Politique

L’État victime d’un virus idéologique

Politiste, Juriste

Face à la pandémie, l’État et ses agents se sont trouvés en première ligne pour apporter une réponse qui s’est jouée essentiellement à l’échelon national. Mais la sortie de l’état d’urgence sanitaire, qui est actuellement en discussion au Parlement, doit permettre d’interroger la place de l’État, et la forme que nous voulons lui donner. Car le « jour d’après » n’existe pas, il est toujours avalé par la sortie de crise qui voit les pouvoirs imposer des autoritarismes et rogner des acquis sociaux.

Les crises révèlent les individus, les sociétés, les États. Elles nous montrent en situation de vulnérabilité individuelle et collective. L’effet de dévoilement est accru par l’objet de cette crise, qui s’inscrit dans nos corps charnels et sociaux. Comme l’ont montré les travaux du philosophe Michel Foucault, la santé est au cœur de la gouvernance moderne.

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Derrière la crise sanitaire qui a révélé l’incapacité étatique à offrir ou produire des masques et des tests en masse, c’est un mode de gouvernement néolibéral (version « Start-up nation » pour le dire rapidement) qui se trouve invalidé de manière abrupte. Démonstration est faite : l’État n’est pas assimilable à une entreprise. Ainsi, c’est au « virus idéologique » néolibéral qui a infecté la majeure partie de nos élites politico-administratives qu’il convient de s’attaquer. Le choc du coronavirus est l’occasion historique de déconstruire les discours et croyances qui ont érigé un État néolibéral, un État désubstantialisé.

La crise est internationale, mais en l’absence d’une « gouvernance mondiale » et d’une « Union européenne » dignes de ce nom, la fonction de protection exigée en situation d’urgence sanitaire est assurée essentiellement à l’échelon national. Une responsabilité qui place l’État et ses agents en première ligne. Une responsabilité « naturellement » assumée dans un pays comme la France, où l’État s’est arrogé depuis la monarchie absolue une présomption de supériorité dans l’ordre politique, social, économique et symbolique. Véritable « Sauveur sécularisé » (selon les mots du juriste Pierre Legendre), sorte d’instance de premier et de dernier recours, il jouit d’une aura toute « providentielle » dans des moments de crise paroxystique comme celle que l’on vit.

Il est tout aussi logique que, sous notre « monarchie républicaine », le réflexe politique consiste à se tourner vers le « chef de l’État », à la fois « clef de voûte des institutions » et garant de l’unité de la nation et de la continuité des services publics. Le président Macron n’a pas hésité ainsi à revêtir ses habits de chef de guerre dans la lutte contre la pandémie du coronavirus. Une posture martiale qui épouse assez bien la figure technocratique, étatiste et régalienne qu’il tente d’incarner.

La légitimité même de l’action publique est appréhendée à l’aune de la productivité, de la « performance ».

Cette représentation relève pourtant davantage de la fiction que de la réalité. Non seulement la nature singulière de cette crise met le Président dans une position d’« humilité » – en atteste la recherche systématique de l’avis d’experts scientifiques et médicaux pour légitimer ses propres décisions –, mais elle a rendu visibles des défaillances organisationnelles et décisionnelles de notre appareil d’État, ainsi que ses carences en moyens matériels et humains régulièrement pointés par ses propres agents.

Outre l’absence de toute culture de l’anticipation, les déclarations des différents membres du gouvernement forment autant d’indices quant à l’impréparation – malgré les informations à disposition et autres alertes – d’un État dont les causes de dysfonctionnements sont de nature « systémique ». En effet, les décisions budgétaires et gestionnaires prises dans les dernières années, voire décennies – y compris en matière de stockage de masques, et plus généralement de financement de l’hôpital public – expliquent en grande partie l’ampleur de cette crise de santé publique.

La situation du secteur sanitaire et hospitalier symbolise le résultat d’une stratégie publique obsédée par la réduction les coûts, et ce « quoi qu’il en coûte » pour l’accès et la qualité des services publics. Un État dépossédé, affaibli par des décennies de politiques publiques soumises à une implacable logique budgétaire qui a reconfiguré, amoindri, son champ et ses moyens d’action. La légitimité même de l’action publique est appréhendée à l’aune de la productivité, de la « performance ».

Résultat : le niveau non négligeable des dépenses publiques n’assure pas un service public accessible et de qualité. Notre traditionnelle culture du service public est absorbée dans un(e) cult(ur)e de la performance conforme au modèle fantasmé du marché et de l’entreprise privée. C’est ainsi que notre État s’est aligné sur les préceptes et techniques du management néolibéral. Des pans entiers de l’administration publique sont guidés par l’optimisation de leur gestion au nom d’une gouvernance comptable. Le pouvoir politique et administratif se concentre sur les moyens, au risque de perdre les valeurs de son essence, le « sens du sens » de son action.

Ce New public Management revêt une dimension idéologique qui trouble la culture juridico-administrative française : négation de la distinction d’essence entre l’entreprise privée et les organisations publiques ; soumission des hauts fonctionnaires au modèle du « manager » ; redéfinition de l’usager du service public en un client-consommateur… Sous couvert de modernité et de rupture, « l’État start-up » promu par Emmanuel Macron s’inscrit en réalité dans la lignée de ce discours lancinant sur la (nécessaire) « réforme de l’État », qui a consacré l’adhésion des élites politico-administratives françaises au paradigme néolibéral et la focalisation des autorités publiques sur les enjeux gestionnaires.

Ainsi, le programme « Action publique 2022 » lancé au début du quinquennat est dans la continuité à la fois de la « Révision générale des politiques publiques » (RGPP) conçue sous la présidence de Nicolas Sarkozy et de la « Modernisation de l’action publique » (MAP) instituée par François Hollande, tous dictés par un logiciel commun relevant d’une forme d’« économisme », de rationalité de type managérial. En cela, la responsabilité politique de l’« état de notre État » est transpartisane.

Avec des mots attractifs, comme liberté, modernité, efficacité, (qui peut être contre ?), le néo-libéralisme est devenu le nouveau régime de vérité.

Si le besoin d’État s’exprime encore et toujours chez nos concitoyens, il a de plus en plus de difficultés à répondre à cette demande démocratique et à incarner l’intérêt général. Une forme d’impuissance qui entame la confiance citoyenne. La communication gouvernementale, animée par un sens aigu de la contradiction et du contretemps, pourrait paraître anecdotique si elle ne nourrissait pas la défiance citoyenne déjà prégnante à l’égard de la parole/décision publique. Le malaise existentiel contemporain est précisément nourri par le sentiment d’impuissance de la puissance étatique. Dès lors, comment transformer la crise sanitaire en opportunité politique pour redéfinir et consolider un État-providence moderne ?

Loin de nous l’idée d’imputer des responsabilités, alors qu’il était important de concentrer les efforts dans le sauvetage des vies et dans l’aide aux plus précaires. Mais n’attendons pas pour être exigeants et ne pas transiger sur le mode de gouvernement, sur la société que nous voulons. Le « jour d’après » n’existe pas, il est toujours avalé par la sortie de crise qui voit les pouvoirs imposer des autoritarismes et rogner des acquis sociaux. Les promesses s’évaporent et l’idéologie mortifère reste bien présente. Naomi Klein l’illustre très bien dans son ouvrage La stratégie du choc ; le jour d’après est un conte pour enfants qui finit mal. Ce sont toujours les plus puissants qui en profitent pour imposer leur vue. Si des leçons peuvent et doivent être tirées, c’est ici et maintenant.

Les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’ont pas de patrimoine, voilà ce que nous montre le moment que nous vivons. Nous ne pouvons plus transiger avec la précarisation des métiers qui les constituent. Infirmiers, médecins, éboueurs, magistrats, enseignants, chercheurs, etc. luttent depuis des années pour obtenir des moyens et une reconnaissance sociale. Les moyens de pouvoir faire leur travail. Cette réflexion sur les métiers qui font notre société et tissent du commun mérite d’être posée.

Plus généralement, c’est le rôle de l’État au XXIe siècle qu’il faut mettre en débat : un État peau de chagrin ou un État qui prend soin ? Une puissance publique ou une impuissance publique ? Souhaitons-nous une privatisation des fonctions de solidarité ? La réponse se trouve en grande partie dans la réhabilitation des services publics, dans une double perspective de cohésion sociale et de lutte contre l’exclusion de ressources, lesquelles sont les conditions du lien social et de la protection sociale.

Nous devons reprendre la main dans une bataille culturelle et idéologique dans laquelle les néolibéraux ont dicté les termes du débat :

Impossible d’avoir un débat raisonné sur la dette et les déficits (publics), puisque « la dette, c’est mal ».

Impossible de parler des fonctionnaires, sans dire « qu’il y en a trop ».

Impossible de discuter des retraites, de la protection sociale sans souligner que tout cela coûte « un pognon de dingue » (dixit le président Macron).

Impossible d’aborder la question des impôts sans parler du « ras-le-bol fiscal ».

La force du point de vue exprimé par les néo-libéraux est de paraître chic et moderne. Ils seraient devenus les personnes courageuses de nos sociétés, les transgresseurs, alors que les progressistes seraient les conservateurs voire les réactionnaires des temps modernes, attachés à des idées poussiéreuses, à des valeurs d’un autre âge… Avec des mots attractifs, comme liberté, modernité, efficacité, (qui peut être contre ?), le néo-libéralisme est devenu le nouveau régime de vérité.

Inutile de préciser que dans un tel contexte, l’environnement ne constituait pas une problématique sérieuse, digne d’être traitée correctement par les pouvoirs publics. Tout discours sur l’écologie fut pendant des décennies raillé et décrédibilisé pour cause de « manque de sérieux » face à l’économie et sa croissance.

Si guerre il y a, elle se situe précisément à ce niveau. Une bataille des idées pour changer de modèle. Il ne suffira pas de revaloriser les rémunérations des personnels soignants, de rétablir des lits d’hôpitaux supprimés, il faudra abandonner la conception gestionnaire, la commercialisation du vivant, qui s’est imposée à l’hôpital et dans nos services publics en général.

Nous devons reposer les termes du débat autour de nos modes d’existence, reprendre la main gauche de l’État face à cette main droite dont Bourdieu, en décembre 1995, dans l’enceinte de la gare de Lyon, devant les cheminots grévistes, dressait déjà le portrait : « cette noblesse d’État, qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose ».

 


Nicolas Matyjasik

Politiste, maitre de conférence associé à Sciences Po Lille

Béligh Nabli

Juriste, Essayiste et co-fondateur de Chronik