Art

« Noli me Tangere » – sur notre devenir œuvres d’art

Philosophe

En période pandémique, notre vie ordinaire ressemble de plus en plus à une déambulation dans un musée à ciel ouvert où chaque objet, animé ou inanimé, serait une œuvre qui y serait exposée : « ne pas toucher » devient la norme. Il faut se tenir à distance de tout être humain, ne pas s’appuyer sur les surfaces planes, ni tâter les produits dans les magasins. Et il faut attendre patiemment devant la porte des magasins, se tenant debout, sans bouger, comme des statues en forme de i droit et ridicule, et bayant aux corneilles. Mais cette pose suffit-elle pour imposer le noli me tangere de l’œuvre d’art aux hommes de tous les jours ?

La consigne « ne pas toucher », on a plutôt l’habitude – en tant qu’adulte – de se l’entendre dire, et de l’appliquer au musée. On ne touche pas aux œuvres d’art pour ne pas les abîmer, les défigurer, les changer par le contact forcément consumant et consommant avec l’objet touché. Même si, surtout avec les sculptures, on a souvent très envie de caresser ces formes, palper ces textures qu’on devine et suppute d’une fermeté à nulle autre pareille malgré, et peut-être même exacerbée par, les plissures d’hommage au réalisme dont le Bernin, pour fixer une étoile dans cette constellation, est un apogée.

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Ces surfaces, rendues plus pures par l’atmosphère ascétique des musées, sont si lisses qu’on en a les mains qui frémissent de désir. Et si tout le monde n’a pas la sensibilité de Stendhal, on se promène, dans les couloirs des musées, tout de même quelque peu enfiévrés d’un désir d’autant plus sublimé qu’on le sait d’avance impossible à décevoir et donc aussi, éternellement renouvelable.

L’interdit du toucher est la cerise sur le gâteau de la visite au musée, c’est la petite touche de transgression possible, le zeste de risque et de danger, qu’on peut volontiers s’imaginer en torture de Tantale qu’on accueille d’autant plus volontiers qu’il confirme notre emballement : ce qui est désirable est précieux (ou vice-versa) et donc doit être défendu de notre propre témérité. Ce qui fait office de garde-fou contre nous-même, nous protégeant de la tentation, c’est la présence toujours un peu balourde des gardiens de musée dont l’ennui métaphysique, qui semble souvent régner dans leurs gestes et visages, ne peut qu’être le camouflage de leur fonction divine.

Les musées sont en effet les dernières grandes églises du peuple, où murmurent avec autorité ces prélats, bedeaux, aumôniers ou sacristains, revêtus désormais du sombre uniforme de gardiens-des-musées. Et leur protocole a vite fait d’intégrer l’injonction sacrale par excellence : noli me tangere, qui encercle l’œuvre d’art comme des fumées d’encens. Ce « ne me touche pas » que Jésus, post-résurrection, proféra urgemment à la vue de Marie Madeleine, la pécheresse rédimée qui n’en croyait pas ses yeux, l’ayant à peine mis au tombeau, et qui voulait le toucher. Il y a deux grands moments post-résurrection où Jésus, on veut le toucher.

À Marie Madeleine il dit non, à Thomas, il dit oui. On laissera aux théologiens le plaisir d’ergoter sur les raisons et sentiments, mais, en restant toujours au musée, on a vite fait de s’apercevoir la différence entre le non à Marie Madeleine et le oui à Thomas l’Incrédule. Le non a inspiré des figurations d’un sensualisme toujours plus fantasmé. Quant au oui, ses représentations s’apparentent au grand spectacle soit dans le sens d’un exhibitionnisme débridé (comme le Salviati du Louvre) soit plus communément vers le gore, avec la disparition plus ou moins partielle du doigt de Thomas dans la plaie pectorale du Christ.

Entre le sensualisme du « touche surtout pas » et le gore du « vas-y avec-tes-gros-sabots » se creuse la sacralité nimbée de l’idole, que l’on voudrait toucher mais que l’on n’ose pas. Cette même sacralité est l’essence du rapport à l’œuvre que nous impose l’idée même du musée et que nous nous imposons à nous-même en respectant et célébrant cette distance proche que nous venons rechercher en masse au musée. C’est bien la grande différence entre l’art dans le musée et l’art hors du musée. Les graffitis les plus élaborés accueillent toujours d’autres graffiti. On embrasse les statues publiques, on s’assied sur le dos des lions vénitiens de la place Saint-Marc, on frotte amicalement en passant, le pied de Montaigne, Rue des Écoles. Ces présences désacralisées sont emblématiques de notre rapport direct au monde qui est visio-haptique, c’est-à-dire par lequel on voit en touchant.

L’élimination d’emblée de la possibilité de toucher explose la profondeur charnelle et ouvre le chemin à la transcendance et au surnaturel dont la perspective formelle s’est emparée.

Par un contraste exponentiel, notre rapport à tout objet du monde extérieur est le contraire de notre rapport aux objets d’art muséalisés. Autant l’univers du musée est enfermé dans une bulle hors de l’espace-temps ordinaire – où l’on marche d’un pas différent, plus lent, où l’on regarde avec une attention neuve ce qui est devant nous, où l’on est plus conscient des autres autour de nous – autant le toucher est notre guide le plus immédiat dans notre vérification constante des dimensions, profondeur et distance, des choses de notre vie ordinaire. On ne s’en rend pas compte, mais Lucrèce dans son poème philosophique, écrit une cinquantaine d’années avant la naissance du Christ, l’avait pourtant déjà bien décrit. Là, au livre quatre de De la Nature des Choses, il fait remarquer qu’il suffit de fouler avec le pouce du pied la pointe d’une pierre sous l’eau pour en jauger la profondeur et l’étendue.

C’est aussi par contraste, ce qui rend le noli me tangere si apte à la représentation picturale bi-dimensionnelle, car l’élimination d’emblée de la possibilité de toucher explose la profondeur charnelle et ouvre le chemin à la transcendance et au surnaturel dont la perspective formelle s’est emparée. Ainsi le noli me tangere est cousin germain de l’Annonciation dont on sait combien la perspective centrale classique a su sublimer le moment de la procréation immaculée et divine. Le défi dont relève le « ne me touche pas » est ainsi de donner de la perspective et donc de la profondeur à ce qui s’auto-déclare hors des dimensions humaines, auxquelles la chair et les os nous condamnent, nous autres. C’est bien pourquoi le musée et ses habitants appartiennent à une bulle que l’on est heureux de visiter et tout aussi heureux de quitter après un certain temps.

Mais voici qu’on nous dit que désormais et jusqu’à un temps indéterminé, « ne me touche pas » est le mot d’ordre partout dans notre monde ordinaire de chair et d’os, si bien que les musées sont à un tel degré élevé en proportion de noli me tangere qu’ils restent fermés. La sacralité qui était le privilège du beau, est maintenant étendue et même imposée à l’ordinaire. Il faut se tenir à distance de tout être humain, ne pas s’appuyer sur les surfaces planes, ni tâter les produits dans les magasins. Il faut en somme, faire comme si le monde extérieur était un musée, et chaque objet, animé ou inanimé, une œuvre qui y serait exposée.

Il faut dire que le monde actuel s’y prête. Les gens dans la rue présentent deux modes d’être-au-monde, en mouvement ou au repos – la troisième modalité, celle de l’amusement était celle qui manifestait « l’infinie variété » que chantait Shakespeare, mais c’est elle qui est abolie, et avec elle, la vitesse, l’insaisissable et le tactile. L’homme de 2020 est immobile et seul sur un trottoir, faisant la queue pour un achat dans un magasin dont la porte d’entrée se trouve deux rues plus loin et dont le chemin qui y mène est jalonné d’autres hommes et femmes, se tenant debout, sans bouger, comme des statues en forme de i droit et ridicule, et bayant aux corneilles. Ou bien le retrouve-t-on marchant avec intention, vite ou au pas, en tenue de sport, suprêmement défiant le passage du temps par un régime de bonne conscience gymnastique. Deux poses qui fournissent en effet de quoi rassasier le nouveau regardeur. Mais suffisent-elles pour en imposer le noli me tangere de l’œuvre d’art aux hommes de tous les jours ?


Ada Bronowski

Philosophe, Chercheuse à l’Université de Cambridge et à l’Institut des Etudes Avancées de l’Université de Strasbourg