Éloge de la férocité – à propos de Pour tout vous dire de Joan Didion
«Ma façon d’écrire, c’est ce que je suis ; ou suis devenue. » Voilà un point-virgule qui à lui seul condense toute l’histoire d’un style laconique, coupant, virtuose, et l’éthos d’une écrivaine dont le corps physique (c’était un corps sec d’une classe folle, qui n’a jamais souri que sur une seule photographie parmi toutes celles qui furent prises d’elle, qui conduisait une Corvette jaune vif et ne semble jamais s’être autorisé le moindre relâchement), de plus en plus fluet, avait fini par n’être plus fabriqué que de phrases ironiques ou douces-amères.
Joan Didion est morte, il y a quelques semaines, à l’âge de 87 ans, la veille de Noël, chez elle, à Manhattan. Dans tous ses livres comme tous ses articles, jamais le portrait d’un pays (désert californien, des quartiers hippies de San Francisco, d’un ghetto noir, d’un groupe de Black Panthers, de la moiteur putride du grand Sud, des collines de Los Angeles arpentées par Manson et sa « famille ») ne fut séparé d’une recherche sur la mécanique d’une écriture débarrassée de tout sentimentalisme et sur ce que veut une femme. « Je veux que vous compreniez exactement à qui vous avez affaire : vous avez affaire à une femme qui, depuis quelque temps, se sent radicalement étrangère à la plupart des idées qui paraissent intéresser les autres » (Ici et ailleurs, Grasset, 2009).
C’est cette même acuité dans la description de la société américaine, cette même dissection de l’identité personnelle comme ce même goût pour la phrase percutante, qu’on retrouvera donc dans Pour tout vous dire, recueil de douze textes inédits en français, écrits entre 1968 et 2000, et traduits par Pierre Demarty, qui paraît ces jours-ci chez Grasset.
L’icône de la littérature américaine, que ses amis surnommaient la « Kafka de Brentwood Park », et qui fut aussi l’auteure de scénarios pour Hollywood, s’y souvient de son admiration pour Hemingway dont, à douze ans, elle avait recopié le premier paragraphe de L’Adieu aux armes, comme pour en déchiffrer le code secret ou de son envie d’avaler un tube de codéine quand, jeune fille de la classe moyenne de la Californie provinciale, elle fut refusée à l’université de Stanford. Elle y raconte ses extraordinaires années de formation à « Vogue », s’infiltre dans une association de joueurs compulsifs, participe à une réunion d’anciens combattants de la 101e division aéroportée au moment même où le fils de l’un d’eux a disparu au Vietnam, ou s’en va visiter Nancy Reagan, alors épouse du gouverneur de Californie.
Point de vue
« Le présentateur télé et les deux cameramen m’observaient en train d’observer Nancy Reagan ou bien c’est moi qui observais Nancy Reagan en train d’être observée par les caméras ». Ici, la description, merveilleusement sarcastique, fait songer au choix d’un Velasquez farceur peignant ses Ménines tout en se représentant dans un coin du tableau. Comme tous les tenants du New journalism, Joan Didion s’est employée à faire de l’investigation un matériau de récit, dans lequel apparaît toujours, à un moment donné, un « je » revendiqué. Selon Joan Didion, dès le moment où un journaliste fait croire qu’il n’a aucun point de vue, on assiste à une « vaste supercherie ». Toute tentative d’objectivité est strictement mensongère.
Dans « Alicia et la presse underground » (1968) qui fait l’ouverture de ce recueil, la voilà prête à mordre : « Le New York Times ne soulève en moi que l’agressivité la plus frustre et déplaisante, me donne l’impression d’être comme la fille aux pieds nus du forain dans Carrousel qui regarderait les enfants de la famille Snow s’en aller gaiement diner un dimanche soir ». « L’été de mes dix-sept ans, j’ai travaillé dans une rédaction où l’essentiel de l’activité quotidienne consistait à saucissonner et à reformuler les articles de la presse adverse (“vois ça comme si tu taillais une plante”). »
Raison pour laquelle elle a l’intime conviction que seule la presse underground, même mal écrite, même idiote, même indigente est capable de s’adresser directement à ses lecteurs. Car cette presse-là, écrit-elle, part « du principe que le lecteur est un ami, que quelque chose le chiffonne, et qu’il comprendra pour peu qu’on lui parle sans y aller par quatre chemins ; ce présupposé d’un langage commun et d’une éthique partagée donne à leurs articles une pertinence stylistique considérable. »
Une défense du point de vue qu’elle poussera parfois dans ses plus extrêmes retranchements. Rappelons que la toute première phrase de sa première chronique pour magazine Life, envoyée depuis le Royal Hawaiian à Honolulu, fut : « Nous sommes ici, sur cette île au milieu du Pacifique, au lieu de demander le divorce. »
Scintillement
Centré sur sa venue à l’écriture, « Pour tout vous dire » (1976), est peut-être le texte le plus énigmatique et fascinant de ce recueil. Prenez les pages sur les rapports étonnamment étroits entre les images mentales qui surgissent chez l’écrivain et les hallucinations visuelles dans la schizophrénie ou les mentismes obsessionnels.
« Il y avait autrefois, dans tous les livres de psychologie les plus élémentaires, une illustration montrant un chat dessiné par un patient à divers stades de la schizophrénie. Ce chat était entouré d’un halo scintillant. On voyait la structure moléculaire des contours du chat se décomposer : le chat devenait le décor et le décor le chat, tout entrait en interaction, tous les ions s’entremêlaient. Les gens sous hallucinogènes décrivent une perception des objets similaire. Je ne suis pas schizophrène et je ne prends pas de substances hallucinogènes, mais certaines images scintillent bel et bien pour moi. Regardez attentivement, et ce scintillement ne pourra pas vous échapper. Il est là. Vous ne pouvez pas arrêter de penser à ces images qui scintillent. Vous les laissez tranquillement venir et se développer. Vous ne faites aucun bruit. Vous ne parlez pas à beaucoup de gens, vous empêchez votre système nerveux de provoquer un court-circuit, et vous essayez de localiser le chat dans le scintillement, la grammaire dans l’image. » Aucune allusion à un quelconque corpus théorique, aucune note de bas de page, et pourtant, l’hallucination d’une image ou d’une scène, qui va ensuite devenir un mot ou une phrase, c’est tout simplement ça, absolument ça.
Le centre ne tiendra pas
Née dans une famille californienne depuis cinq générations, Joan Didion s’ennuya à périr pendant ses cours de littérature anglaise. Dans la préface à ce recueil, Chantal Thomas rappelle que c’est un « événement merveilleux » qui arrachera Joan Didion « à cette torpeur : elle gagne le Prix de Paris organisé par Vogue. » Adieu la morosité de la vie d’étudiante. « Une semaine plus tôt, à vingt et un ans, je broyais du noir à Berkeley, dans mes baskets et mon imperméable vert, et voilà que j’étais devenue une voyageuse transcontinentale, déjeunant d’un rôti de dinde Beltsville avec Farce et Sauce aux Abats. »
Étudiante à Berkeley, elle avait pourtant tenté de se forger un esprit « capable de se confronter aux idées abstraites ». En vain. « Je serais incapable aujourd’hui de vous dire si c’était le soleil ou la terre que Milton plaçait au centre de son univers dans Le paradis perdu, question pourtant centrale qui a occupé les esprits pendant au moins un siècle et sujet sur lequel j’ai écrit dix mille mots cet été-là, mais je garde le souvenir très précis de la rancidité du beurre dans le wagon-restaurant du City of San Francisco, et de la façon dont les vitres teintées du car Greyhound nimbaient les raffineries de pétrole des faubourgs de Carquinez Strait d’une lumière grisâtre et obscurément sinistre. » Et, plus loin : « Je savais que j’étais incapable de penser. Tout ce que je savais à l’époque, c’était de quoi j’étais incapable. »
Déjà, son attention est tout entière focalisée sur le monde des sensations et sur la périphérie. C’est en se concentrant sur la périphérie que le centre se met, par scintillement, à apparaître. Sans doute peut-on relire sous cet angle du scintillement cette extraordinaire description du Sud des États-Unis qu’elle fera dans Sud et Ouest (Grasset, 2018). « À La Nouvelle-Orléans, en juin, l’air est lourd de sexe et de mort, pas la mort violente, mais la mort par déchéance, surmaturation, pourrissement, la mort par noyade, asphyxie, fièvre d’origine inconnue. Dans l’hypnotisante liquéfaction de l’atmosphère, tout mouvement se ralentit comme dans une chorégraphie, tous les passants évoluent comme s’ils étaient suspendus dans une émulsion précaire, et il n’existe plus, semble-t-il, qu’une distinction formelle entre les vivants et les morts. »
L’écriture est un acte hostile
À un journaliste du Time qui, en février 2021, lui demandait : « Vous avez écrit deux livres majeurs sur le deuil, L’année de la pensée magique et Le Bleu de la nuit. Que diriez-vous aux millions de gens qui ont perdu des proches à cause du covid ? » Joan Didion répondit simplement : « Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à dire. »
Je n’ai approché l’œuvre de Joan Didion qu’à la fin des années 2000, et j’ai commencé par l’approcher par une très grande admiration en même temps qu’un refus de continuer à la lire. Paru en France en 2007, L’année de la pensée magique, récit de la mort brutale de John Gregory Dunne, son mari, et de la maladie de leur fille adoptive, Quintana Roo, plongée, au même moment, dans le coma après une pneumonie gravissime, est une méditation d’une sobriété implacable, quasi-insoutenable, sur l’impossibilité du deuil et la vanité de toute rédemption par la littérature. « Nous sommes d’imparfaits mortels, conscients de cette mortalité alors même que nous la rejetons, trahis par notre propre complexité, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c’est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu’un jour nous ne serons plus du tout. »
Quand, deux ans plus tard, Le bleu de la nuit récit de la mort de sa fille Quintana, a paru, je pensais que je n’aurais pas la force morale de le lire. Souvent, je pense au Bleu de la nuit, que j’ai tout de même fini par lire, des années plus tard, parce que la seule littérature qui vaille est celle qui nous confronte à une question de vie ou de mort. Je l’ai lu avec la crainte d’être détruite par ce livre. Je l’ai lu et au fur et à mesure de sa lecture le livre m’a très tranquillement détruite en répondant de façon limpide à la question que je ne voulais pas me poser.
Cette cruauté à l’œuvre dans l’écriture de Joan Didion, qui débarrasse la phrase de toute chair tout en désossant son lecteur, on la trouve explicitement formulée dans quelques lignes écrites des années plus tôt dans « Pourquoi j’écris ». Écrire est « un acte agressif, hostile, même. Vous pouvez déguiser cette agressivité autant que vous voulez en la voilant de propositions subordonnées, de qualificatifs et de subjonctifs précautionneux, d’ellipses et de dérobades – en convoquant tout l’arsenal qui permet d’intimer au lieu d’affirmer, de suggérer au lieu de déclarer –, mais inutile de se raconter des histoires, le fait est que poser des mots sur le papier est une tactique de brute sournoise, une invasion, une manière pour la sensibilité de l’écrivain d’entrer par effraction dans l’espace le plus intime du lecteur. » Et peut-être de le pulvériser. Il n’y a parfois pas de différence notable entre les très grands artistes et les criminels.
Joan Didion, Pour tout vous dire (Let me tell you what I mean, 2021), traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Grasset, coll. « En lettres d’ancre », janvier 2022, 220 pages.
NDLR : Un extrait de Pour tout vous dire a été publié en décembre 2021 dans les colonnes d’AOC, à lire par ici.