Littérature

Regarder la mort droit dans les yeux – sur Dernière nouvelles de William T. Vollmann

Critique

Plonger ses yeux dans celui d’un crâne et soutenir son regard pour n’y découvrir que du vide ou bien le lieu de projections fantasmatiques infinies, comme dans une chambre obscure. Tel est, semble-t-il, le projet que William T. Vollmann s’est assigné dans son livre Dernières nouvelles, qui rassemble trente-deux nouvelles aussi insaisissables et irreprésentables que le sujet qu’elles traitent : la mort. Loin d’y répondre par un silence, Vollmann en fait une source inépuisable de fictions riches et foisonnantes.

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William T. Vollmann est sans doute l’un des écrivains américains vivants les plus prolifiques avec Joyce Carol Oates. Peut-être aussi l’un des plus dérangés ou « compulsifs » selon les dires de l’auteur Joshua Cohen. Son œuvre doit avoisiner depuis la fin des années 80 plusieurs dizaines de milliers de pages divisées en ouvrages de fiction comme de non-fiction, et couvrant des sujets aussi variés que la prostitution (Des Putes pour Gloria, 1991, La famille royale, 2000), la pauvreté (Pourquoi vous êtes pauvres ?, 2007), la science (Décentrer la terre : Copernic et les révolutions célestes, 2006) ou l’histoire américaine : la série Seven Dreams, dont cinq tomes ont déjà paru, se déploie comme une vaste fresque onirique des « paysages nord-américains » depuis l’arrivée des Vikings au Xe siècle dans La tunique de glace (1990) en passant par l’évangélisation des Jésuites au XVIIe siècle, l’expédition de Sir John Franklin vers le passage du Nord-Ouest en 1845 dans Les Fusils (1994) ou la destruction des tribus amérindiennes.

Comme correspondant de guerre, Vollmann a aussi écrit sur l’Afghanistan, la Somalie ou l’Irak, et composé un Livre de la violence (2003) d’environ 3 500 pages réparties en sept volumes dont une version abrégée a été tirée. Après son séjour en Bosnie pendant le siège de Sarajevo dans les années 1990, il a encore rédigé le seul roman historique européen pour lequel il a été récompensé du National Book Award, Europe Central (2005). Il s’est également intéressé au théâtre Nô, a découvert qu’il était soupçonné par le FBI d’être le Unabomber et réussi, après une assignation en justice, à mettre la main sur une partie de l’énorme dossier que les services secrets ont constitué sur lui. Plus récemment, il a publié un livre de photographies de lui-même, travesti en son double féminin qu’il a nommé Dolores et qu’il pense être emprisonné dans « le corps gras d’un homme d’âge moyen ».

Sa production est si abondante que plusieurs maisons d’édition américaines suffisent à peine pour suivre son rythme. En France, l’œuvre est loin d’avoir été traduite dans son intégralité en dépit des efforts conjugués de Christian Bourgois, Actes Sud, Tristram et le Cherche-Midi. L’adresse au lecteur dans le nouveau livre en français, Dernières Nouvelles (2014), pouvait laisser croire que Vollmann allait définitivement freiner ses cadences infernales : « Ceci est mon dernier livre. Toute publication ultérieure portant mon nom sera l’œuvre d’un fantôme. » Peine perdue. 3 000 nouvelles pages ont depuis vu le jour, consacrées à la guerre des Nez-percés en 1877 dans The Dying Grass (2015) et aux émissions de carbone dans deux volumes intitulés Carbon Ideologies (2018).

Pas d’adieu donc, mais trente-deux textes sur l’ultime expérience qui soit, le trépas. Vollmann est un vieil habitué, si l’on peut dire, de la mort, qu’il côtoie depuis l’enfance. À l’âge de neuf ans, alors qu’il devait surveiller sa sœur de trois ans sa cadette, celle-ci s’est noyée dans un étang. Plus tard, lorsqu’il s’est rendu dans des zones de guerre, ce sont d’autres proches, journalistes cette fois, qu’il a vus tomber. Plonger ses yeux dans celui d’un crâne et soutenir son regard pour n’y découvrir que du vide ou bien le lieu de projections fantasmatiques infinies, comme dans une chambre obscure : tel est le projet que Vollmann s’est assigné pour ce recueil de nouvelles. Avec toutefois, une approche presque érotique de la fin, rappelant le fameux jeu de mot de l’amor et de la mort, la représentation conventionnelle de la jeune fille et la mort ou bien, côté américain, le manifeste poétique d’Edgar Allan Poe qui tenait « la mort d’une belle femme » comme « incontestablement le sujet le plus poétique du monde » et « la bouche la mieux choisie pour développer un pareil thème », « celle d’un amant privé de son trésor. »

Globe-trotter infatigable, mais aussi grand Métafictionnaliste féru de formes littéraires et de fables déjà existantes, Vollmann fabrique donc un Atlas (titre de son autobiographie sortie en 1996) de tous les cimetières du monde, un récit de voyage entre les tombes où chaque nouvelle escale offre une visite macabre et souterraine chez les spectres du coin. Le périple permet de retourner dans les pays déjà amplement documentés dans ses ouvrages précédents, l’Europe centrale, le Mexique, la Scandinavie ou le Japon, chacun détenteur d’un imaginaire funèbre singulier à partir duquel Vollmann tisse ses propres linceuls de fiction.

Ce tour du monde en 80 cadavres s’ouvre sur les textes les plus réalistes du recueil, situés à Sarajevo vers 1992-1994 puis quelque vingt ans plus tard lorsque l’auteur y retourne en compagnie de sa femme. Dans une veine digne du « Nouveau Journalisme » à la Hunter S. Thompson, on suit le quotidien périlleux d’un « journaliste américain » « perdu », au fil de ses dérives, ses attentes et ses rencontres entre obus, sniper, tirs de mitraillette ou de mortier, mais toujours en quête d’une histoire, qui selon lui, permettrait de « communiquer la vérité » et d’accomplir « quelque chose contre la guerre, ou du moins pour les gens ».

Ayant frôlé la mort en 1994, sur une route à proximité de Mostar en Bosnie-Herzégovine, alors qu’il était à bord d’une jeep avec deux autres journalistes (ceux-ci furent tués et lui-même blessé), Vollmann restitue bien le frisson ambigu que recherche tout reporter de guerre, « une décharge de pure adrénaline, intrinsèquement nauséeuse, cette forme supérieure de frayeur qui lui donnait l’impression que son cerveau flottait dans un bain de glace, mêlée d’un soupçon de dégoût dirigé contre lui-même parce qu’il s’était volontairement mis en danger de mort ».

Vollmann parvient toujours à rendre ses textes aussi insaisissables, évanescents voire incompréhensibles et irreprésentables que son sujet, la mort.

Pris dans une posture intermédiaire d’agent libre sur un terrain d’atrocités que subissent ceux qui ne peuvent y échapper, il attribue à l’écriture une valeur de témoignage mais la tient aussi pour une preuve de survie et une force de sauvetage ou de salut capable d’arrêter les balles : « il aurait voulu que leurs histoires ne cessent jamais, parce qu’il lui semblait à présent qu’il avait presque ce qu’il voulait, c’est-à-dire l’atroce joyau de signification dont les scintillements auraient pu éblouir n’importe quel meurtrier putatif au point de l’empêcher d’appuyer sur la détente ». Vollmann c’est un peu l’anti-Matzneff : celui qui non seulement paie de sa personne pour raconter comment une mère bosniaque a vu ses deux petits garçons tués par un obus durant le siège de Sarajevo mais aussi celui qui a racheté, autrefois, une jeune thaïlandaise de 12 ans à son souteneur pour la sauver de la prostitution et la placer dans un pensionnat.

Dans le recueil, la relation au documentaire et à l’histoire contemporaine s’arrête là, car les autres chapitres ressemblent davantage à des parodies de contes fantastiques ou des exercices de style inspirés de légendes anciennes. Chacune des neuf parties, un peu structurées comme les neuf cercles de l’enfer, contient plusieurs histoires distinctes mais qui se répondent par leurs motifs et leurs personnages. La section Bohême relate l’amour nécrophile de Michael Liebesmann (le bien nommé) pour son épouse décédée Milena (un clin d’œil à Kafka ?), transformée en vrykolakas ou vampire des Balkans, qu’il va rejoindre chaque nuit dans son cercueil. « Il avait voulu savoir ce que c’est d’être mort […] Peu à peu il se prit d’attachement pour son odeur de sueur et de terre ». Soupçonné de sorcellerie dans le village et craignant un second décès pour le cadavre, dont la tête serait tranchée et la bouche remplie de gousses d’ail, le couple finit par s’enfuir à Venise où la femme démon devient une couturière célèbre.

Changement de continent avec les nouvelles mexicaines où Vollmann déploie de nouveau son talent pour la « métafiction historiographique » tout en manifestant un certain penchant pour le réalisme magique alliant « le grotesque, l’atroce et l’érotique ». On accompagne Maximilien Ier, l’Empereur du Mexique, dans le rêve qu’il fait de lui-même déjà mort la veille de son exécution en 1867. « Bon, me voici devenu cadavre, ainsi soit-il, il se sentit beaucoup mieux, et les battants du cercueil se refermèrent ». Le texte suivant, planté à Veracruz « le cimetière du monde », enchâsse le destin de deux couples, l’un fictif l’autre historique, celui de Ricardo Ramirez, étudiant en « études folkloriques » dont le cœur a été brisé par sa compagne Adela, et l’autre au « verso […] tel un fantôme en négatif », formé au XVIe siècle par Cortés et sa célèbre maîtresse indigène la Malinche. Identifié au « syncrétisme. Impérialisme du vampire. Caractère traître du féminin », le spectre fantastique de cette dernière « connu sous le nom de La Llorona » revient hanter, puis séduire et guérir le jeune Ricardo.

Nouveau changement de décor avec les récits nordiques, dont l’un décrit la traversée surnaturelle d’émigrants, embarqués pour l’Amérique, à bord d’un navire qui se métamorphose peu à peu en un vaisseau fantôme déviant vers un Nord glacé, peuplé de monstres, de squelettes et de trolls jusqu’à ressembler à « un grand cercueil à présent, glissant de lui-même sur la tourbe noire. » Comme dans la série japonaise suivante qui soupèse différents types de fantômes (celui de la Montagne pluvieuse, du cerisier, de papier), Vollmann joue avec les traditions littéraires locales, sans éviter parfois certains clichés, mais il parvient toujours à rendre ses textes aussi insaisissables, évanescents voire incompréhensibles et irreprésentables que son sujet, la mort, dont Vladimir Jankelevitch disait qu’elle était indicible. Loin d’y répondre par un silence, Vollmann en fait une source inépuisable de fictions, presque à l’excès, mais suffisamment riches et foisonnantes pour permettre à chaque lecteur mortel de trouver… tombeau à son pied.

William T. Vollmann, Dernières nouvelles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Actes Sud, 885 pages.          


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine

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