Littérature

Les corps conducteurs – sur Nos corps pirogues de Marie Cosnay

Écrivain

Avec Nos corps pirogues, Marie Cosnay poursuit la voie empruntée depuis plusieurs récits déjà, d’Entre chagrin et néant jusqu’à Des îles, publié à l’automne dernier : un travail de terrain, à travers lequel elle collecte la parole et les histoires des exilés, mêlant sa voix à la leur. La clé du voûte du récit est ici sa rencontre avec un jeune garçon arrivé de Guinée, Saâ, « [qui] devait apparaître, et [qui] est apparu ».

Il y a sans doute du paradoxe à affirmer l’importance majeure de Nos corps pirogues : accompagné chez le même éditeur d’un volume collectif d’essais critiques dévolus à l’œuvre de Marie Cosnay[1], Nos corps pirogues reste, matériellement parlant, un livre relativement bref publié à quelques centaines d’exemplaires par un petit éditeur du Sud-Ouest dont on découvre, à dire vrai, le beau catalogue, « L’Ire des Marges ».

Il se pourrait bien, pourtant, que déterminant ou non dans l’œuvre de Marie Cosnay, Nos corps pirogues, limpide et profondément marquant, le soit dans la lecture que l’on peut aujourd’hui faire de cette œuvre en mouvement.

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Inscrit dans une expérience locale d’accueil des migrants, et plus particulièrement d’aide aux migrants mineurs quand ces derniers, lorsqu’ils sont adolescents comme le personnage central de ce livre, sont systématiquement en butte à une administration qui les soupçonne, soit d’imposture (dépourvus de papiers, ils seraient évidemment plus vieux qu’ils n’ont intérêt à le dire), soit de n’être pas isolés comme ils prétendent l’être, et dès lors d’être manipulés, Nos corps pirogues met le doigt sur une question centrale, rarement interrogée et à proprement parler vertigineuse, celle de ces formes nouvelles d’engagement produites par les désaffections incessantes de l’État.

Cette question devient dangereuse de n’être pas prise en charge, d’être occultée dans les récits et débats témoignant de ces formes d’engagement indéniablement généreuses et salutaires – et c’est bien ce que montre, in fine, Nos corps pirogues, revenant sur un « accident de l’accueil », une scène tragique que Marie Cosnay avait déjà abordée dans une fiction publiée ici-même le 9 février 2020, Histoire de personne (Questions autour d’un accueil) et qui était ainsi introduite : « S. est arrivé du Sénégal via la Libye, et en France a trouvé l’hospitalité dans une petite ville de province grâce à un réseau d’accueil. Et puis, accusé de viol et objet d’une vengea


[1] Il faut saluer l’aventure éditoriale qu’est aujourd’hui une collection dévolue à la critique et qu’ouvre « Marie Cosnay, traverser les frontières accueillir les récits », avec Stéphane Bikialo, Marie Cosnay, Warren Notte, Alain Nicolas, Jane Sautière, Pierre Vilar, éditions L’Ire des Marges, collection Bruits de langues, janvier 2022.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

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Notes

[1] Il faut saluer l’aventure éditoriale qu’est aujourd’hui une collection dévolue à la critique et qu’ouvre « Marie Cosnay, traverser les frontières accueillir les récits », avec Stéphane Bikialo, Marie Cosnay, Warren Notte, Alain Nicolas, Jane Sautière, Pierre Vilar, éditions L’Ire des Marges, collection Bruits de langues, janvier 2022.