Economie

L’économie et le climat sont-ils vraiment incompatibles ?

Sociologue

Du gouvernement aux grands patrons en passant évidemment par les écologistes et les citoyens, partout des voix s’élèvent pour plébisciter une relance verte de l’économie. Sans toujours préciser quel type d’économie doit bénéficier de l’aide de l’État, ni comment définir les secteurs stratégiques où investir. Il existe pourtant déjà de nombreuses innovations sociales mises en œuvre dans et par le monde économique lui-même pour échanger, produire et consommer autrement.

La crise du Covid-19 a mis l’économie en état de choc, des secteurs entiers ont été arrêtés, certains mettront plus de deux années à repartir, de très nombreux emplois et entreprises sont menacés. Les cadres habituels dans lesquels sont pensés les chocs économiques engagent les décideurs publics et privés à penser les interventions par le prisme de la relance économique : l’injection massive et ciblée de financements destinés à aider les secteurs économiques les plus sensibles à retrouver leur situation d’avant la crise. Les situations de crise engagent l’identification de priorités qui poussent vers une hiérarchisation des enjeux.

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Par conséquent, alors que plusieurs voix se sont rapidement élevées, notamment dans le contexte du vote de la loi de finance rectificative (LPFR), pour mettre en avant la nécessaire compatibilité des plans de relance avec les objectifs climatiques aussi bien du côté des ONG, de certains parlementaires, de la Convention citoyenne pour le climat ou encore du Haut conseil pour le climat, a aussitôt resurgi l’opposition traditionnelle entre enjeux climatiques et enjeux économiques.

L’épisode le plus symptomatique de cette incompatibilité entre intérêts économiques et climatiques est apparu lorsque le MEDEF a adressé le 3 avril 2020 une lettre à Élisabeth Borne, Ministre de la transition écologique et solidaire (MTES) pour demander « un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales ». De son côté, l’Association française des entreprises privées (AFEP) a publié une note à la même période allant également dans le sens d’une demande de report des régulations environnementales, alertant sur le frein qu’elles représentent pour la sortie de crise des entreprises.

Cette séquence met en lumière l’incompatibilité de nature entre l’action économique et l’action climatique qui structure fondamentalement le discours de la représentation majoritaire des intérêts économiques, et force la décision publique à devoir toujours choisir entre sauver l’économie ou la planète. La question de savoir comment mener la transition lorsque l’économie est menacée semble orienter vers des solutions qui cherchent à isoler, au moins temporairement, le monde économique des exigences liées à la problématique climatique. C’est bien cette idée que véhicule la notion de « secteurs stratégiques » mentionnée dans le PLFR voté à l’Assemblée le 20 avril, qui désigne ainsi les entreprises œuvrant dans des domaines essentiels pour l’économie, devant faire l’objet d’un plan d’aide d’urgence sans contrepartie de réduction de leurs émissions. Si l’on doit sauver l’économie, et notamment les emplois qui en dépendent, nous n’avons pas d’autres choix que de faire des concessions sur nos objectifs climatiques.

Bien évidemment, une telle opposition n’a rien de spécifique à la situation présente. Comme l’a bien montré Pierre Charbonnier, elle s’ancre dans une trajectoire de nos sociétés dans laquelle les idéaux d’abondance, d’autonomie et de liberté poursuivis par l’organisation économique et politique se sont largement imposés au prix d’une subordination très forte des réalités naturelles à de tels objectifs. Dans cette vision, l’action climatique ne peux qu’entraver le bon fonctionnement de l’économie. Plus fondamentalement, il faut accepter de placer l’économie en premier, parce que celle-ci relève de l’intérêt commun, même si elle nuit au climat. Naturellement, ceci n’est pas sans lien avec les cadres de pensée qui servent à concevoir l’économie autant qu’à agir sur l’économie.

En réalité, ce que dit l’économie-discipline n’est pas vrai de l’économie réelle.

Les savoirs de l’économie-discipline, pour reprendre les termes de Michel Callon, ont très largement produit cette conception dans laquelle il existerait une sphère économique autonome des réalités matérielles ou même sociales qui pèsent pourtant sur les autres affaires du monde. C’est bien au nom de cette autonomie supposée, bien plus qu’en vertu de principes d’intérêt général, que l’économie peut être opposée au climat. Autrement dit ce n’est pas parce que nous nous serions collectivement accordés sur le principe d’une supériorité morale des intérêts économiques mais bien plus parce que nous acceptons collectivement de croire aux savoirs qui défendent l’autonomie de l’économie par rapport aux réalités matérielles. C’est ce qui permet à la science économique de s’apparenter à une physique sans frottement, ayant ses propres lois, très indépendantes du reste du social.

En réalité, ce que dit l’économie-discipline n’est pas vrai de l’économie réelle. L’économie réelle est matérielle, encastrée, fonctionne selon des lois sociales et dépend fortement de la nature. Par conséquent, les emplois ne sont pas moins menacés par la crise climatique qu’ils ne le sont par la crise économique. Les conditions matérielles imposées par les évolutions climatiques vont, sans beaucoup d’incertitudes, peser fortement sur les activités économiques de multiples manières, par les coûts des matières, les déplacements de personnes, les risques de catastrophe naturelle, les tensions géopolitiques qui sont d’ores et déjà envisagées. Si l’objectif de sauvegarde des emplois est bien celui du monde économique, on comprend mal que ses acteurs ne considèrent pas plus urgent de prendre la mesure des menaces que le changement climatique fait peser sur ceux-ci.

Pour autant, il n’appartient pas à l’économie de sauver la planète. En revanche, il nous appartient de penser et organiser les activités économiques dans leurs rapports, très étroits, aux réalités naturelles. L’économie n’est pas en dehors de la société, elle en est fondamentalement le cœur, comme l’a montré l’anthropologie. Elle renvoie à l’organisation de moyens de produire et d’échanger des ressources matérielles ou immatérielles rares qui permet aux individus à la fois de survivre mais aussi d’organiser leurs rapports sociaux, ce qui inclue aussi le rapport à la nature.

Le principe d’une organisation de l’économie qui privilégie un rapport de prédation à la nature et une redistribution inégale de la valeur créée n’a rien de naturel mais relève de choix politiques faits par les sociétés, que les savoirs économiques sont venus renforcer. Mais il existe d’autres formes d’organisation de l’économie, c’est-à-dire d’organisation de la production et de l’échange. Elles ne relèvent en rien d’archaïsme, c’est même au contraire dans ces pratiques qu’on trouve aujourd’hui les formes les plus avancées et innovantes de la transition écologique.

Près de vingt années de travaux internationaux en sciences sociales sur la production et la consommation durables ont mis en évidence l’incroyable richesse des innovations sociales mises en œuvre dans et par le monde économique lui-même pour échanger, produire et consommer autrement, en privilégiant à la fois la préservation des ressources et la solidarité. Les réseaux de l’économie sociale et solidaire et ceux de l’économie circulaire ont développé de nombreuses initiatives autour des monnaies sociales, de la finance alternative, de circuits d’échanges locaux ou de soutien à l’emploi. Loin d’en rester à des problématiques d’échanges, ces démarches concernent aussi la production, en contribuant à intégrer dans les décisions économiques des objectifs environnementaux, de réinsertion ou de développement territorial.

Ces réseaux contribuent souvent d’ailleurs à articuler d’avantage production et consommation, en permettant des formes de contractualisation entre producteurs et consommateurs, la création de coopératives de production, comme dans le domaine de l’énergie ou de l’habitat, la mutualisation de ressources comme dans les démarches de plateforme de communs numériques, de bibliothèque d’outils, de réseaux de réparation, ou d’ateliers participatifs. Ils mettent aussi en œuvre des modalités de finance ou d’assurance alternatives. Enfin, ils accompagnent les transformations des modes de vie, par l’organisation de mobilités douces, de la sobriété énergétique, de la solidarité et du care ou encore la consommation collaborative. Ces initiatives sont aussi à l’origine de nombreuses innovations, tant organisationnelles autour des expériences de coopérativisme, que techniques avec la mise en œuvre de différentes solutions pour la construction durable, l’efficacité énergétique ou l’éco-conception.

Ces réseaux ne constituent en rien un monde à part et ont au contraire des liens étroits avec l’action publique territoriale, dont ils constituent souvent les partenaires privilégiés pour la mise en œuvre des politiques climat et environnement, voire pour les réflexions sur la participation citoyenne. Ils ont également des relations avec le reste du monde économique parce que les entrepreneurs de ces réseaux sont issus des milieux économiques, et qu’ils sont aussi en lien avec des communautés professionnelles très engagées dans les changements de modèles. Certains ont été formés dans les grandes écoles d’ingénieurs ou de management et ont souvent un rapport à la fois critique et instrumental aux savoirs managériaux. Ils adaptent ces techniques et les articulent aux objectifs qui sont les leurs, manifestant souvent une forte insatisfaction face au statu quo du monde économique, créant des entreprises autour de nouveaux modèles économiques.

En outre, de nombreux secteurs économiques, comme la distribution, l’industrie, la finance, se sont largement inspirés de certaines de ces initiatives, parfois pour développer des projets très novateurs autour par exemple de l’écoconception ou de l’économie de la fonctionnalité. Trop souvent malheureusement, les entreprises y ont plus vu des pistes pour diversifier leurs offres que pour amender leurs modèles économiques, contribuant à décourager des formes de coopération plus avancées. De plus, ces réseaux ont également des relations avec le monde académique pour lesquels ils constituent des laboratoires de l’innovation sociale mais aussi parce que ces démarches veulent davantage mobiliser les savoirs scientifiques que ne le fait traditionnellement le monde économique. Enfin, ces réseaux d’entrepreneurs du climat sont aussi très fortement en lien avec les mondes militants dont ils constituent des versants très opérationnels des projets de société mais aussi avec lesquels ils partagent souvent des expertises très avancées sur les questions environnementales, énergétiques ou climatiques. On observe par conséquent une grande fluidité des circulations entre ces espaces sociaux.

L’économie se réinvente aujourd’hui, à bas bruit mais activement.

Aujourd’hui ces organisations économiques bien qu’elles concernent des secteurs essentiels comme l’alimentation, la santé, la mobilité, l’énergie, la finance ou l’habitat, apparaissent à la marge de l’économie, parce qu’elles traitent de petits volumes, que les changements d’échelle sont difficiles à envisager, qu’elles reposent sur des organisations très territorialisées, et qu’elles ne constituent pas encore des gisements d’emploi majeurs. Mais au fond cette vision en trompe l’œil n’est que le résultat du tropisme d’une organisation économique mondialisée majoritairement fondée sur le volume, donc les coûts, largement tributaire de la nécessité de chercher inlassablement les ressorts d’une demande constante même lorsque celle-ci est déjà largement saturée.

On pourrait imaginer placer la marge au cœur si les entreprises considèrent qu’intégrer des objectifs tels que le soutien aux filières durables, aux énergies renouvelables, à la conservation des espèces, à la lutte contre les inégalités ou à la redistribution de la valeur créée, fondent leur capacité de survie comme celle de la planète. On doit surtout considérer que se trouvent dans cette économie favorable au climat les pistes fécondes de la transformation de l’économie et de ses modèles.

Autrement dit l’économie se réinvente aujourd’hui, à bas bruit mais activement. Ses acteurs n’ont pas les mêmes accès aux instances de décision étatique que ceux de l’économie conventionnelle, c’est ce qui explique qu’on les a moins entendus dans les débats sur l’économie et la crise climatique. Mais ils gagnent progressivement en visibilité et en légitimité, à mesure que des entreprises emblématiques s’engagent dans cette voie. Le développement des entreprises à mission, en plaçant le principe de l’impact social ou environnemental au cœur du modèle économique, constitue assurément une piste féconde, soulignant l’importance de faire évoluer tant le cadre juridique de l’entreprise que les politiques publiques ou encore les références normatives qui sont véhiculées par les réseaux économiques dominants.

Au-delà des mots d’ordres, il est possible d’organiser l’activité et les modèles économiques à partir des interdépendances entre une diversité d’enjeux, économiques, sociaux, climatiques, environnementaux, plutôt qu’en les hiérarchisant. Une partie du monde économique s’est déjà engagée dans cette voie. Espérons que l’action publique saura rapidement en faire ses secteurs stratégiques.


Sophie Dubuisson-Quellier

Sociologue, Directrice de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS