Littérature

La fiction pour suture – sur La Demoiselle à cœur ouvert de Lise Charles

Critique

Un journal, une correspondance, une relation épistolaire ; de l’écriture à son édition, de son dispositif de réception à son système narratif, le nouveau roman de Lise Charles est un phénomène littéraire – un endroit où singulièrement, la littérature peut apparaître dans toute sa complexité, ses subtilités autant que ses irrégularités, son exceptionnalité et sa puissance inexorable.

La littérature n’a jamais cessé d’être cette mécanique redoutable, à l’œuvre dans l’intrigue amoureuse autant que la concaténation d’une tragédie, force souveraine de conspiration, de machinerie, d’engrenage, force de corruption et toujours à même d’envahir la réalité ; mais il faut ce roman de Lise Charles pour nous le rappeler aujourd’hui, avec l’inquiétude d’un frisson dans le dos et l’irrésistible plaisir que l’on trouve à caresser les idées les plus dangereuses. Cette œuvre dense et majeure, parce qu’elle se tient toujours à la hauteur du souci qu’elle attache au fait terrible de l’écriture, rend la littérature à cette portée splendide et impitoyable que nous prêtons plus volontiers à d’autres formes médiatiques, jugées peut-être à tort plus efficaces d’un point de vue politique pour notre époque contemporaine.

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La Demoiselle à cœur ouvert est de ces ouvrages qui, avant même de dérouler leur histoire, jouent avec les frontières de la restitution documentaire. Au dos cette inscription : « Nous aurions préféré ne pas avoir à publier cette correspondance. Nous avons jugé que c’était notre devoir », signée « L.C. ». Cette simple phrase est l’équivalent des fictions liminaires qui sont monnaie courante dans les romans du XVIIIe siècle : une façon d’inscrire un texte dans une histoire vraisemblable, évoquée rapidement en amont dudit texte, permettant de faire un pont entre la réalité de l’auteur et celle de l’œuvre. Mais c’est un pont instable, toujours ambigu dans la mesure où il peut aussi bien être le niveau intermédiaire qui fera glisser le lecteur plus imperceptiblement dans la crédulité, que le mensonge de trop pour donner conscience de la distance à garder avec le récit et sa prétention documentaire.

Or, dans La Demoiselle à cœur ouvert, cette histoire enroulée autour d’une autre qu’est la fiction liminaire fait déjà office de labyrinthe, et multiplie les niveaux de réalités en se refermant bien vite comme un piège sur son lecteur. Pour résumer les choses, Lise Charles écrit l’histoire en forme de correspondance de Pierre Matton, un écrivain publié sous le pseudonyme d’Octave Milton par P.O.L – aussi éditeur de son frère François Matton. Octave Milton est accepté à l’Académie de France à Rome, lui aussi sur un projet de roman en forme de correspondance, présenté au début du livre par l’auteur dans ses échanges de mails avec l’Académie. Mais une fois devenu pensionnaire de la prestigieuse Villa Médicis et ainsi distrait tout au long du roman, Octave Milton raconte drôlement et cyniquement ce nouveau cadre, les jeux sociaux, les relations comiques et commères de voisinage – « prononcer : Médichie ».

Voilà donc une première fiction déjà trompeuse et mensongère : le projet présenté est sans cesse différé par le récit apparemment documentaire de la vie à la villa, la correspondance refuse de céder place à cette fiction. Par ailleurs, présentée comme un projet personnel de l’auteur Octave Milton, celle-ci est en réalité largement imaginée dans son dispositif par son ancienne amante, première et plus intime de ses correspondantes, Livia Colangeli. La correspondance ne cède jamais sa place, mais opère sans cesse un montage de textes disparates dans leurs natures et leurs voix ; de l’article critique, à ce dernier tiers du roman entièrement consacré au journal d’une enfant qu’Octave Milton fait figurer dans sa correspondance en l’envoyant à son ancienne amante – le véritable « cœur ouvert » de La Demoiselle.

Bien avant le moment essentiel constitué par ce journal d’une préadolescente, il faut pour nous perdre plus et nous tromper encore prendre la mesure de l’ambiguïté des liens entre Lise Charles et son personnage. Le double nom Octave-Pierre, auteur de La Cattiva Bambina et Heureux qui comme, est aussi un double de Lise Charles, puisque celle-ci a « réellement » (si tant est que le mot ne soit pas en fin de compte vidé de son sens par l’œuvre-même) fait paraître deux romans chez P.O.L, La Cattiva et Comme Ulysse.

Ainsi, les jeux de tromperie et les ambiguïtés s’amoncellent et se mêlent à la fiction, au point que les deux se rejoignent et se confondent. Il ne faut cependant pas prendre cela comme la mise au pas de l’entreprise de fiction par un réel documentaire qu’incarnerait la correspondance. Si La Demoiselle à cœur ouvert est bel et bien la publication d’une correspondance ayant réellement eu lieu – une estampille comparable à celle d’inspiré de faits réels ! – il demeure là un roman, dont le titre ne constitue rien de moins que la première fiction, à laquelle nous pouvons espérer nous fier pour comprendre le texte dans ce qu’il a de fictionnel.

Au « cœur » de ce roman donc, ouvert, il y a cet article de stylistique écrit par l’un des personnages ou l’une des correspondantes du premier locuteur, Marianne Renoir. Universitaire, elle fait parvenir au protagoniste ce texte technique intitulé « Frontières du dialogue, le brouillage des voix dans la prose classique », qui montre une série d’extraits de romans ou d’œuvres classiques. Dans ce cœur de nature critique, universitaire (encore une échappée de la fiction), un passage s’attarde notamment sur la notion de discours louche, d’équivoque et de discours embrouillé.

Or, et sans contradiction avec son autrice Marianne Renoir, personnage de grammairienne, cette analyse si poussée du point de vue de la technique et des logiques de sens manque en réalité cette interrogation que nous pourrions nous faire auprès de ces œuvres, et qu’un livre tel que La Demoiselle à cœur ouvert semble demander au lecteur : n’y a-t-il pas, au-delà des ambiguïtés intrinsèques à la langue, à son fonctionnement, à son montage polyphonique et ses niveaux d’énonciation (en paroles rapportées, discours narrativisés et autre procédés d’enchâssement des voix) la volonté et le plaisir féroce de celui qui écrit de nous tromper et nous enferrer dans un piège ?

Nous enferrer car, au fur et à mesure de la lecture, il semble que nous nous prenions dans les désirs et les fictions des personnages comme dans les rets d’un esprit malin – comme ce petit démon qui figure dans l’une des lettres d’Octave Milton, ou plutôt dans la fresque de la Chapelle San Brizio à Orvieto, commencée par Fra Angelico et achevée par Signorelli – au fur et à mesure de la lecture, mais avant même qu’elle ne soit commencée.

De fait, ces initiales au dos du livre, qui nous livrent justement, « par devoir », cette correspondance, sont équivoques elles aussi : s’agit-il de celles de Lise Charles, auteur d’un roman dont le cœur fictionnel s’ancre dans le réel à la manière d’une tique sur la peau, en le vampirisant, ou celles de Livia Colangeli ? Cette dernière, par les conseils qu’elle donne et que lui demande sans cesse Octave Milton, fonctionne aussi dans le récit en « démon [qui] lui murmure quelque chose à l’oreille ». De fait, lorsqu’on observe le tableau, il y a bel et bien cette indétermination première que note Octave Milton (l’avant-bras gauche au doigt pointé, est-ce celui de l’Antéchrist ou celui du démon ?) avant de conclure « ce que j’avais pris pour une maladresse du peintre n’en était évidemment pas une ».

Oui, ce que manque l’article de Marianne Renoir, comme son autrice manque parfois le second degré et l’humour ou l’ironie d’Octave Milton qui sont aussi façons de tromper, c’est l’endroit où la zone d’incertitude herméneutique est le plaisir de l’écrivain. Non tout à fait un plaisir avec le lecteur, mais bien contre lui, à son encontre. Dans le cadre d’une correspondance, qu’on pourrait dire à la discrétion du lecteur, cette zone est d’autant plus piégeuse que notre position de voyeur semblait tout d’abord nous en garder. Nous ne nous méfions pas, car d’une lettre à l’autre, nous nous trouvons dans la confidence des doubles discours d’Octave Milton. Nous assistons à des décalages parfois comiques, notamment entre la description assassine de la Villa envoyée à son ancienne amante, et l’éloge enjoué qu’il fait cette fois à l’adresse de sa mère de chacun de ces éléments évoqués.

Ces dissonances sont toutefois profondément révélatrices de certaines stratégies du personnage, de ses désirs profonds – notamment lorsqu’il dissimule ou arrange la vérité à l’une ou l’autre des deux femmes qui l’attirent – Livia Colangeli, l’ancienne amante, Marianne Renoir, la toute nouvelle. Est-ce que le mensonge qui cherche à protéger est plus gage d’amour que les récits sans filtres et en toute confiance ? Ne pourrait-il pas aussi être en train de mentir aux deux sans que nous le sachions ?

L’autorité irresponsable

De fait, petit à petit, Octave Milton s’apparente à ce que nous pourrions appeler un narrateur non fiable – ou plutôt, et peut-être est-ce pire, une personne pas fiable. La suspicion s’accroît singulièrement lorsqu’elle finit par toucher à ses pratiques éditoriales : il apparaît à Octave Milton un fond de malhonnêteté intellectuelle, une habitude de s’approprier les mots des uns, de désapproprier les autres des leurs. Or ce roman, fait non seulement de correspondances mais encore de fragments de textes, de récits rapportés, hétérogène dans son autorité et ses registres, ne connaît pas un seul et unique narrateur. De nombreux personnages, si ce n’est tous, sont à leur façon et à leurs niveaux des figures narratrices, qui écrivent leur désir et déroulent une fiction de vie en laquelle elles croient ; et il y a autant de raisons de nous méfier que de narrateurs différents et trop vite insoupçonnés.

Et c’est ainsi que petit à petit, plus encore que le jeu amoureux, la littérature devient le premier terrain des mensonges, des méchancetés, des tromperies – comme si l’écriture et le désir d’écrire étaient au fond plus animaux, plus prédateurs et plus terribles encore que tout autre désir.

Ce désir-là de l’écrivain permet dès lors de discriminer mieux les personnages : non seulement de les placer les uns les autres de part et d’autre comme d’une sorte de frontière du bien et du mal, mais encore en eux-mêmes, de discerner ce mal et une tendance à faire mal, un mauvais côté – si tant est qu’il y ait un côté où se loge le démon et un côté qu’il épargne.

À commencer par Octave Milton qui, né Pierre Matton, donne à son désir d’écrivain un nom pour l’inscrire ou le circonscrire, un nom auquel il ne revient qu’en signature des lettres qu’il adresse à sa mère. Elle est aussi la seule des personnages à demeurer silencieuse, soit que les mails ne soient pas trop dans ses habitudes au contraire des coups de téléphones qui se passent entre les lignes de la correspondance, soit « notamment parce que cet Octave écrit à sa mère pour lui donner des nouvelles et que je [Pierre Matton] ne veux pas mêler notre pauvre maman à tout cela ».

Est-ce que le pseudonyme œuvre comme ces masques dont on dit qu’une fois portés, ils révèlent paradoxalement le vrai fond de la personne cachée derrière son personnage ? La question intéresse forcément le lecteur, et plus encore à l’endroit de Lise Charles qu’à celui d’Octave Milton, Lise Charles dont la présence faussement discrète et limitée à son nom en couverture du roman, se multiplie en réalité en son cœur ouvert – ouvert, néanmoins toujours à couvert : elle est (peut-être) Marianne Renoir, puisque c’est le pseudonyme sous lequel elle a fait paraître ses ouvrages de littérature jeunesse, et qu’elle prête aussi cette activité à ce personnage d’universitaire ; elle est certainement L.C. qui nous livre ce texte – mais peut-être L.C. est-elle indifféremment Lise Charles et Livia Colangeli, c’est-à-dire aussi ce démon de la correspondance qui suggère toutes les idées fallacieuses et les mensonges à son ancien amant. Peut-être, ou peu importe qui se cache derrière ces initiales, car celles-ci incarnent sans conteste un mouvement de déplacement de l’autorité, et donc de la responsabilité. Un déplacement en fin de compte fatal : dans cette autorité fuyante, irresponsable, le roman semble trouver son inévitable victime dans la figure de l’enfant.

Le premier de ces enfants à tomber sous le coup de l’écrivain est le personnage d’une nouvelle d’Octave Milton, inspiré par le petit garçon d’une famille en pension à la villa. Comme un présage, une inquiétude, il parcourt le roman en fantôme, terriblement proche de cette demoiselle – un mot désuet, ici appliqué à ce moment de contretemps, de seule transition, par définition inexistant et absolument fragile, du passage de l’enfance à l’adolescence – à cœur ouvert ; un autre de ces cœurs en lisière de l’enfance comme ceux, près de tomber de la falaise, qu’Holden Caulfield tente comme un fou de rattraper dans The Catcher in the Rye.

L’écriture de l’enfant, cœur du roman

La villa est hantée par les enfants – ceux des pensionnaires, et aussi celles des tableaux de Balthus, peintre connu pour ses portraits de très jeunes filles, et directeur de la Villa entre 1961 et 1977. Octave Milton évoque lui-même dans une chronique l’un des tableaux de Balthus, Katia lisant. Commencé en 1968 « alors que les barricades font leur apparition à Paris », ce portrait aux allures de fresque représente une jeune fille, livre haut dans la main et regard en biais, installée dans sa chaise et la tranquillité du tableau. Son corps repose en cette lecture, sa jupe est relevée sur sa jambe, et il n’est sans doute pas de lieu plus intime et privé que l’espace entre l’enfant et son livre, dont elle nous tourne le dos.

À la façon de Balthus, c’est dans cet espace enclos et étroit qu’Octave Milton nous fait entrer ; et le véritable cœur de La Demoiselle, cette fois-ci tragiquement irrattrapable par le fait et la faute même du roman, c’est ainsi le carnet secret d’une enfant, fille de Marianne Renoir, Louise (dont on peut noter la proximité paronymique avec son autrice Lise). De la correspondance, nous basculons dans le journal, c’est-à-dire dans une écriture presqu’inverse, qui ne vise pas à être lue, qui ne cherche pas d’autre adresse que celle de son propre cœur, celui de la jeune Louise.

Si le roman laisse littéralement la place à l’écriture de l’enfant, dans tous les sens du terme, nous demeurons toutefois bien loin de la coutumière vision de l’enfance comme état de pureté et d’angélisme : il y a bel et bien une forme de grâce et de génie de l’enfance qui s’éveille à la pensée –« je pense donc je suis », la petite Louise voudrait le porter écrit sur son sac comme elle le porte inscrit dans son cœur –, mais c’est aussi dans la même logique un malin génie, un doute hyperbolique qui se porte sur toute chose, à commencer par soi-même. Ainsi, lorsque nous nous trouvons plongés dans le cœur de l’enfant en train de s’éveiller à la pensée comme à l’écriture, c’est déjà dans la méfiance, dans la défiance, auprès d’un narrateur qui n’est déjà pas fiable, que nous évoluons.

C’est ce qui fait toute la beauté aussi de cette écriture de l’enfance, au cœur du roman : elle est par son doute et sa méfiance à l’égard d’elle-même, intrinsèquement touchante et fragile, sans compromis ; elle écrit sa fiction sans se mentir, ou ses mensonges sans fiction.

Or, en plus de cette fragilité inhérente à l’écriture de l’enfant, tout porte à croire que ce journal enchâssé dans la correspondance, et dans le roman, et dans la fiction qui encore une fois le vampirisent, est présenté sans filtre par Octave Milton au moment où nous, lecteur, le découvrons dans ses mails. Dans cet état premier, dont nous comprenons qu’il sera à son tour modifié, c’est-à-dire dénaturé, marqué à son tour par une voix intruse, il s’agit d’un recueil de pensées en pleine rencontre avec leur écriture ; une série d’aphorismes et d’interrogations issue du cœur sans filtre et sans préliminaires, sans fiction liminaire non plus, de Louise, empreint d’une intelligence rare et violente.

Voilà l’enfance, apparentée à une forme de désir primaire, puissant et fragile à la fois, de dévorer le monde et d’écrire. La voilà toutefois seulement à cœur ouvert, à vif, dénudée par une lecture qui n’a pas lieu d’être ; nous autres lectrices et lecteurs ne sommes pas censé.e.s être là, ainsi que nous le pressentons lorsque nous regardons les enfants peintes par Balthus, dans les positions étranges et sensuelles auxquelles invitent la compagnie des livres ; nous commettons avec les autres personnages, adultes, l’irréparable, l’irresponsable, un viol innommable (un passage du journal révèle que Louise ne connaît pas non plus encore ce mot de « viol »).

Au début du roman, la voix maligne de Livia Colangeli évoque Nabokov au détour d’une affaire de morale : « Imagines-tu Nabokov retenu par des considérations de ce genre ? », le portrait de l’enfant en proie au désir, ou en proie du désir – mais quel désir, et à qui ? – apparaît progressivement et charrie lui aussi quelques fantômes littéraires, comme une histoire qui se répète, qui ne passe pas ou qui passe mal.

Le rapport de fascination ambiguë entretenu par l’écrivain Octave Milton à l’égard de la fille de son amante rappelle cet autre séduction de la mère, figure de droiture, et de sa fille devenue proie, par le vicomte de Valmont ; dans ce parallèle troublant avec cet autre roman épistolaire, Livia Colangeli rencontre dans le personnage de la marquise de Merteuil une figure sœur, force de suggestion ou de manipulation redoutable, dont le désir trouve ces voies détournées que sont la délégation des actes – sexuels ou d’écriture – à un autre, la jouissance du spectacle et l’intimité d’une position de confidente. Comme la marquise, cette ancienne amante qui n’agit jamais en dehors de ses exhortations et de ses suggestions, actes purement rhétoriques, est d’une certaine manière la seule à demeurer au terme du roman – à survivre au fracassement de la fiction.

À la question « tu voudrais être écrivain ? », Louise, qui aurait par ailleurs dit à Octave (mais rien n’est sûr et il faut nous méfier) : « tu te caches derrière tous tes personnages, Tom, Hannah, Rebecca, Peter, Loo, mais c’est toi, toujours toi, une facette de toi par-ci, une facette de toi par-là », répond non, avant de se reprendre : « En tout cas, je ne publierai jamais rien.» Au sens fort, la publication, raison d’être (entre nos mains) de cette correspondance, est l’acte fatal et violent par excellence : « nous aurions préféré ne pas avoir à publier cette correspondance. Nous avons jugé que c’était notre devoir ». C’est aussi ce qui signe l’entrée de l’écrivain dans un monde social – celui de l’édition, celui de la critique, celui de la villa aussi.

Ce geste de publication est la véritable irresponsabilité : ce n’est pas qu’elle intervient simplement en fin de roman, c’est qu’elle en signe la fin au sens où elle signe la fin de l’écriture, telle qu’elle se donne en forme d’ultime lâcheté, d’ultime affront. Publier, c’est jeter en pâture ; les romans à la critique, l’écriture à la lecture, le texte aux équivoques, les cœurs des enfants au monde des adultes.

Où l’indiscernable est le soin de de la fiction

Ces considérations terribles font de La Demoiselle à cœur ouvert une œuvre féroce, inquiétante, et surtout porteuse d’un singulier souci de l’écriture dans tous les remous de ses conséquences, de ses responsabilités, de ses immensités fatales – au sens que l’on doit prêter aux écritures de tragédies. Tel qu’il se dissimule derrière la peinture des mondanités littéraires, satyre piquante et parfois cynique des milieux artistiques et littéraires, les justes portraits et les caricatures amusantes des personnages qui les parcourent, ce souci doit être décrypté, parfois présumé, sous la forme d’une intuition – c’est bien le dernier outil du lecteur en proie à une écriture trompeuse ou dissimulée, en tout cas équivoque – pour bien prendre la mesure du roman de Lise Charles, et peut-être croire entendre quelque part une voix qui lui appartient et ne se cache pas derrière des personnages et des pseudonymes.

Une écriture responsable a toujours bien conscience au fond de la dangerosité de son propre désir et de son jeu. Et en effet, au-delà du projet très écrit (a priori sans déviation possible) annoncé par le personnage-auteur en début de livre, l’écriture est toujours ce projet, c’est-à-dire ce qui se projette sur le monde dans une faim tentaculaire, ce qui ingurgite et régurgite, vampirise. Comme une peur sans fond, comme une peur d’enfant qui prend la mesure et la démesure de sa présence au monde, le roman de Lise Charles est hanté par cette idée : « Ma sœur m’avait prévenue que les auteurs étaient, dans leur grande majorité, des vampires. […] j’aurais dû deviner, à la lecture de vos romans, que vous tiriez le sang des autres pour en gonfler vos créatures ».

Cette habitude de vampire ne concerne pas seulement Octave Milton et son projet de publier – au sens fort de dévoiler publiquement – des correspondances privées dont l’intimité n’appartient pas à lui seul, dont il n’est pas seul auteur. Elle concerne aussi Lise Charles et l’on pressent rapidement qu’une solide partie de son roman, assez solide pour que la fiction (ou le mensonge, selon) s’ancre en elle de façon vraisemblable, est possiblement issue de sa véritable correspondance, par exemple éditoriale (avec Frédéric Boyer et Jean-Paul Hirsch de P.O.L, et Paul Otchakovsky-Laurens lui-même).

C’est peut-être dans cette part indiscernable du vrai et du faux, que réside la douceur du roman, pour ne pas dire la seule douceur, au sens du seul lieu où l’écriture se conçoit comme un refuge pour le cœur qui souhaiterait s’ouvrir : le lieu où l’indiscernable est le privilège et le soin de de la fiction, qui s’enrobe autour des secrets et les préserve au travers d’une semi-existence – presque de l’ordre du rêve dont on ne s’occupe jamais de questionner la réalité, puisqu’elle est autre, autre au point de plier l’imparfait à son usage, qu’elle change le temps et avec elle les niveaux mêmes de réalité. La fiction garde, elle est ce lieu où l’auteur et son correspondant peuvent conserver l’intimité partagée d’un secret.

Ce secret pourrait être ce mot essentiel de l’éditeur à son auteur, de Paul Otchakovsky-Laurens à Octave Milton, ou peut-être de Paul Otchakovsky-Laurens à Lise Charles (nous n’en saurons pas plus) : « Avancez comme vous l’entendez, sans vous préoccuper (je sais que c’est paradoxal, mais c’est une conviction – on en reparlera) des lecteurs ». Une phrase qui, parce qu’elle est écrite à deux reprises, sous une forme à peu près égale, d’abord par Octave Milton puis par Pierre Matton, semble traverser assez les niveaux de fictions pour peut-être les précéder effectivement, et appartenir avant tout à Lise Charles.

Si tel est le cas, alors l’enfouissement au cœur des degrés et des niveaux souterrains de la fiction n’a plus rien d’un travestissement de la vérité, ni de la défiguration que la reconfiguration fictionnelle peut engendrer. Au contraire, le dispositif infini de la fiction est là ce qui enveloppe, recueille et se referme comme une plaie en train de guérir, autour du cœur de la demoiselle ; ce cœur qui sans fiction se trouverait volé ou violé par le regard, l’intrusion tentaculaire et voyeuse de la publication, une fois ouvert par l’écriture.

Lise Charles, La Demoiselle à cœur ouvert, P.O.L., août 2020, 352 pages.


Rose Vidal

Critique, Artiste

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