Littérature

Introspection et lutte armée – sur La Vie clandestine de Monica Sabolo

critique

Monica Sabolo est une habile, très habile tisseuse. Dans son dernier roman, La Vie clandestine, son étoffe prend corps à mesure qu’elle ourdit sa trame, alterne et enlace plusieurs fils : le fil narratif qui la met en scène menant son enquête ; le fil qui la voit découvrir l’identité de son vrai père et offrir des funérailles à Yves S., son père officiel ; le fil de l’intervieweuse qui propose de vivants portraits des acteurs d’Action directe. Mais on touche aux limites de l’identification et de la fusion entre autofiction et histoire.

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Le pari était risqué, mais la romancière l’a osé : mêler son histoire personnelle à un fragment de l’histoire de France résumé par deux mots, Action directe, ici, souvent réduit à deux initiales, AD. C’était inattendu. Monica Sabolo est connue pour ses récits fluides et souples, son art de mettre en scène et de dire les sentiments, l’adolescence, la vie du cœur – expression quelque peu désuète. Imaginez : une atmosphère d’autofiction, puis soudain deux coups de feu, action et directe, presque une tautologie, et l’irruption de la violence et de l’histoire.

Ça marche. Le talent de conteuse de Monica Sabolo est manifeste et s’impose dès les premières lignes. La romancière commence par la banalité d’une soirée où elle s’occupe en baguenaudant sur Internet et en rêvassant, mais elle saisit l’attention : impression d’intimité partagée entre le « je » qui s’exprime et le « je » qui lis, moi, vous ; longues phrases déliées et bondissantes ; caresse de la prose contrebalancée par un élément légèrement inquiétant.

L’auteure évoque une passion passagère pour les oiseaux empaillés qui l’amène à acheter une buse à un interlocuteur numérique qui proposait aussi un crucifix et une salamandre conservée dans du formol. Comme les gens sont étranges, pensez-vous… une image subliminale de Psychose passe, vous êtes happé. La buse toise le récit qui va peu à peu se déployer.

Au début, c’est lent. Monica Sabolo n’avance pas. Des souvenirs de famille flottent autour d’elle, ils ne suffisent pas à bâtir une histoire, le déclic tarde. Il lui sera fourni par un épisode de l’émission Affaires sensibles consacré à l’assassinat de Georges Besse, patron de Renault, organisé par deux femmes et deux hommes, quatuor-cerveau d’Action directe. Elle tient son sujet, écrit-elle. Et la romancière de se lancer dans des recherches et des entretiens des survivants des lointains cousins français des brigades rouges.

D’emblée on se demande : est-ce vraiment tout ce qu’il reste d’Action directe, tout ce qui lui échoit ? Jouer le rôle de repère chronologique ? De chiquenaude dramaturgique ? De clé qui permet d’ouvrir, puis de nourrir une autofiction ? Oui… non… Le fait est que la période qui va de 1979 à 1987, huit ans où le mouvement revendiqua plus de quatre-vingts attentats en tout, semble lointaine, close, mais pas tout à fait. Des témoins et des acteurs vivent encore. Le volet enquête de La Vie clandestine les fait revivre avec élan mais c’est l’œuvre d’une journaliste, pas celui d’une historienne. Il y manque trop d’éléments, même si l’écrivaine est d’une honnêteté irréprochable puisqu’au début elle s’avoue ignorante de la période. Elle apprendra donc en écrivant.

Monica Sabolo est née en 1971, elle a vécu ses trois premières années à Milan puis à Genève. L’actualité d’AD est une des bandes-son de son enfance. Ce n’est pas par hasard que le mouvement se rappelle à elle à l’occasion d’une émission de radio, sous la forme d’une voix (en se brossant les dents, précise-t-elle : difficile de « prosaïser » davantage un combat révolutionnaire, voire, de le dévitaliser aussi complétement qu’une dent qu’on arrache). D’Action directe, elle commence donc par faire une musique de fond – d’ambiance, ajouteraient certains.

Mais la romancière est une habile, très habile tisseuse. Son étoffe prend corps à mesure qu’elle ourdit sa trame, alterne et enlace plusieurs fils : le fil narratif qui la met en scène menant son enquête ; le fil qui la voit découvrir l’identité de son vrai père et offrir des funérailles à Yves S., son père officiel, « porteur de valise » de l’époque Tapie ; le fil de l’intervieweuse qui propose de vivants portraits des acteurs d’AD (chacun pourrait être une longue dernière de Libé) ; le fil qui la voit s’interroger sur la mémoire, « organisme vivant », autonome, qui « s’autogénère », écrit-elle après avoir croisé les récits d’un même événement en remarquant les détails qui diffèrent.

Une fine réflexion sur le souvenir parcourt le roman. Les psychologues, rappelle la romancière, disent que le souvenir est toujours le souvenir d’un souvenir. Il n’y aurait pas de souvenir immédiat, d’accès direct au passé, même récent ; une couche de temps, un film infime s’est toujours déjà interposé. La Vie clandestine est évidemment un roman qui penche vers la psychologie. C’est même un roman qui fuit la chose proprement politique et les questions sociales. L’auteure les mentionne, elle ne pourrait faire autrement, mais elle tient à distance les brûlures de l’histoire collective récente et lui préfère celles de la vie intime.

Comme elle a une plume qui envoûte, l’analogie entre la clandestinité des pères et la clandestinité des membres d’AD convainc, mais jusqu’à un certain point seulement.

Le cœur du livre, qui justifie le titre, La Vie clandestine, est le parallèle qu’elle établit entre la vie en cavale des membres d’AD et celle de son père, qui fusa vers la réussite flamboyante avant de chuter dans l’opprobre et disparaître de la vie de sa fille. Ce premier parallèle est doublé par un autre, celui qu’elle établit avec la vie de son père biologique dont elle a découvert l’existence tard dans sa vie : il était italien, très jeune, déjà marié et père ; il s’est évanoui dans la nature avant sa naissance, peu avant que les Brigades rouges commettent leur premier enlèvement.

Comme elle a une plume qui envoûte, l’analogie entre la clandestinité des pères et la clandestinité des membres d’AD convainc, mais jusqu’à un certain point seulement. La comparaison fonctionne du point de vue montage : elle permet d’assembler les pièces du roman. Fonctionne-t-elle vraiment sur le fond ?

Page 234, l’auteure propose une micro-biographie de Claude Halphen, un des membres moins connus d’AD. La vie de ce petit poulbot du Xe arrondissement de Paris, fils de fourreurs ashkénazes, résistants, communistes, enfants de disparus, s’anime aussitôt. La vignette est colorée ; le personnage vibre ; Monica Sabolo l’a longuement interrogé. Évoquant les échappées chez ses grands-parents où l’enfant Claude Halphen lisait, l’écrivaine s’introduit et glisse un « comme moi » qui lui permet de comparer son goût de la lecture et celui du futur combattant. Là, le « comme moi » détonne. On touche aux limites de l’identification et de la fusion entre autofiction et histoire.

D’aucuns reprocheront à l’auteure une forme de naïveté. À 14 ans, Claude Halphen est à la rue, il a quitté le lycée et l’appartement familial, et il a choisi la violence, la lutte armée, les braquages et la mort, la bravoure : une vie tout autre, qui n’a rien à voir avec celle d’une jeune femme ayant grandi à Genève, certes, dans une famille un peu boiteuse.

La partie autofiction introduit aussi la dimension incestueuse de la relation père-fille. Là aussi, le fallait-il ? Nous prenons des gants parce que la question est délicate et engage les blessures de l’enfance, les plus profondes et les plus sourdes. Il n’empêche, le risque est de faire de cette douleur une simple convention littéraire. Heureusement, ici, elle est noyée dans le vivant récit de vies échevelées et folles de rage, de vies meurtrières et meurtries.

Nous parlons d’histoire récente, mais à lire ces confessions, on a l’impression qu’il s’agit d’histoire ancienne, finie et morte.

Quel regard l’auteure porte-t-elle sur ces parcours ? Un regard neutre. Monica Sabolo n’est ni fascinée, ni horrifiée, ni affligée. Elle se concentre sur des personnalités. Elle se garde de pénétrer le domaine de l’histoire intellectuelle, de l’histoire des idées, et plus encore, de l’histoire politique. En vérité, des idées et des combats, il y en a, mais elle ne s’en mêle pas. Elle se montre sensible à la sensibilité sociale de Joëlle Aubron, plus que directement sensible aux injustices sociales, par exemple.

C’est frappant si l’on compare avec un roman italien dont nous avons traité ici même, dans AOC : Cité engloutie. L’auteure, Marta Barone, soulignait le contexte social, la misère, le désir d’équité, l’espoir qui animait ces jeunes gens qui ont cru à la lutte armée. Mais sa position était différente puisque son père a été condamné pour « participation à une organisation terroriste » dans les années 80. L’emboîtement de l’histoire familiale et de l’histoire récente sanglante se justifiait davantage. Par ailleurs, l’empreinte laissée par Action directe est beaucoup plus faible que l’empreinte laissée par les brigadistes italiens. Les raisons sont multiples et ont été largement analysées ailleurs.

Nous parlons d’histoire récente, mais à lire ces confessions, on a l’impression qu’il s’agit d’histoire ancienne, finie et morte. Le roman de Monica Sabolo est entièrement tourné vers le passé, vers l’enfance et ses traumatismes ; il insiste sur le passage des années 70 aux années 80 tapageuses, mais il ne relève aucun lien avec le présent, les années que nous vivons. Comme si la violence avait disparu, ce que démentent nombre de manifestations jaunes comme la galère. Il n’y a pas lieu de s’en indigner ; la romancière est libre, elle donne beaucoup, elle a fait des choix et tenté de comprendre ce qui, au fond, fait plonger et tuer.

Monica Sabolo, La Vie clandestine, éditions Galimard, août 2022, 311 pages.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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