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Portrait du chercheur moderne en pilote de Formule 1

Géographe

Dans le contexte de la nouvelle loi sur la recherche, qui accentue la compétition entre universitaires, la métaphore entre le chercheur et le pilote de F1 prend son sens. Endurants, réactifs, ambitieux, tous deux veulent la victoire. Mais la « volonté darwinienne » de gagner ne pallie pas les dégâts dus au traitement managérial, à la « lutte des places » et à la vaine recherche de financements. Et l’écurie française perd de la vitesse.

Que sont nos utopies devenues ? Il y a un an, après la peur et la sidération suscitées par la survenue du coronavirus, nombreux furent ceux, y compris dans les colonnes d’AOC, qui tentèrent d’imaginer ce que pourrait être le monde d’après, en partant du principe que plus rien ne serait comme avant.

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Le long confinement provoqué par la première vague du virus nous imposant de nous poser, de nous recentrer et de réfléchir sur le monde tel qu’il dysfonctionne, le printemps 2020 fut une période extraordinairement productive sur le plan des idées, des débats et des utopies. On remettait en cause les vieux dogmes de la mondialisation néolibérale, synonyme d’ouverture des marchés et des frontières, de dérégulation et de concurrence tous azimuts, d’exploitation maximale des hommes et des ressources, de chaines de valeur incontrôlables et de paradis fiscaux inviolables.

À ces calamités de l’ancien monde qui le mèneraient inévitablement à son « effondrement », on opposait de nouvelles valeurs telles que la solidarité, la sororité, la justice, l’inclusion, la proximité, la décroissance, la démondialisation, les circuits courts, la traçabilité, le terroir, l’écologie, le care sans vraiment réaliser que ces valeurs n’étaient ni nouvelles, ni révolutionnaires mais profondément conservatrices. Elles ressurgissent toujours, sous une appellation ou sous une autre, dans les périodes de crise majeure où l’on se demande avec angoisse : « où atterrir ? ». Ce sont des valeurs-refuges, qui protègent et qui rassurent.

Ce beau printemps 2020, avec son cortège d’espoir et de rêve d’un monde meilleur, s’est fracassé sur la dure réalité d’un automne placé sous le double signe du reconfinement et d’un sentiment de trahison par le politique, finalement bien moins enclin à enclencher un vrai changement sociétal que ses vibrants discours du printemps pouvaient le laisser croire.

Prompt à décréter solennellement l’ouverture d’un « Grenelle de l’environnement », d’un « Ségur de la santé » ou encore d’un « Beauvau de la sécurité » – et pourquoi pas un « Orsay de la diplomatie », un « Varenne de l’agriculture et de l’alimentation » ou un « Bercy de la finance » ? Ces secteurs aussi auraient bien besoin de réformes en profondeur –, le gouvernement suscita d’abord l’espoir des parties prenantes avant de semer le doute, la déception ou la colère, la montagne accouchant systématiquement d’une souris et les vrais engagements financiers étant reportés à la prochaine mandature. Un jeu de dupes, en somme.

L’enseignement supérieur et la recherche ne furent pas en reste.

Comme chacun le sait désormais, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation Frédérique Vidal a fait passer en force au Parlement une Loi de Programmation de la Recherche (LPR) qui, sous couvert d’augmentation du budget, accentue la compétition entre chercheurs, contractualise les jeunes chercheurs au lieu de les titulariser, renforce la recherche sur projets et fragilise la recherche fondamentale.

Nous ne reviendrons pas sur cette réforme qui a déjà été largement commentée et, à juste titre, critiquée. Nous souhaitons plutôt mettre l’accent sur ce qu’elle révèle en creux, en réhabilitant au passage la figure littéraire, un peu oubliée, de la parabole afin d’alléger ce récit de toute pesanteur académique et de toute prétention savante [1].

Je me suis donc demandé à quoi pouvait bien ressembler un chercheur moderne dans l’esprit de « notre ministre », pour reprendre l’expression employée avec une dévotion confondante par « nos » plus grands intellectuels français (Pierre Nora, Nathalie Heinich, Jacques Julliard, Gilles Kepel etc.) dans une tribune publiée dans le Monde du 24 février 2021.

D’emblée, les métaphores sportives se sont imposées. Le chercheur d’aujourd’hui n’est-il pas comparable à un athlète, soit à un sprinteur, fonçant de publication en colloque international, soit à un marathonien qui ne s’arrête jamais de courir, jusqu’à l’épuisement, ou encore à un décathlonien enchaînant avec bravoure les dix travaux de l’Hercule intellectuel moderne (1. chercher – et si possible trouver ! –, 2. publier – dans des revues internationales anglo-saxonnes –, 3. répondre aux mails – les plus importants –, 4. enseigner – le moins possible –, 5. diriger des thèses – uniquement celles des étudiants les plus brillants –, 6. communiquer dans des colloques – en anglais, of course –, 7. répondre à des appels à projets – surtout ceux qui comptent, les projets européens et de l’ANR –, 8. se battre pour décrocher des financements – y compris aux dépens de ses propres collègues, ainsi va la vie depuis Darwin –, 9. se placer et placer les siens, 10. soigner ses relations avec les tutelles et avec le pouvoir) ?

Même s’il n’est jamais aisé de savoir ce que pensent les puissants, surtout lorsqu’ils ont le cerveau en surchauffe, j’imagine que « notre ministre » serait assez d’accord avec cette vision des choses puisqu’elle ne cesse de l’encourager.

Cependant, la métaphore du chercheur ou enseignant-chercheur en sprinteur, en marathonien ou en décathlonien demeure assez convenue. Guidé par la volonté de saisir malgré tout l’objet « chercheur moderne en athlète de haut niveau », soudain une autre image s’est imposée à moi, celle du chercheur en pilote de Formule 1.

Les ingénieurs et techniciens des instituts de recherche connaissent la mécanique. Hélas, on leur demande rarement leur avis.

L’un et l’autre ne partagent-ils pas les mêmes caractéristiques mentales ? Ne font-ils pas preuve de capacités psychologiques nettement supérieures à la moyenne, telles que la concentration, la ténacité, l’ardeur au travail, l’endurance, la réactivité, l’ambition farouche de gagner, de franchir la ligne d’arrivée en premier, la volonté « darwinienne », diraient « notre ministre » et le président du CNRS de concert, d’être meilleur que les autres ? Et qu’importe que dans le cas des chercheurs-cueilleurs de victoires, « les autres » soient ses pairs, ses collègues, ses anciens doctorants, parfois ses proches : tous sont ses concurrents, comme pour les pilotes de F1. Une saine rivalité a remplacé la collégialité d’antan et c’est bien ainsi.

Que cette rivalité exacerbe les tensions et les transforme de plus en plus en conflits violents au sein des disciplines et entre les disciplines fait partie des inévitables dégâts collatéraux d’une telle compétition et ne doit surtout pas détourner le chercheur-cueilleur de son objectif unique, réussir et gagner. Si, comme cela devient habituel en sciences sociales, il est sommé de choisir son camp entre les anciens et les modernes, entre les ennemis de l’islamo-gauchisme ou les tenants d’une recherche militante, entre les économistes orthodoxes ou hétérodoxes, ou encore entre les anti ou les pro-Bourdieu, il faudra, comme le pilote de F1, qu’il fasse preuve de discernement et qu’il n’oublie jamais ce que ces querelles doivent aux égos blessés et à la « lutte des places » ou lutte pour les places (Michel Lussault), « valeurs » qui semblent à l’opposé des vertus d’écoute et de pondération habituellement prêtées à l’esprit scientifique.

Puis surtout, il faut vite passer à autre chose, oublier ses querelles de bas étage et se reconcentrer sur la ligne de départ, là où souvent, en Formule 1 comme en recherche, tout se joue. Heureusement, le chercheur international-pilote de F1 n’est pas seul. Il dispose d’une écurie travaillant à son service : un ou deux assistants de recherche, une secrétaire – c’est toujours une femme –, plusieurs post-doc, des doctorants prometteurs ainsi que quelques étudiants de Master triés sur le volet pour accomplir les basses besognes.

Au total, cela représente une dizaine de personnes qui composent la chaire d’un Professor Doktor allemand ou d’un Full Professor américain et qui travaillent toutes, chacune ayant une tâche précise à accomplir (administration, veille des appels d’offres, enseignement…), à la réussite de cette petite entreprise innovante gérée par le professeur-manager.

Que ce système totalement pyramidal soit issu de la tradition mandarinale des universités n’intéresse plus personne. Il se trouve qu’il correspond très bien à ce qu’attend la sacro-sainte tutelle (le patron de l’écurie), à savoir le maximum d’efficacité pour le maximum de performance.

Et que le meilleur gagne, autrement dit le meilleur manager, la meilleure équipe, le meilleur labo ! Mais comme en F1, il y a les grosses écuries et les petites.

La France de la recherche, depuis Pasteur et Poincaré, a perdu de sa superbe. Incapable d’aligner des écuries de la taille de ses rivales américaines, canadiennes, britanniques ou germaniques, elle laisse ses chercheurs et ses professeurs d’université végéter dans l’inconfort de l’absence de moyens. En France, un professeur d’université, même auréolé de titres et de gloire, n’est pas un manageur à la tête d’une super-PME mais un autoentrepreneur. Sans cesse sur la brèche, ne disposant ni d’assistant ni de secrétaire ni d’aucune aide financière, il doit gérer en même temps ses cours et ses corrections de copies, ses collègues et ses étudiants, ses articles et ses appels d’offre, sa visibilité dans les médias et son impact factor.

Alors forcément, lorsque, par chance, un chercheur-cueilleur de gloire est retenu au départ d’un Grand Prix, il ne partira qu’en troisième ou quatrième ligne, loin derrière les cadors anglo-saxons, scandinaves ou germaniques. Au pire, s’il ne parvient pas à s’illustrer lors des tours qualificatifs, si son h-index est jugé trop faible, il vivra l’humiliation suprême et sera reversé dans la catégorie inférieure, celle de l’anonyme Formule 3000, celle où l’on ne se bat plus pour décrocher une grosse « ANR » ou un projet européen mais un projet interne à l’université ou un projet financé par la région, celle où l’on ne prétend plus publier dans les grandes revues internationales (en anglais) mais dans les revues nationales de rang B (en français, en italien, en allemand etc.).

Au final, cela va de soi, l’impact factor du chercheur-manager international et de l’autoentrepreneur anonyme n’est pas le même ! Il ne faut pas exagérer. Que toute la production scientifique des chercheurs se réduise à un chiffre ne semble plus choquer personne. Il est vrai que cela rend les comparaisons des performances des chercheurs bien plus aisées.

Que l’anglais soit devenu sans coup férir la lingua franca de toute la science, y compris des sciences humaines, ne choque pas davantage, alors que ce seul point remet en question le dogme de la concurrence libre et non faussée qui s’applique désormais aux domaines des lettres et des sciences comme à l’économie.

En effet, le primat de l’anglais en sciences donne d’emblée aux anglophones un avantage qui n’est pas que linguistique. Une langue véhicule aussi une culture, un système de pensée, des référents intellectuels, une façon de voir le monde, a way of academic life. Concurrence libre et non faussée ? Plutôt asservissement volontaire à l’anglais de la part des jeunes chercheurs et même de nos plus grands esprits, qui laissent choir au passage des pans entiers de culture scientifique nationale en acceptant la fermeture de cursus universitaires peu rentables ou la mort programmée de revues de qualité mais qui ont le malheur d’être éditées en français, en italien ou en allemand. Ces vestiges des temps anciens ne sont tout simplement plus aux normes. Osons le mot : ces revues sont has been.

Sur la ligne de départ, au moment où les moteurs vrombissent, il est possible que celui de notre chercheur hexagonal connaisse des ratés entraînant un retard à l’allumage bien handicapant. En effet, outre le fait qu’il ne dispose pas d’équipe à son service, l’autoentrepreneur de la recherche n’est pas particulièrement soutenu par son écurie nationale. Son laboratoire de recherche CNRS a vu sa dotation annuelle stagner voire baisser depuis des années. Son université n’a quant à elle pas vocation à financer la recherche fondamentale, rétorquant que c’est le rôle des labos.

Heureusement, « notre ministre », à travers sa loi de programmation diligemment votée, a trouvé la solution qui va permettre à la fois au chercheur-pilote de se replacer dans la course et à son université de grappiller quelques places au classement de Shanghai, dont personne, en haut-lieu, n’a jamais contesté la validité.

Cette solution miracle, déjà largement appliquée chez les champions américains, anglais, allemands ou asiatiques, porte un nom : la recherche sur projet. Celle qui permet de trier les projets soumis (par des gens qui le sont également) et de ne conserver que les projets les plus rapidement exploitables, les plus potentiellement porteurs, bref les plus bankable. « Notre ministre » et ses conseillers attendent beaucoup de ce changement de carburant, de ce passage du bon vieux diesel de la recherche fondamentale au super + de la recherche sur projet.

Mais un changement de carburation trop rapide entraîne les retards à l’allumage dont nous parlions. Tout est affaire de dosage, les mécaniciens (ingénieurs, techniciens du CNRS ou de l’INSERM et des autres grands organismes de recherche) le savent. Hélas, on leur demande rarement leur avis.

De toute façon, même si « notre ministre » pousse les feux de la recherche sur projet et augmente conséquemment le budget de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans les années à venir, comme la LPR le prévoit, on peut se demander si cette action ne sera pas vaine. Car en matière de recherche sur projet, la France accuse un retard rédhibitoire sur ses concurrents.

Selon un rapport parlementaire datant du 21 novembre 2019, le budget du principal pourvoyeur public à la recherche sur projet, l’ANR, a baissé de 41 % entre 2010 et 2015, pour atteindre alors son plus bas niveau (389 millions d’euros). Certes, depuis, il est remonté à 559 millions d’euros en 2019. Mais qu’est-ce cette somme par rapport aux 3,3 milliards d’euros de budget de la Deutsch Forschungsgemeinschaft (DFG), l’équivalent allemand de l’ANR, soit six fois plus pour un pays comparable au nôtre ? Qu’est-ce que pèsent les 1471 projets sélectionnés par l’ANR en 2018, avec un taux de réussite indigne de 15 %, par rapport aux 31150 projets sélectionnés par la DFG, avec un taux de réussite de 33,3 % ? Qu’est-ce que sont les 2,7 milliards d’euros de budget 2020 du CNRS, de loin le plus grand organisme de recherche français, face aux 1,8 milliards d’euros de la seule Société Max-Planck auxquels il convient d’ajouter les budgets très conséquents des Instituts Helmholtz (près de cinq milliards d’euros en 2021 !), Leibniz (2 milliards) et Fraunhofer (2,8 milliards) ainsi que les budgets des fondations à but scientifique comme la fondation Alexander-von-Humboldt (145 millions d’euros) et, bien sûr, les budgets recherche des universités, nettement plus dotées que les universités françaises ?

Il ne s’agit pas de ternir l’image de la France, simplement de voir les choses en face. Outre-Rhin, depuis des années, la recherche publique et privée est une priorité ; pas en France. Au moment de prendre le départ d’une compétition relevée, il est essentiel de connaître les forces en présence.

Alors, quand retentit la cloche du départ du Grand Prix de Formule 1 – il s’agit ici de décrocher un appel d’offres international –, l’écurie française, réduite à sa plus simple expression, sait que ses chances de victoire sont minces.

S’il avait su que le challenge était aussi élevé, le chercheur-pilote n’aurait pas concouru.

Durant les premiers tours, le chercheur-pilote-mécanicien ne peut s’empêcher de se remémorer ces maudites statistiques, qu’il préfèrerait oublier : alors que la France a contribué à hauteur de 15 % au programme-cadre européen Horizon 2020 pour la période 2014-2020, les chercheurs français n’ont obtenu que 11,1 % des sommes allouées, soit le plus mauvais ratio des pays européens. Il faut dire que de nombreux collègues à lui, excellents dans leur domaine mais écœurés par leurs échecs répétés auprès de l’ANR, ont fini par déserter ce genre de concours qu’ils considèrent comme une mascarade.

Surtout ne pas penser à ça, ne pas se laisser gagner par des pensées négatives, rester concentré sur la course et le prochain virage à négocier. Oh, voilà que, profitant d’une ligne droite, un bolide vient de le dépasser ! Il s’agit de la Formule 1 indienne, lancée à toute vapeur vers les voitures de tête, le bolide américain, comme à l’accoutumée, menant la danse.

Rester concentré, donc. Mais les questions reviennent, elles assaillent le pilote français. Aurait-il dû lui aussi, après son PhD en Australie, imiter ses collègues partis aux États-Unis et quitter la patrie si peu reconnaissante ?

Contrairement à ce que prétendent tous les gouvernements français successifs, lui sait très bien que la fuite des cerveaux est une réalité depuis une bonne vingtaine d’années et qu’elle s’est accentuée ces derniers temps au point de devenir un phénomène de masse, qui touche tous les domaines scientifiques sans exception. Pour ne prendre que l’exemple bien modeste de la géographie humaine, quelques-unes des meilleures têtes chercheuses françaises de cette discipline se sont exilées en Suisse, paradis fiscal mais aussi paradis scientifique.

Et que dire alors des stars, des prix Nobel ?! Les Emmanuelle Charpentier (prix Nobel de chimie 2020), les Esther Duflo (prix Nobel d’économie 2019) et bien d’autres esprits brillants, dont les découvertes majeures font la fortune de leur laboratoire de rattachement et de l’institution qui les paie, l’Institut Max-Planck de Berlin pour la première, le MIT de Boston pour la seconde, alors que la France les a si bien formées ? Le problème vient après. La biologiste comme l’économiste le disent sans détours : elles sont très attachées à la France mais leurs recherches coûtent cher, très cher et très peu de pays offrent des moyens suffisants pour les développer. L’exil est donc programmé.

Tout à ces réflexions, le pilote français traverse un grand moment de solitude et il négocie mal cette fichue chicane, celle du montage financier du projet à soumettre. Il l’appréhende avec retard, la prend beaucoup trop large, s’écarte dangereusement de la trajectoire idéale, se reprend in extremis mais le concurrent de la perfide Albion, jamais avare de coups fourrés, le double en lui faisant l’intérieur, dans des conditions de course limites. Maudit Anglais ! Jouant de son alliance indéfectible avec le leader américain, il est très vite parvenu à compenser le léger désavantage que lui conférait son incompréhensible retrait des écuries européennes. Si seulement le pilote français bénéficiait lui aussi de telles alliances !

Si seulement ses co-pilotes s’appelaient Emmanuelle Charpentier et Esther Duflo, si seulement le patron de l’écurie française s’appelait Stéphane Bancel, le very successfull PDG du laboratoire américain Moderna, et n’était pas un simple fonctionnaire-référent du siège du CNRS, sa course aurait une tout autre allure ! Sûr qu’avec un tel attelage, l’écurie française pourrait prétendre aux premières places. Le Figaro pourrait titrer « La France de la recherche joue de nouveau dans la cour des grands », et « notre ministre » et notre président seraient contents.

Las ! Notre chercheur-pilote se sent bien seul sur ce circuit trop compétitif pour lui. Comme il est astucieux, comme il est habitué à exploiter au maximum les capacités de son faible engin, il parvient, un temps, à rester au contact des autres. Mais la course, depuis le début, se joue sans lui. Elle met aux prises le bolide américain avec la voiture chinoise, de plus en plus puissante au fur et à mesure des Grands Prix, tandis que le solide Allemand et son rival britannique, revenu du diable-vauvert, se disputent les places d’honneur.

Le Français, lui, s’efforce d’écarter tous les pièges mis sur sa route, chausse-trappes, virages serrés, concurrents attardés mais néanmoins dangereux. Il transpire, il est crispé. Le moindre écart de conduite (baisse de motivation, doute, prise de drogue, d’alcool ou d’amphétamines) peut lui coûter une sortie de route, donc l’élimination. Il préfère ne pas y penser. Il en connait tant qui ont craqué avant la fin et qui sont maintenant dépendants des anxiolytiques ou des antidépresseurs ! Lui s’accroche. Il songe juste à temps à l’arrêt au stand, indispensable pour changer les pneumatiques et éviter la traîtresse crevaison.

Pourtant, crevé, il l’est. Il est même épuisé. S’il avait su que le challenge était aussi élevé, il n’aurait pas concouru. Il n’aurait pas mis tant d’entrain à répondre à des appels d’offre tous azimuts, tant de soin à publier des articles assassins sur ses concurrents français, tant d’attention à flatter tel grand ponte du laboratoire rival tout en lui savonnant la planche par derrière. Une pratique somme toute banale dans le monde de la recherche moderne, de même que les plagiats, les autocitations ou encore la cosignature d’articles scientifiques dont on n’a pas écrit une ligne. Publish or perish, disent les Anglo-Saxons, qui sont toujours cash.

Il faut donc publier à tout prix, même au prix, parfois, de la vérité, avec laquelle on s’arrange. Certains garde-fous finissent par tomber, c’est logique puisque les règles de la production scientifique ont changé. Notre pilote-philosophe repense à cette mise en garde glaçante de son collègue de l’Université de Strasbourg :
« La performance en recherche est une mauvaise chose. On fait de la bonne science si on ne ment pas ; si on nous force à produire, on va se mettre à mentir massivement » (extrait des débats parlementaires à l’Assemblée à propos de la LPR, le 21 septembre 2020).

« Comment en est-on arrivé là ? », se demande soudain le pilote. Encastré au volant de son bolide, il n’en mène pas large. Il s’efforce de ne surtout pas penser à l’envolée des cas de burn-out, de dépressions et même de suicides dans les grands organismes de recherche et les universités, se demandant quand même si le traitement managérial de la recherche et la pression continue qui pèse sur les épaules des professeurs, des chercheurs modernes modernes et de l’ensemble du personnel ne crée pas un peu trop de dégât humain.

Mais foin de pensées parasites ! Notre pilote n’est pas homme à se laisser abattre. Dans un ultime effort, il franchit la ligne d’arrivée à une modeste 8e place, coiffé sur le poteau par la Formule 1 sud-coréenne. Il a tout juste le temps de jeter un œil envieux au podium qui, comme on pouvait s’y attendre, couronne une fois de plus l’écurie US, qui s’auto-congratule à grands coups de great!we are the best!, America first et just amazing, suivie de la grosse cylindrée chinoise au triomphe bien plus modeste et, plus loin derrière, des bolides allemand et anglais ex aequo. Le Japonais a rétrogradé à la 5e place. Mais l’Asie reste bien présente avec le pilote indien (6e), que l’on présente comme un futur géant, et l’étonnant sud-coréen (7e), qu’on n’attendait pas à pareille fête.

Les écuries émergentes ont déjà émergé, et l’écurie française, elle, a rétrogradé. Elle ne parvient plus à suivre le mouvement.

Revenu dans son paddock, notre valeureux chercheur-cueilleur de lauriers (fanés) reçoit la notification à laquelle il s’attendait : arrivée 8e, l’écurie française ne recevra pas les précieux subsides du jury international, réservés aux écuries arrivées en tête. C’est bien connu : on ne prête qu’aux riches et la France de la recherche ne l’est pas. Puisse « notre ministre » l’entendre.

Et le pilote-chercheur-désappointé se prend soudain à imaginer ce que pourrait être une vraie écurie européenne qui ne serait pas que de circonstances, c’est-à-dire formée à l’occasion d’un appel d’offres remporté puis dissoute ensuite ; une écurie rassemblant en une même team les talents des Allemands, des Français, des Suédois, des Hollandais, des Italiens, des Espagnols, des Polonais etc., pourquoi pas en associant les Suisses et les Norvégiens ; « ça aurait de la gueule », se dit-il, pensif.

Mais ça, à l’époque de l’hyper-concurrence où le chercheur est devenu un loup pour le chercheur, personne ne peut l’entendre, bien sûr.


[1] NDLA : Le titre de ce récit m’a été inspiré par Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, de Pierre-Michel Menger, publié aux éditions du Seuil en 2002.

Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Notes

[1] NDLA : Le titre de ce récit m’a été inspiré par Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, de Pierre-Michel Menger, publié aux éditions du Seuil en 2002.