Littérature

Atterrir avec Pierre Alferi – à propos de Hors-sol

Professeur de littérature comparée

Pandémie, confinement, réchauffement climatique, destruction du lien social… Hors-sol, roman paru en 2018, provoque un sentiment troublant de décalage temporel. Pierre Alferi ne prétend pas avoir écrit l’avenir, mais il s’est plutôt livré à une satire du présent. Le présent est tissé d’une multitude de fils, et il suffit d’en tirer quelques-uns pour rendre apparente sa trame et montrer de quoi demain peut être fait.

Lire aujourd’hui le roman de Pierre Alferi Hors-sol provoque un sentiment troublant de décalage temporel. Paru en 2018, ce roman, passé alors relativement inaperçu, paraît aujourd’hui avoir anticipé tout ce que nous venons de vivre depuis mars 2020 : pandémie, confinement, réchauffement climatique, délégation de dimensions énormes de nos vies à nos prothèses numériques, destruction de la vie sociale, transformation de la vie politique en spectacle clownesque. On dira que toutes ces tendances ne sont pas apparues brusquement il y a trois mois, qu’elles étaient déjà présentes et que la Covid-19 n’a fait qu’en accélérer le développement.

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C’est vrai, et Alferi lui-même, présentant son roman sur le site de son éditeur, explique bien ne pas avoir prétendu écrire l’avenir, mais plutôt se livrer à une satire du présent. Le présent est tissé d’une multitude de fils et il suffit d’en tirer quelques-uns pour rendre apparente sa trame et montrer de quoi demain peut être fait. Aucune époque ne coïncide tout à fait avec elle-même ; c’était déjà le propos d’Ernst Bloch quand il écrivait en 1932 : « Tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y sont qu’extérieurement, parce qu’on peut les voir aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils vivent en même temps que les autres[1]

Certains tirent les fils qui tissent l’avenir et d’autres croient seulement vivre dans le présent, mais appartiennent en réalité au passé, mis à l’écart de l’histoire, figés dans une image arrêtée, incapables de remettre la bobine en mouvement. C’est ce que représente ce roman dans une représentation stupéfiante (et en même temps réjouissante, bouleversante, angoissante, éclairante et même éclatante d’humour et de finesse) de notre situation d’aujourd’hui, prenant la forme de l’anticipation.

Le livre se présente lui-même comme un recueil de textes parvenus jusqu’à nous grâce à un improbable « accident » de l’espace-temps qui a brièvement rendu accessibles quelques archives du futur. Le réflexe d’une jeune traductrice qui a téléchargé un dossier mystérieux soudain apparu sur l’écran de son ordinateur a permis de saisir au vol les échanges électroniques sur l’Internet du 2 janvier 2103 : des e-mails, des rapports, des fragments de blogs, des chats, des articles de journaux… Tous ces documents échappés de l’avenir composent un tableau d’une époque dont on ne connaîtra que ces fragments, fictivement écrits dans les dix langues qui restent alors à l’humanité, traduits en français et présentés par leur découvreuse.

Hors-sol est une fiction du manuscrit trouvé passée à la moulinette du montage : au lieu d’une histoire linéaire conduite par un narrateur avec un début et une fin, c’est près de cinquante instantanés composés ou enregistrés en même temps par des auteurs différents, se répondant, se faisant écho, se heurtant, offrant de multiples points de vue sur ce temps, rendant manifeste son hétérogénéité, montrant ses clivages et suggérant aussi que sa description est inachevable. Chaque fragment tire un fil du présent, force le trait, change de perspective, caricature. C’est ainsi que notre temps devient visible.

Dans Hors-sol, le réchauffement climatique est indéniable. Vers l’an 2040, les chaleurs tropicales s’étendent presque jusqu’aux pôles, d’immenses zones deviennent inhabitables, les épidémies se multiplient et l’humanité est assaillie de fléaux, comme le rappelle un témoin de cette époque dans un poème qui peut nous parler :

« La touffeur des forêts africaines et sud-américaines
la moiteur des rivages du Bengale
la poisseur des mangroves et des marécages
de tout petits éclaireurs les retrouvaient
de plus en plus souvent à leur descente d’avion
dans les champs d’épandage de la Chine du Sud
les caniveaux de Tasmanie les égouts du Maghreb
les fosses septiques du Caucase et du Mexique
les rivières languissantes du continent indien
les marais et les lacs d’Europe
les millions de flaques d’eau croupie[2]

Voilà ce qu’on pourrait appeler de la satire par anticipation : devant l’assaut des parasites, « l’OMS affolée a préféré ratisser large » avec un résultat désastreux : « On aspergeait la planète entière de poison / en gavant la population d’un remède archaïque ». Ce qui n’a pas empêché les pandémies de se répandre « et les zones de quarantaine / à mesure qu’elles s’étendaient / devenaient moins étanches ». Reconnaît-on ici notre chloroquine et notre « quatorzaine » ?

Hors-sol n’est pas une satire de la société du travail, mais de celle des loisirs qui s’y superpose.

Heureusement la parade imaginée vers 2045 est pour l’instant hors de notre portée technique, mais c’est un songe que Pierre Alferi n’a pas inventé – il condense plutôt des rêves contemporains. Un comité restreint construit un vaisseau pour sauver un échantillon de l’humanité : ce sera le « Ravissement ». 5 000 heureux élus embarquent pour les cieux avec la promesse de fonder une colonie sur Mars. Tous les autres, près de 8 milliards, sont abandonnés à une planète bouillonnante. Mais sitôt atteinte une orbite haute, le vaisseau s’arrête, faute de carburant, disent les capitaines aux passagers.

La solution qu’on leur présente en attendant de pouvoir repartir est d’occuper les canots de sauvetage : 360 « nacelles » reliées par de très longs câbles au vaisseau amiral sont larguées pour être suspendues à 13 000 mètres d’altitude. Depuis, les hommes et les femmes vivent isolés, en petits groupes de 10 ou 12 personnes constitués par affinités et n’ayant de relation les uns avec les autres que par ce qu’ils appellent joliment la MER (Mise En Relation électronique). Alferi dit avoir pensé à l’isolement contemporain favorisé par les réseaux dits sociaux dont la logique affinitaire incite à l’entre-soi. Mais on reconnaît désormais notre confinement, nos apéros Zoom et notre télétravail. « C’était une autre vie, quand on pouvait sortir », souffle, nostalgique, une femme qui a connu la Terre.

Hors-sol n’est pas une satire de la société du travail, que nous connaissons encore, mais de celle des loisirs qui s’y superpose. Les habitants des nacelles ne travaillent pas : « Nous n’avons rien à faire, note l’un d’eux, que de nous adonner à nos hobbies, à l’amour, à l’art et au jeu ». Recette d’un bonheur conditionné comme dans d’autres dystopies. Le « hobbisme » fabrique une société du spectacle et de l’ennui. On y mène une « vie suspendue », dite VIS (vertige du signifiant !), en ayant conscience que les temps ont changé depuis le « Ravissement ».

Le même personnage, lexicographe amateur, remarque que cette nouvelle ère se nomme elle-même l’Époque, sans doute parce que « le mot grec presque homonyme » à l’origine de ce nom signifie « arrêt », « suspension ». Le roman se désigne ainsi lui-même comme épokhè au sens de la phénoménologie : réduction, mise entre parenthèses du monde pour l’interroger. Pour les habitants des nacelles, comme le note le lexicographe, « l’Histoire s’est donc mise en mode veille ». La vie suspendue est une existence passive, dépolitisée, livrée à l’hédonisme stérile du hobby et à l’angoisse de la solitude et du vide.

« La question que nous posent les noms qui font ce monde, est de savoir ce que nous attendons au juste »

Il y a bien des élections, des candidats en campagne, des médias pour relayer leurs discours, mais ceux-ci relèvent plus du spectacle que de ce qui mériterait le nom de politique. Or c’est un spectacle clownesque dont le modèle a sans doute été Trump, et qui apparaît aujourd’hui comme une caricature de quelques chefs d’État et de gouvernement élus après 2018. Le favori du prochain scrutin est le clown qui a compris que « la réussite à moyen terme repose entièrement sur le renouvellement du spectacle […], du style même de la bouffonnerie » et se présente comme un « clown savant et kitsch, lunaire et ordurier, primitif et multimédia ».

C’est dire que, depuis les nacelles, on n’a aucun pouvoir sur les conditions d’existence de ce qui reste de l’humanité. Les vrais dirigeants sont inconnus et inaccessibles, ils n’ont jamais quitté le navire amiral d’où ils tirent, littéralement, les ficelles. L’histoire ne s’est peut-être pas arrêtée pour tout le monde, mais de cela, seules les dernières pages donneront un aperçu, mince, indirect et glaçant.

En 2017, au moment où Alferi écrivait ce roman, Bruno Latour publiait Où atterrir ? Le livre commençait par le constat que les classes dirigeantes ont décidé de ne plus gouverner à proprement parler, mais de se mettre à l’abri hors du monde. Il voyait là l’explication de quelques-uns des principaux phénomènes politiques des dernières décennies : le changement climatique et sa dénégation, l’explosion des inégalités et celle des migrations. Le réchauffement climatique importe peu aux élites dans la mesure où elles peuvent s’en préserver.

Les inégalités explosent : conséquence logique de la conviction que tous les humains ne partagent pas le même monde. Des migrants par millions cherchent une terre où se réfugier : effet d’une mondialisation qui fait que « chacun de nous commence à sentir le sol se dérober sous ses pieds[3] ». Latour situe cette décision dans les années 1980, depuis 40 ans donc. Les fragments qui constituent Hors-sol sont datés de l’an 40 de l’Époque. Ils prennent la métaphore du philosophe au pied de la lettre.

Car la lettre compte. On n’insistera pas assez sur l’élégance des néologismes inventés par Alferi pour construire son monde imaginaire. Elle montre une attention au signifiant inhabituelle dans les dystopies. Elle est expliquée par le personnage du lexicographe qui médite les mots de sa tribu : « La question que nous posent les noms qui font ce monde, est de savoir ce que nous attendons au juste[4] ». On se demande souvent à quoi sert la littérature en temps de détresse. Elle pose cette question.

Pierre Alferi, Hors-sol, P.O.L, 2018, 368 pages.


[1] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit par Jean Lacoste, Payot, 1978, p. 95.

[2] Hors-sol, P.O.L., 2018, p. 111, 114, 245, 97

[3] Bruno Latour, Où atterrir ? La Découverte, 2017, p. 14.

[4] Hors-sol, op. cit., p. 245.

Jean-Paul Engélibert

Professeur de littérature comparée

Rayonnages

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Notes

[1] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit par Jean Lacoste, Payot, 1978, p. 95.

[2] Hors-sol, P.O.L., 2018, p. 111, 114, 245, 97

[3] Bruno Latour, Où atterrir ? La Découverte, 2017, p. 14.

[4] Hors-sol, op. cit., p. 245.