Hommage

Edward Bond, 1934-2024

Dramaturge

Immense dramaturge, Edward Bond est mort à presque 90 ans ce dimanche dans sa maison du Cambridgeshire. Née avec les angry young men des années 60, son œuvre aura connu son apogée, dans les années 90, parce qu’elle a su parler des grandes tragédies de l’humanité avec force et acuité, renouvelant ainsi le théâtre politique. Aujourd’hui encore, son travail – bien que quelque peu délaissé dernièrement par les professionnels – garde un écho considérable à l’heure où les bombes n’en finissent plus de tomber.

Edward Bond, qui est mort ce dimanche, aurait eu 90 ans cet été. Il y a trente ans, il passait la nuit de son 60e anniversaire au Festival d’Avignon, dans la cour du Lycée Saint-Joseph, pour assister à la mise en scène par Alain Françon de ses Pièces de guerre, une ambitieuse trilogie écrite dix ans plus tôt, introspection d’un monde dominé par la menace imminente de la guerre nucléaire.

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Dès la tombée du jour et durant sept heures, on y entendait des revenants de la fin du monde décrire les cités entières soufflées dans le ciel dans un sifflement universel de dérision, des populations agonisantes devenues une seule créature grouillante et décharnée s’écartelant dans les décombres, la traversée de pays vitrifiés sous un soleil vide ou de ruines monumentales enchevêtrées de corps comme des étrons de géants, la terre elle-même littéralement ossifiée, pétrifiée jusque dans les abris souterrains et traversée d’interminables orages noirs ; on y voyait un « Monstre » carbonisé in utero exposer la vie qu’il n’a pas vécu, l’armée ordonner un nouveau massacre des Innocents pour raison sanitaire dans une ville bombardée, un peuple d’enfants rescapés héritiers des dernières ressources du monde s’autodétruire à l’arrivée d’un nouvel homme peut-être porteur de maladie, une femme errer vingt ans à travers un désert stérile à l’échelle du monde en quête des raisons de sa souffrance portant un balluchon de chiffon qu’elle prend pour son bébé, un escadron perdu qui préfère se croire mort que survivant et s’entre-tue pour le prouver, une nouvelle communauté qui ne sait pas comment éviter de planter dans ses fondations les germes de la prochaine destruction ; des voix et des regards resurgis des profondeurs les plus obscures de l’histoire humaine, de Hiroshima et des propres réminiscences de l’auteur de son enfance sous le blitz et qui, en cet été 1994, donnaient un écho bouleversant aux horreurs alors d’actualité, les génocides en cours en Bosnie et au Rwanda, un flot de paroles et d’images qui traversaient sans ciller une assemblée hagarde dans la nuit hébétée pour finalement, aux toutes premières lueurs du jour, trouver un terme en déposant sur le plateau quelques os mêlés à des boîtes de conserve dans un vieux manteau.

Telles furent ces Pièces de guerre, et en deçà de la pléthore de commentaires qu’il a suscitée, c’est avant tout de cela qu’est fait le théâtre d’Edward Bond : une hauteur de pensée impressionnante, peut-être trop, enracinée dans le réel le plus implacable, mais développée par un imaginaire vertigineux, inépuisable, qui n’esthétise pas, ne polit pas, ne détourne pas, mais donne la mesure exacte, insondable, de ce dont il témoigne, et qui résonne de toute part dans la psyché de qui y assiste, un imaginaire qui, peut-être comme seul celui de Goya avant lui, permet de regarder nos cauchemars bien en face et de se tenir debout dans leur onde de choc.

L’aura dont jouit la figure d’Edward Bond dans le théâtre français est née de ces nuits de l’été 1994. Certes, quinze ans après une brève période de curiosité au début des années 1970 due essentiellement à un effet de mode pour un jeune auteur réputé sulfureux et vite éteinte par des spectacles peu convaincants[1], ses pièces connaissaient déjà un regain d’intérêt en ce qu’elles semblaient proposer une approche inédite du théâtre politique dégagé de l’héritage brechtien bien usé auquel la chute du mur venait de donner le coup de grâce[2].

Mais ce sont ces Pièces de guerre qui révélèrent ce que cet auteur était au-delà des comparaisons et qu’il ne rentrait dans aucune des attentes portées sur lui. Il fallait bien pour cela la persévérance d’Alain Françon et de l’équipe artistique qu’il dirigeait (parmi les interprètes, Valérie Dréville, Carlo Brandt et Clovis Cornillac). Tous ont témoigné que, durant ces six mois de répétitions pour ces représentations de sept heures qui se révéleraient triomphales, ils avaient dû réinventer leur pratique et leurs certitudes. Françon y trouva la maturité de son geste de mise en scène, le théâtre français découvrit une esthétique de représentation frontale, sobre, déterminée et concentrée qui contribua pour beaucoup au ton de l’époque et Bond y reconnut la forme d’adresse qu’il avait toujours cherchée pour son théâtre – la légende veut qu’au petit matin, après la représentation, il emmena son épouse danser sur le pont.

À partir de cette explosion initiale, la scène française connut pendant une bonne décennie un véritable « moment Bond », entretenu en premier lieu par Françon avec toutes les ressources du Théâtre national de la Colline, d’où il put non seulement continuer à mettre en scène ses pièces (six créations, plus deux autres après son départ de la direction de cet établissement) mais aussi diffuser l’idée du théâtre que Bond développait dans des essais volontiers pléthoriques et des conférences de haut vol. Y contribuèrent aussi l’activisme de Christian Benedetti depuis le Théâtre-Studio d’Alfortville et celui du chercheur et traducteur Jérôme Hankins qui organisa ateliers et rencontres avec Bond lui-même et s’attachait par ailleurs à faire découvrir son inattendu répertoire jeune public. Si cet élan s’est largement tari à la fin de la décennie 2000 et que les pièces de Bond ne sont plus jouées aujourd’hui dans l’institution, celles-ci circulent toujours parmi un public jeune, populaire et pas nécessairement intellectuel, loin des professionnels de la profession passés à autre chose.

Un théâtre façonné par l’exclusion sociale et par la guerre.

La place de Bond dans le théâtre français n’a pas d’équivalent, pas même dans son pays, où sa position est toujours restée ambivalente. Dernier venu de la grande génération de dramaturges lancés dans la seconde moitié des années 1950 (Harold Pinter, Arnold Wesker, John Arden, Tom Stoppard, l’équivalent de la Nouvelle Vague en France, parmi lesquels seule Caryl Churchill est aujourd’hui toujours active au théâtre), il est cependant resté un outcast au milieu de ces auteurs en majorité bourgeois et intellectuels.

Issu d’un milieu très défavorisé de l’East End londonien, Bond a été façonné dans son enfance et sa jeunesse par l’exclusion sociale, qui le jeta de l’école à 15 ans pour l’envoyer à l’usine et par la guerre, qu’il connut entre 6 et 10 ans par les bombardements de son quartier. Le théâtre n’est pas entré dans sa vie par l’éducation mais comme une révélation : une représentation de Macbeth vue à l’adolescence avec sa classe, dont il dit plus tard que ce fut la première fois qu’on lui parlait des violences qui s’étaient déchaînées sur lui. Aussi reconstruit a posteriori soit-il, cet épisode révèle bien le projet théâtral fondamental de Bond : constituer un espace imaginaire, un site, où pourrait se faire saisir ce que la sidération du réel nous rend inaccessible.

Bond fit une entrée fracassante sur la scène britannique en 1965 avec Sauvés, une pièce d’emblée insupportable où il exposait son milieu d’origine dans la brutalité de sa misère sociale, relationnelle, existentielle, moins pour la dénoncer que pour y montrer la quête désespérée de ses personnages pour comprendre leur situation et leur possibilité d’agir. Mais toute l’attention du public et de la critique fut focalisée par une scène, qui restera un jalon dans le théâtre anglais : l’agression jusqu’à la mort d’un nourrisson abandonné dans son landau dans un parc par une poignée de jeunes hommes désœuvrés que rien n’aura empêchés, un crime dans lequel se joue autant la relégation sociale, la socialisation par la violence, la frustration sexuelle, la haine de soi, les massacres bibliques et, encore, les bombes, reçues et renvoyées, vingt-cinq ans auparavant. La pièce provoqua un tollé et fut l’une des dernières interdites par la censure théâtrale (ce qui déclencha une campagne qui aboutirait à l’abolition de celle-ci), tandis qu’elle connaissait dans le monde entier succès et controverse, assurant une célébrité planétaire à son auteur[3].

Plus que ce scandale à double tranchant, cet événement fut le malentendu fondateur de tout le théâtre de Bond. La violence, dont il faisait son sujet parce qu’il y voyait le problème de fond de notre époque et qu’il croyait devoir exposer pour ce qu’elle est afin de pouvoir observer de quoi elle est faite, comment elle se construit et pourquoi elle est possible, cette violence oblitérait en réalité le regard du public, étouffait toute pensée. Jusqu’à la dernière, Dea, créée dans un théâtre municipal de la grande banlieue de Londres en 2016, en passant par Café au Théâtre de la Colline en 2000, la réception des pièces de Bond achoppera systématiquement sur cette violence à laquelle on les réduisait bien facilement, violence irrecevable parce que dénuée du réconfort de la déploration ou de la dénonciation, non transfigurée par l’esthétique, sans le secours d’une catharsis ou de l’empathie, irrécupérable, en réalité, par la consommation courante qui sait d’ordinaire la rendre anodine ou jouissive.

Ce rejet persistant ne fit jamais dévier Bond de sa ligne. Il persista toujours à croire, pour l’avoir appris des V2 et de Macbeth, que c’était seulement en se confrontant au pire qu’on pouvait lire le sens de notre époque, de notre culture, que la compréhension de soi, de l’espèce humaine, de ses possibilités et de ses périls (et peut-être une chance d’amendement ?) était à ce prix. C’est précisément là que, mégalomanie ou utopie, il situait obstinément, sa responsabilité d’auteur.

Malgré et grâce à ces polémiques, Bond, sans émousser ses intentions, resta un auteur de premier plan durant toute la décennie 1970, alternant grandes pièces en apparence conventionnelles (La Mer, Le Fou, Restauration) sur les scènes institutionnelles et actes brefs pour des troupes militantes ou universitaires. Constatant les limitations des canons du théâtre politique, il engagea progressivement son écriture dans une recherche plus ambitieuse qui aboutirait, à partir des Pièces de guerre, à son très grand théâtre de la maturité, un théâtre d’événement et d’analyse qui fait toujours confiance à l’imagination, qui ne se place pas au-dessus de son public, mais bien devant lui, qui regarde à l’échelle humaine les significations ultimes (« the kitchen table and the edge of the universe »), une authentique refondation du projet tragique, tout sauf consolant, mais qui donne sa chance à l’innocence de qui regarde et de qui agit, à même d’affronter les catastrophes du xxe siècle et les menaces du xxie et ainsi d’endosser la crise de l’humanisme – des pièces telles que Jackets (1986), La Compagnie des hommes (1988), Café (1995) puis, entre 1998 et 2005, une série de pièces dystopiques (dont Si ce n’est toi, Chaise, Sous-Chambre).

Cette période de son œuvre, celle qui fut justement relayée en France, ne connut à peu près aucun écho en Grande-Bretagne. À partir des années 80, la scène britannique, engagée dans un tournant consumériste pour survivre à la coupe réglée du néolibéralisme, n’avait plus de place pour Edward Bond, qui par ailleurs devenait de plus en plus exigeant dans sa volonté de contrôler la création de ses pièces, si bien qu’il finit à peu près complètement isolé de la vie théâtrale de son pays, n’entretenant de relation suivie qu’avec des compagnies très modestes – comme Big Brum, une petite troupe de théâtre pour enfants de Birmingham, pour laquelle il écrivit dix pièces.

Quelle que soit l’échelle, Royal Shakespeare Company, école de banlieue, université de province, Comédie Française, ou ce minuscule théâtre d’une trentaine de places, devant une scène de 3m² au premier étage d’un pub de Kilburn où je l’ai vu répéter avec fièvre à l’automne 2010, l’engagement de Bond dans son œuvre était d’une intensité inouïe. L’acte d’écrire lui-même, et la pensée incessante qui le motivait, étaient chez lui compulsifs, vitaux, et sa générosité envers qui y démontrait de l’intérêt, intégrale et sans réserve. Il consacrait encore une bonne partie de ses journées à répondre des pages entières de mail aux questions de tel étudiant indien ou de telle jeune troupe française qui lui envoyait des questions maintes fois posées.

À l’écart de tout dans le Cambridgeshire, dans sa grande maison enfouie dans un bois parcouru de paons, Bond n’a jamais cessé d’écrire, moins des pièces ces dernières années que de poèmes et surtout des essais, dans lesquels il poursuivait une réflexion très personnelle sur la fonction anthropologique et sociale du théâtre et qui s’emmagasinaient sur un site dédié. Il y a seulement deux semaines, il disait méditer un ambitieux poème, The White Plate, dans lequel il entendait mettre tout l’état du monde, mais qui ne sera finalement jamais sorti de sa tête. Il laisse ainsi plus de 50 pièces, écrites entre 1961 et 2019, qui ne rentrent pas toutes dans les dix volumes de ses Collected Plays[4].

Mais pour vraiment rendre justice à Edward Bond, dont l’image de prophète apocalyptique est si écrasante, il ne faut jamais oublier qu’à l’origine de ces pièces, qui entendaient placer les enjeux si hauts, à la hauteur de la condition humaine elle-même, et que les commentateurs, y compris l’auteur de ces lignes, ne semblent pas capables d’évoquer sans grandiloquence ni superlatifs, il y a un petit garçon prostré avec sa famille sous une table métallique dans la cuisine, qui écoute pendant des nuits entières tomber bombe après bombe, persuadé, à son bruit déchirant, que celle qui arrive maintenant est pour lui.

Ce texte est dédié à Elisabeth Bond-Pablé (1930-2017) et à Simon the gardener


[1] Demain la veille, par Georges Wilson en 1970, Lear par Patrice Chéreau en 1975, Sauvés par Claude Régy en 1972; qui laissa une meilleure impression.

[2] Entre 1991 et 1994, René Loyon monta Été, Bruno Boëglin, Jackets, Alain Françon, déjà, La Compagnie des hommes, Jorge Lavelli Maison d’arrêt, Alain Milianti, Bingo, et dans les années suivantes Claudia Stavisky monta Mardi, Christophe Perton, Lear, Ludovic Lagarde, Maison d’arrêt, Jacques Rosner, La Mer, Christian Benedetti, Sauvés, 11 Débardeurs et Existence, pour ne mentionner que les productions les plus visibles.

[3] Dans les dix années qui suivirent sa création, la pièce connut plus de 75 productions (dont 14 en RFA pour la seule année 1968), y compris derrière le rideau de fer et jusqu’en Argentine et en Nouvelle-Zélande.

[4] Respectivement : Edward Bond, Plays, Londres, Methuen Drama, 1977-2018. Les œuvres de Bond traduites en français sont publiées par les Éditions de L’Arche (27 volumes).

David Tuaillon

Dramaturge, Critique

Notes

[1] Demain la veille, par Georges Wilson en 1970, Lear par Patrice Chéreau en 1975, Sauvés par Claude Régy en 1972; qui laissa une meilleure impression.

[2] Entre 1991 et 1994, René Loyon monta Été, Bruno Boëglin, Jackets, Alain Françon, déjà, La Compagnie des hommes, Jorge Lavelli Maison d’arrêt, Alain Milianti, Bingo, et dans les années suivantes Claudia Stavisky monta Mardi, Christophe Perton, Lear, Ludovic Lagarde, Maison d’arrêt, Jacques Rosner, La Mer, Christian Benedetti, Sauvés, 11 Débardeurs et Existence, pour ne mentionner que les productions les plus visibles.

[3] Dans les dix années qui suivirent sa création, la pièce connut plus de 75 productions (dont 14 en RFA pour la seule année 1968), y compris derrière le rideau de fer et jusqu’en Argentine et en Nouvelle-Zélande.

[4] Respectivement : Edward Bond, Plays, Londres, Methuen Drama, 1977-2018. Les œuvres de Bond traduites en français sont publiées par les Éditions de L’Arche (27 volumes).