(Re)lire au temps du confinement

« DADA est un microbe vierge » – sur la littérature à l’heure de la guérilla virale

Professeure et chercheuse en littérature, Auteur·e

Depuis Dada au moins, il y a plus d’un siècle, les avant-gardes littéraires se sont régulièrement pensées sur le mode de la contagion, érigeant la littérature contre un flux d’information toujours plus continue, face à une novlangue de plus en prégnante et un storytelling proliférant. À rebours des « journaux de confinement », appelons-en à un nouveau virus littéraire, qui viendrait contaminer nos habitudes de lecture en les bouleversant, pour faire résistance.

Le mouvement dada, comme d’autres mouvements d’avant-garde au début du XXe siècle et plus tard, s’est pensé sur le mode de la contagion. Je voudrais revenir sur cette affirmation pour me demander si et comment elle peut aujourd’hui nous accompagner. On trouvera peut-être déplacé de parler de l’imaginaire du virus alors qu’il est encore si réel. Mais l’imaginaire, loin d’être « irréel », est une des manières de penser le réel, et son cheminement en littérature a de quoi nous faire réfléchir.

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Le thème de la contagion traverse la littérature, et nombre de textes ressurgissent aujourd’hui au fil des réseaux sociaux : de Boccace à Manzoni, de Poe à King, de Camus à Giono… J’en suggère un à mon tour, passé je crois inaperçu : Je brûle Paris du futuriste polonais Bruno Jasienski. Publié en français dans L’Humanité entre septembre et novembre 1928, c’est le récit d’une épidémie de peste provoquée dans Paris par une victime du capitalisme. Pour contrer le fléau, la capitale mise en quarantaine se subdivise à son tour en micro-états communautaires, voire communautaristes, les riches tentant en vain de se préserver au détriment des pauvres, les pauvres élaborant des républiques humanistes mais vouées elles aussi à la mort. La peste s’arrête cependant aux murs des prisons où s’entassait le « prolétariat de Paris » rebelle, qui refonde à la fin Paris en « commune libre ». C’est ce lien entre virus et révolution qui va surtout m’intéresser ici.

Le virus apparaît ainsi comme la maladie même du capitalisme.

C’est à la fin du XIXe siècle, avec l’essor de la microbiologie et les travaux sur les maladies infectieuses (Pasteur, Koch, Yersin…), que le motif spécifique du microbe apparaît en littérature, d’abord dans des récits d’anticipation apocalyptiques traitant de la guerre bactériologique (Albert Robida ou H. G. Wells par exemple). Mais dès le début du XXe siècle, le propos change de nature : le virus devient l’une des figures par lesquelles s’exprime la volonté des artistes d’intervenir dans la vie pour la transformer. Plus qu’une thématique, le virus apparaît alors à la fois comme l’image emblématique et le modèle stratégique qui permet le « complet renouvellement de la sensibilité humaine », pour reprendre la formule de F. T. Marinetti dans le manifeste « Imagination sans fils et les mots en liberté » (1913).

Le motif trouve un nouvel essor dans les années 1970, à partir de l’œuvre de William Burroughs qui en fait un usage récurrent et complexe : le virus est à la fois ce qui caractérise la manière dont le pouvoir manipule les médias de masse, et la stratégie par laquelle on parviendra à le déjouer (voir notamment Electronic Revolution 1970-1971). Cette perspective révolutionnaire, revivifiée par l’application de la métaphore virale à l’informatique, a fait l’objet d’une réflexion approfondie dans les années 2000 : initiée dans le contexte de la guerre d’Irak, son enjeu, dans une perspective explicitement subversive, était de dénoncer la manipulation de l’information, pour rendre manifeste son caractère idéologique, mais aussi d’en détourner les modes, pour produire des dysfonctionnements (La théorie la plus complète est présentée par Christophe Hanna dans « Contre une poétique du bibelot », Poésie Action Directe, Al Dante, 2002). Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon article « Poésie et poétique du virus » (version de travail en ligne).

Cette critique de la communication et de l’information nous intéresse évidemment encore fortement aujourd’hui. D’abord parce qu’il y a lieu d’interroger la manière dont les médias dominants traitent la question de l’épidémie. Acrimed montre ainsi que le passage à l’information directe (comme avec CNN en 2003) conduit à du « remplissage », à un déferlement d’expertises parfois douteuses et à un « suivisme gouvernemental » qui, en étant diffusés de manière justement « virale », suscitent confusion et désinformation. Mais aussi parce que la société, après un an de conflit des Gilets jaunes d’où une grande partie de la presse est sortie discréditée, a aiguisé son sens critique.

Le virus apparaît ainsi comme la maladie même du capitalisme, non seulement parce que celui-ci agit lui-même de manière virale, mais aussi parce qu’il n’a pas su parer l’ennemi et que la crise révèle les failles – les pathologies – du système : viralité de la mondialisation que manifestent les modes de diffusion de la pandémie autant que les conséquences désastreuses de la gestion marchande des besoins (délocalisations, doxa du flux tendu, …). Dans une autre vie d’il y a à peine trois mois – et pourtant c’est bien la même – les étudiants appelaient ainsi à désinfecter l’université contaminée par le « macronavirus ».

Une autre dimension de la communication concerne plus directement la littérature : dans l’explosion « virale » des réseaux sociaux, la publication immédiate de « journaux du confinement » d’écrivain·e·s a suscité de nombreuses réactions outrées, ironiques ou extasiées, dénonçant la « romantisation de la quarantaine » comme un « privilège de classe » (banderole espagnole dont l’image a beaucoup circulé), admirant cette capacité de la littérature à créer des « nouveaux genres » en fonction des situations ou rappelant que la littérature est le meilleur soutien des périodes confinées. Cette posture de l’écrivain·e exemplaire a aussi ceci de dérangeant qu’elle ne vise aucun changement : il s’agit de partager une expérience (Leïla Slimani, Marie Darrieussecq) et de donner des conseils pour s’adapter (Sylvain Tesson). Or c’est bien sûr contre cette littérature de l’ego, contre cette approche d’un quotidien normé (y compris socialement) et surtout contre une littérature d’accompagnement ou d’aménagement que les avant-gardes révolutionnaires ont lancé leur stratégie virale.

Sortir du livre pour se diffuser plus largement dans la société apparaît comme un impératif.

Le virus constitue alors un modèle tactique pour à la fois saboter le discours dominant et en diffuser la critique. Tout un pan de la littérature contemporaine s’attache ainsi à déjouer le « storytelling » du capitalisme. Pour faire prendre conscience de ces fictions qui nous traversent, ces œuvres choisissent d’agir « de l’intérieur », par des procédés d’emprunts et de détournement, tant des contenus que des formes.

Il faut, comme l’explique Jean-Charles Massera, « parler, écrire dans la langue de l’ennemi pour faire parler (avouer) les représentations » (It’s Too Late to Say Literature, Ah !, n° 10, septembre 2010, p. 33). Dénoncer, d’une part, la manipulation « virale » de la langue, comme le montre par exemple Jacques-Henri Michot avec son ABC de la barbarie : c’est en contaminant la langue (en détournant l’usage des mots, en ressassant des images, en euphémisant les significations, en inventant des boucs émissaires) que l’idéologie totalitaire et le contrôle des populations s’installent – Victor Klemperer en avait étudié les rouages pour le nazisme dans LTI [Lingua Tertii Imperii] Notizbuch eines Philologen (Aufbau-Verlag, 1947) et Éric Hazan l’appliquera au néolibéralisme dans LQR [Lingua Quintæ Republicæ]. La propagande du quotidien (Raisons d’agir, 2006).

D’autre part il s’agit de faire prendre conscience du travail de montage, c’est-à-dire de la manière dont est agencée et diffusée l’information. Pour ce faire, ces œuvres donnent une grande visibilité au medium, en tant que vecteur (la mise en forme, donc l’œuvre) et en tant que milieu (le contexte de réception de l’œuvre), pour le critiquer comme média (au sens, cette fois, de vecteur idéologique de construction et de manipulation de l’information). La mise en évidence du medium (par la non-linéarité de la page, par l’utilisation d’autres médias que le livre) permet de perturber les pratiques habituelles de lecture (qui n’en tiennent pas compte : le medium est supposé transparent), obligeant le lecteur à sortir d’une posture de réception passive (en immersion). Il devient ainsi attentif à la matérialité de l’œuvre et à ses modes de diffusion.

En « all[ant] travailler là où ça parle », comme dit encore Massera, cette littérature cherche donc à « recréer de la distance ». L’enjeu est de refonder les conditions d’une critique du discours dominant. Le premier objectif est clairement didactique : il s’agit de montrer le fonctionnement des discours officiels et médiatiques (leur caractère contagieux) non grâce à un métadiscours, mais par une expérience de lecture déroutante qui contribue à les déconstruire. Un objectif second est d’agir sur ces discours et, à travers eux, sur le système qui les produit, ce qu’Yves Citton nomme le « médiartivisme ». Il s’agit bien dès lors d’un processus de subversion, selon une tactique virale de piratage que plusieurs de ces mêmes auteurs ont théorisé.

Reste à savoir si et comment cette littérature agit. Sortir du livre pour se diffuser plus largement dans la société apparaît comme un impératif. C’est ce que vise l’utilisation de l’internet, plus rarement il me semble des réseaux sociaux (qui fonctionnent sur un mode clos), ou encore, de manière exemplaire, les affiches que Massera dissémine sur les supports publicitaires, perturbant le quotidien urbain par des placardages incongrus qui révèlent à quel point nous baignons dans les stéréotypes et les admonestations. Ce mode de diffusion proprement viral, au sens où il s’introduit dans un hôte (le support détourné), y prolifère et touche son public de manière insidieuse et aléatoire pour le transformer, s’apparente à une stratégie de guérilla.

Dans Mille plateaux (Capitalisme et schizophrénie II, Éditions de Minuit, 1980), Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui citent explicitement Burroughs, voient dans le virus ce qui permet de résister à la société de contrôle parce qu’il constitue l’un des modes par lequel faire « rhizome avec le monde ». De fait, c’est aussi ce qui apparaît en ces temps de grand renfermement : bien loin des « journaux de confinement », les appels à collaboration pour de nouveaux OLNI (ces « objets littéraires non identifiés » dont Pierre Alféri et Olivier Cadiot constatent l’émergence dans La Mécanique lyrique en 1995) se propagent sur les ondes et se bricolent dans les demeures. La formidable créativité critique de ces œuvres véritablement « faite[s] par tous », comme l’exigeait Isidore Ducasse dans ses Poésies (1870), vient contrecarrer l’intimation au retrait et les mensonges du pouvoir : la colère ne se confine pas…

Ainsi, comme le dit Artaud, la peste (et, comme elle, le théâtre tel qu’il le conçoit) « fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela » (« Le théâtre et la peste », 1934, conclusion).

Pour bloquer les flux par lesquels le pouvoir se maintient (glose d’une formule du Comité invisible dans A nos amis, La Fabrique, 2014) et préparer « le jour d’apprêt », il est donc urgent de rendre virale cette injonction de Tristan Tzara à la fin de « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » en mars 1920 (Sept manifestes dada, Budry, 1924) :

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Qui se trouve encore très sympathique
Tristan Tzara

Isabelle Krzywkowski

Professeure et chercheuse en littérature, Professeure de littérature générale et comparée à l'Université Grenoble-Alpes

Camille Noûs

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