Littérature

L’érotique décorative et la pulsion du décor – sur les Récits B de Frédéric Ciriez

Critique

Dans Récits B, Frédéric Ciriez œuvre hors du récit majeur – le roman national – mais développe cette gamme mineure de la série/récit B entre les grandes lignes de ses ruines. Formé de petites scènes juxtaposées, le recueil embrasse ce regard qui montre les corps que les yeux ne cherchent pas, les espaces indésirables où l’on ne s’arrête pas. Le décor est moteur, et moteur du désir.

Paru aux Éditions Verticales, Récits B de Frédéric Ciriez compte dix-huit historiettes, dont cinq sont de brèves transcriptions d’échanges téléphoniques ; les treize autres récits (certains ont déjà été édités sous des formes un peu différentes, d’autres sont tout à fait inédits) se succèdent, mettent en scène différents personnages (certains existent, ont déjà existé, sous des formes un peu différentes, d’autres sont tout à fait inventés). De l’un à l’autre, avec les uns et les autres, nous voyageons : beaucoup en Bretagne et à Paris, et puis un peu ici et là, ou dans des espaces plus indistincts.

Au-delà de l’autoroute nationale

Il y a beaucoup de voix, beaucoup de lieux et de corps, beaucoup d’aventures et de destins individuels dans ces récits, bien plus que treize – mais une forme d’attention est portée à chacun, et rappelle dès le début du livre le regard documentaire d’un photographe.

C’est un regard qui nous laisse l’impression, devant la photo ou une série, de s’être posé terriblement justement à ces endroits où personne ne désirait, n’imaginait ni n’espérait qu’il se fût posé. Un regard qui montre les corps que les yeux ne cherchent pas, les espaces à l’antithèse des cartes postales, et même des corps qu’on est content.e de ne jamais voir de près et des espaces où l’on ne s’arrête pas, lorsqu’on ne les fuit pas instinctivement.

Cette impression de photographie documentaire prend corps au bout de quelques récits : le narrateur de la nouvelle de science-fiction Or comme ordure est lui-même photoreporter. Pour le projet #2032 dans le 22, un panorama des Côtes-d’Armor aujourd’hui, il couvre « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation du déchet ». Ce monde lui est à la fois familier (par la langue française, par la dégaine trash et décadente qui le séduit) et étranger (parce qu’il est d’ailleurs et que sa ville de Toronto est plus grande, plus spacieuse, et son milieu également moins étriqué et moins piégeux puisque l’argent et les possibilités sociales ne lui manquent pas). Le photographe le découvre et le dévoile à mesure qu’il « shoote ».

Les rapides mises en scène, les trucs de photographe, la critique de son œil avisé ; dans une forme d’instinct sommaire, il sait dans ses viscères ce qu’il veut prendre et shooter, dénicher la perle rare parmi les ordures, des images à garder. La poétique de ce récit-là se construit largement autour de la question du déchet, de l’ordure – face à la photographie, qui se saisit des choses, les immortalise – pétrit les antagonismes, ce qu’on garde, ce qu’on jette, ce qui reste, ce dont on se débarrasse, ce qu’on trie.

Ce #2032 du déchet, ce n’est pas seulement une science-fiction très proche, mais de l’ultracontemporain : le déchet est bien ce que l’on a, maintenant, à présent, sur les bras. Non plus la question morale « que dois-je faire ? », mais à présent : « qu’en fait-on ? ». Que fait-on de nos préoccupations ordurières, que fait-on des paysages autour, que fait-on de l’invisible, des vies qui s’écrivent et celles qui ne s’écrivent pas, et celles qui se fracassent ? C’est qui cet « on » en plus ?

Derrière soi, on laisse bien moins de grandes histoires immortelles que des déchets plus ou moins mal commodément périssables ; et même qu’à force d’écrire des histoires, de bâtir des grands récits et des grands aménagements du territoire – que ce soient le viaduc de Saint-Brieuc, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois ou le Stade de France à Saint-Denis, ou n’importe quelle autre sainte bâtisse – on produit des déchets, que ce soit les émissions carbone du bâtiment, on émet aussi des destins, et parfois des déchets humains, de la casse sociale. On est nous-mêmes parfois laissé.es derrière, indésirables, et puis toujours systématiquement périssables.

C’est ce qui s’écrit dans ces Récits B : que les lieux nous tracent, moins au sens d’un dessin que parce qu’ils nous chassent, nous suivent et nous rembarrent. À partir de ces forces centrifuges et centripètes s’organise tout un territoire, un « territoire national », qui à travers une série de récits se dévoile doucement, au lieu du « roman national ». Si Pierre Nora avait pris acte de la mort de celui-ci (« on ne le ressuscitera pas avec des incantations »), il n’en finit pourtant pas de se dissiper, et reste en fantôme, ainsi qu’en font par endroit état les treize « récits B » de Frédéric Ciriez.

Il reste dans les grandes constructions, industrielles ou historiques, monumentales dans les deux cas ; il se dissipe sous ses propres scories que sont les voix des royalistes légitimistes dans une messe à Saint-Germain l’Auxerrois, que Frédéric Ciriez fait croiser avec celles d’un trouple de sorcier.es breton.nes. Ce qu’on garde ou ce qu’on jette, ce qui reste et ce qui passe, toujours parallèles d’un récit à l’autre, le businessman enrichi par sa start-up d’écoconcepteur, ou l’un des suicidés de Saint-Brieuc ; une prostituée chinoise de la rue Saint-Denis, une ancienne connaissance alcoolique (comme beaucoup le sont depuis le lycée, si ce n’est depuis leur état embryonnaire de progéniture de cas social).

Fils et ficelles des histoires

Frédéric Ciriez œuvre hors du récit majeur – le roman national – mais développe ainsi cette gamme mineure de la série/récit B entre les grandes lignes de ses ruines. La ruine n’en est pas pour autant romantique ; il s’agit plutôt de l’espace ruiné, en banqueroute, squatté ou taggué, à la marge du monde : la rame de métro où les fous et les crackés se battent, juste sous l’opéra, ou ces thomassons dont le photographe canadien avait fait son sujet de prédilection. Des « éléments architecturaux qui ne servent plus à rien mais qui subsistent dans l’espace urbain comme des sédiments historiques discrets et dérisoires – escaliers qui ne mènent nulle part, portions de rail de tramway inutilisé, portes d’immeubles cimentées de l’extérieur ». Un peu plus loin, le récit fait mention d’une « impasse sans nom – peut-être parce que c’est une impasse cohérente avec l’idée d’impasse ».

Le décor est piégeux, et pathétique parfois, en affinité ici avec les corps qui se frottent – littéralement – à lui : le photographe qui s’écharpe les mains en escaladant la façade d’une tour en ruine. Ou l’odeur de pisse des escaliers de la porte Saint-Denis qui agresse les narines de la prostituée chinoise : comme la porte, elle demeure dans le Faubourg, elle est lieu de passage, lieu des odeurs laissées par les autres, elle est une attraction typique du quartier. Ou encore le supporter anglais Denis, qui finit, dans son accident stupide, par ne faire qu’un avec le décor en s’empalant dessus. En escaladant la façade de la tour, pour ne pas tomber, le photographe se rappelle : « faire corps ».

Qu’on se heurte aussi au décor, en passant sous les rails du train, en enfonçant sa voiture dans la baie, ou qu’on glisse en lui éternellement et sans plus d’obstacle, comme dans ce fantasme du narrateur de Rond-point à l’anglaise de conduire éternellement autour des ronds-points ; les voies de sorties éternellement disponibles et ouvertes, le choix suspendu dans son tout-possible : tout est question de ces possibles et impossibles qui suscitent le désir et appellent le corps.

C’est sans doute pour cette intimité terrible du corps dans le décor, que pour la première fois un auteur me parle de mon chez-moi avec plus de familiarité que je n’aurais cru possible. Il « shoote » la rue Saint-Denis avec ce qu’elle charrie d’histoires et de visages, de passes et de passages.

Ce décor, scènes urbaines pour entrées et sorties incessantes, j’y suis passée, j’y ai passé vingt ans ; et voilà qu’à la lecture je parcours de nouveau ces rues, en découvrant qu’un écrivain breton y est passé aussi, avant, pendant, après moi. En découvrant que cet écrivain breton me raconte mon chez-moi comme si mieux que moi il connaissait les lieux que j’ai habités, et au-delà des lieux, la façon dont ils s’impriment sur mon corps, en impressions et en traces.

DÉCHET = FICTION

En greffant sur ces décors ces quelques récits, il me parle de chez-moi à l’endroit où mon corps le traverse, le parcourt, s’y frappe et le caresse : il y a les visages des crackés et les portes bétonnées, mais aussi les possibilités derrière chaque fenêtre, les rencontres étranges dont il est pléthore dans le quartier, et toujours perpétuellement maintenue, une possibilité d’écriture.

Le motif de l’histoire possible ou de l’éventualité d’une fiction à creuser est ainsi récurrent dans le texte : un symptôme-chronique, dont l’expression la plus aiguë est sans doute, dans le récit Damien, l’histoire d’Il (Damien ne sera jamais nommé que dans le titre) qui veut écrire mais n’écrit rien : « Il tente des bouts de paragraphes, des embryons d’historiettes » – tout est si modalisé, si étriqué, si impossible, « il n’est pas un écrivain raté – de belles pages en attestent – mais un écrivain sans œuvre. Il est écrivain ». Manque l’histoire ; il se pend. Fin du récit.

Les autres récits sont du même ordre : il ne s’agit jamais de balayer, expédier une histoire qui ne vaudrait pas un seul mot de plus que ce que lui consacre le court feuillet des Récits B. Il s’agit, dans le décor, de faire saillir un fil, dans tout ce que ce mouvement peut avoir de sensuel, voire de sexuel : de tirer le fil avec force ou délicatement, l’arracher au décor et considérer peut-être à quel point cela détricote ou démesure l’ensemble.

Le chez-moi n’est donc pas seulement la nation sans roman, les parcelles de territoires et de vies qui le composent. Le chez-moi est la fiction, une pluie de cordes tendues – dont le motif se répète sur les cous des suicidés, vies et récits avortés alors même qu’ils venaient de s’ouvrir – entre la Bretagne natale de l’auteur et Paris, la rue du Faubourg-Saint-Denis, ou la Plaine Saint-Denis, mais on s’en fiche un peu puisque Saint-Denis est le patron de Paris en plus de Saint-Denis.

Le chez-moi est aussi ce fil qui attache une vie à une autre, Nicolas Cirier de Bas de casse, « connu parmi les excentriques littéraires comme le “typographe fou” de l’imprimerie royale de Paris. Né en 1792 à Dun-sur Meuse » et Frédéric Ciriez, le N renversé en Z, comme le « série » en « récit », comme la musicienne Solène Normant en son double fictionnel, accordéoniste aussi, Nolwenn Dormant.

Les lettres se mélangent : la Bibliothèque du Futur (qui existe réellement, puisqu’il s’agit d’un projet poétique collectif auquel participe Frédéric Ciriez, un projet qui comprend la nouvelle Or comme ordure, qui contient elle-même une fiction très borgésienne de cette bibliothèque) en fait état dans son hologramme futuriste que visite le photographe canadien : « les lettres s’animent, CAPITAL = DÉCHET, se mettent en mouvement […] produisent de nouvelles significations […] FICTION = CAPITAL, FICTION = DÉCHET, DÉCHET = FICTION ».

Il apprend que cette projection est à prendre au sérieux : « ce que vous avez vu ne doit pas être pris comme un simple hologramme […]. C’est une maquette réaliste, la vision exacte de ce que sera la Bibliothèque dans un peu moins de trois ans. Elle accueillera toutes les propositions intellectuelles et fictionnelles pour envisager les futurs et aider l’homme à mieux vivre. »

Des fils à tirer, mais aussi des propositions et des appels, comme ces coups de fil : cinq récits plus courts, dialogues en italiques, qui scandent régulièrement le récit. Tout dépend de la façon dont on les reçoit, on coupe court ou l’on tire le fil. Les appels de démarchage téléphonique et l’autre bout de l’Europe de l’autre côté du fil, ou les vies des pendus au bout d’un autre fil encore – rester suspendu ou tout raccrocher d’un moment à l’autre.

D’un récit à l’autre nous passons d’une ligne de téléphone à une ligne de chemin de fer : tout cela fait lien et pont entre les choses. Le pont aussi ne tient qu’à un fil : dans le rêve du photographe canadien sur la terre bretonne, le viaduc de Saint-Brieuc s’effondre juste devant sa voiture.

Cet endroit décoratif où le désir enfonce une porte

Ces fils sont les ressorts, les ficelles, des portes dans le décor vers une histoire, une de plus, une de moins, une possible, à qui veut bien la saisir pour la considérer ou même l’écrire, ou peut-être la vivre ou la poursuivre en la prenant avec soi. Les fils tracent le décor et se tendent parce qu’il est impossible de s’appesantir sur ce qui ne fait pas le poids.

Rien n’est possible qu’une esthétique du passage, du road trip ou de la ligne de chemin de fer, qui tracent leurs fils du 22 au 75 ; de Denis le supporter de Liverpool sur son chemin de croix vers le Stade de France à Saint-Denis du IIIe siècle ; de Saint-Denis la porte du faubourg près de laquelle les prostituées chinoises attendent sur des scooters, à Denis, l’esprit de cette porte ou peut-être le client venu rencontrer l’une d’elles. L’histoire semble au fond moins importante que la réalisation de motifs.

« Locomotif », comme le titre du premier récit ; je m’interroge sur le mot de locomotive qui réapparait dans ma tête, plus justifié que jamais. Locomotive : « qui peut changer de place » – certes, mais aussi locus et motivus, motivé par le lieu ? Dans les deux pans de ce mot-valise le décoratif insiste : le motif n’est pas un simple dessin, mais le design à partir duquel se façonne le rapport au monde ; le motif n’est pas le simple élément graphique réitéré et systématique, mais l’intention, systémique et structurante comme le motif d’un crime. Les treize récits se situent à cet endroit décoratif – l’essentiel décoratif – où le désir enfonce la porte.

Autant que la série de ces lieux, villes, bâtiments, monuments, ruines et friches, les corps et les gueules croisés sont bel et bien le décor – c’est-à-dire le plus important – de ces histoires embryonnaires, ou embrayables : le décor est moteur, et moteur du désir.

Je me trouve à nouveau profondément chez moi là où le décor rejoint le corps : pas seulement pour s’y empaler, mais dans un développement érotique de l’abandon – croisant l’esthétique du road-trip, de l’avalement de la nuit, du corps qui glisse à travers le paysage en voiture. L’érotisme du rond-point, décoratif, « décor-rotatif » –  « j’aime le rond-point de Lanvollon qui ce soir, alors que l’on m’attend à cent trente kilomètres d’ici, ne m’a jamais paru aussi splendide, évident, magnétique », le « fantasme », « l’attraction centripète » –  mais aussi celui du stade de France, « la forme ovoïde du stade […] dont le pubis sacré est une pelouse de 11 000 m², où un homme vient s’empaler, que trois femmes arrosent d’artifices introduits d’abord dans leurs chattes brune, blonde, rousse, pour mieux les introduire dans l’enceinte du stade » et « allumer le feu sacré extirpé du plus intime des fourreaux pour l’embrasement du kop, enfin ».

Venu également du sexe féminin, un autre « enfin » clôt le recueil : l’érotisme, final et bouleversant, du dernier récit, Le Virage éternel – bien après le Rond-point à l’anglaise – qui « boucle » les Récits B. Le Virage éternel est lui aussi pris en boucle : il se répète par trois fois, la même histoire, mais toujours plus serrée, plus haletante. Le souffle est sur le point de se rompre, de disparaître comme une bouffée ultime – gasp – avant l’apnée éternelle elle aussi ; de disparaître comme cette auto-stoppeuse que le narrateur prend dans sa voiture, qui monte à l’arrière, et qu’il voit dans la nuit et son rétroviseur disparaitre en elle-même, se fondre dans le décor, dans le virage et en son corps, alors qu’elle glisse depuis les doigts jusqu’à ses lèvres, entre les lèvres de son sexe.

 

Frédéric Ciriez, Récits B, Collection Verticales, Gallimard, mars 2021, 240 pages.

 


Rose Vidal

Critique, Artiste

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