ; ceux-là qui, des siècles après leur mort, continuent de se souvenir, ceux-là rendent immortels.

Comme un adolescent tapisserait le mur de sa chambre de photos de ses amis, Adam tapisse le sien d’une galerie de portraits où se distinguent parmi bien d’autres encore Johann Sebastian Bach, Jean-Michel Basquiat, Charles Baudelaire, Ludwig van Beethoven, Thelonious Monk, Isaac Newton, Harpo Marx, Nikola Tesla, Edgar Allan Poe, Franz Kafka, Samuel Beckett, Buster Keaton… Des amis, des maîtres et des pairs. Adam est tendu vers ces figures de génie, qui sont les témoins d’un temps passé ; mais leurs restes, les œuvres, la littérature, les mélodies, sont autant de forces de renaissance pour tendre la vie de désirs, poursuivre des rêves, continuer. Quelques visages bien vivants, ceux de Patti Smith, d’Iggy Pop et de Tom Waits, ici et là, chassent les derniers traits funéraires de ce monument. Au fond, Ève et Adam sont à l’humanité ce que la contemplation est au regard, puisqu’eux aussi se situent dans le suspens et le temps long, par le jeu de l’immortalité. Ils incarnent ainsi une autre façon de considérer la condition humaine, en ouvrant d’emblée à une considération paradoxale : il ne s’agit pas simplement de vivre, pour vivre, ni de mourir, pour mourir.

Une telle conception de la vie dépasse la seule affaire d’un corps individuel, dépasse la seule temporalité d’un organisme, et permet d’échapper à une trop extrême biologisation de l’existence. La vie n’est pas autre chose que ce qui œuvre d’un corps à l’autre, d’une voix à l’autre, d’un chant à l’autre et d’une langue à l’autre, à travers les arts, la littérature, les différentes époques et les soubresauts de l’histoire. Mais virale elle aussi, cette vie-là passe d’un corps à l’autre, et ne saurait en aucun cas perdurer hors du monde. Dès lors, le danger de continuer à maltraiter le monde en concentrant nos façons de vivre sur un accroissement infini du besoin, serait de rencontrer, un jour, une mort totale : organique, généralisée, elle jouerait autant nos vies biologiques que notre immortalité poétique.

Voilà pourquoi Only Lovers Left Alive est revenu me hanter aujourd’hui, plus que jamais : j’ai éprouvé ce besoin de discerner ce qui appartient à la vie de ce qui appartient à la mort, de me demander quelle vie je risquais de perdre, véritablement. Ce que j’ai véritablement peur de voir disparaître, plus qu’une vie simplement biologique, ce sont ces autres vies venues me hanter du fond de leurs immortalités respectives, car celles-ci m’ont chargée d’être un corps pour porter une mémoire, et d’être une mémoire pour porter un désir. Je suis entrée à nouveau dans cette contemplation adolescente, pour comprendre qu’il ne s’était jamais agi de ma seule adolescence ; mais qu’il serait toujours question du passage d’une vie à l’autre, de la vie à l’immortalité. Pour comprendre que l’adolescence est un vampire, qui tire sa vie et son éternité de la dégustation du monde – et comprendre qu’à tout âge, en revoyant le film, je me trouverai à nouveau dans l’adolescence de mon état de vampire.

Ainsi, loin de s’apparenter à un mausolée, la galerie de portraits est, comme le film qui la met en scène, le lieu d’une projection infinie – vers cette vie au-devant de soi qui est le propre de l’adolescence. Dans l’un de ses recoins, dans un cadre, un visage nous observe de biais : le poète anglais Christopher Marlowe, auteur de La Tragique Histoire du docteur Faust (1592) est l’une de ces figures ambiguës dont on ne sait pas si elles ont véritablement existé, et nous sourit en coin. Être de papier ou de fiction plus que de chair peut-être, peu importe : autour de ce mur, chacun donne de quoi vivre véritablement.

 

Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive, 2014.


Rose Vidal

Critique, Artiste

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