Art contemporain

Du turfu – sur « 100% L’EXPO » à La Villette

Critique d'art

« Qu’est ce qui anime les artistes à leur sortie d’école ? Est-ce qu’un artiste né au IIIe millénaire envisage autrement son rôle dans la société ? » Pour tenter de répondre à ces interrogations, Inès Geoffroy a conçu la sixième – et magnifique – édition de « 100% L’EXPO » à La Villette.

Il aura suffi de quelques mots de la ministre de la Culture le 19 mars pour enflammer le monde de l’enseignement supérieur artistique. Une annonce qui laissait entendre qu’il faudrait « fermer certaines écoles d’art », des mots parfois tronqués, parfois détournés, peut être mal interprétés mais très certainement symptomatiques et à certains endroits révélateurs d’une situation difficilement dissimulable pour une position exsangue et à certains endroits dramatique.

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J’en sais quelque chose, je dirige une école d’art.

Hasard ou coïncidence du calendrier la magnifique exposition « 100% » ouvre le 27 mars, quelques jours à peine après cette prise de position remarquée. Pensée comme un outil promotionnel à la fois pour les Écoles et pour les jeunes diplômés, l’entreprise se saisit à bras le corps des enjeux de nos formations d’aujourd’hui, des formidables écoles des créateurs qui peuplent nos territoires. En l’espèce cette nouvelle édition s’articule autour de six établissements avec les Beaux-Arts de Marseille, les Beaux-Arts de Paris, les Beaux-Arts Nantes-Saint-Nazaire, l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, Paris-Cergy et la Villa Arson à Nice. Un partage qui se fait ici entre mer et montagne, entre Est ou Ouest, entre les Écoles nationales et celles territoriales, à l’image de notre tissu d’enseignement et de ses pluralités dans l’hexagone.

Utopie concrète

L’intégralité de la grande halle de la Villette accueille le projet d’exposition dans un commissariat confié à Inès Geoffroy. À la perspective limpide de l’entrée dans les espaces obscurcis répondent, en toute simplicité, deux interrogations liminaires : « Qu’est ce qui anime les artistes à leur sortie d’école ? Est-ce qu’un artiste né au IIIe millénaire envisage autrement son rôle dans la société ? » Habité quotidiennement par ces méditations, je ne peux qu’être sensible à une entreprise d’une telle teneur. Nous entamons ainsi une maïeutique sur 3500 m2 laquelle s’ouvre notamment, avec une certaine épure, sur des interactions colorimétriques, depuis un vert puissant dans la scénographie proposé par Opale Mirman à l’incongruité rouge et pétillante du travail Yue Sun. En tout lieu et pour tous, il y a une volonté d’interroger et d’interpeler. Chez Yue Sun, la sculpture se dresse et s’incline sans cesse, petite entreprise du quotidien entre vigueur et fatigue des mauvais jours. Une façon, peut-être, de revisiter le modèle dit de « l’orant », ces statues placées en position de recueillement, visibles dans les églises. Peut-être s’agit-il aussi de lever le voile sur une condition de créateur entre ferveur créatrice et implacable relâchement.

En face, Carla Gueye, jeune diplômée de Paris-Cergy vient travailler dans l’espace une double résonance pour des travaux aux allures totémiques. Un premier écho se construit avec les territoires de l’artisanat et de l’art, composant depuis les « arbres à palabres » de tradition sénégalaise. Un second écho se construit dans les formes, dont les inspirations croisent les territoires asiatiques, européens et africains. Véritable pont entre les six continents, les Écoles d’art se font ici actrices d’échanges culturels et d’un enrichissement des territoires qu’elles irriguent. C’est par la rencontre et le melting pot de ces environnements que les œuvres parviennent jusqu’à nous, et cela depuis ces formidables terreaux de formation. Ici, dans le mystère à l’œuvre le créateur répète des mouvements psalmodiés mais investis d’une signification particulière et indéchiffrable. Méditation, concentration, silence. Et si cela disait quelque chose d’une volonté d’en faire moins pour être plus laudatif. Une démarche qui passe, notamment par une exploration de la matière muette.

Merzbau

Quiconque a un jour pénétré une École d’art et son contingent de formes, d’essais, de ratages, de réussites, de tâtonnements ou de fulgurances se souvient de l’incroyable bazar qui accompagne le génie créatif. Un merzbau pour citer le néo dadaïste Kurt Schwitters, avec son lot d’objets trouvés et recyclés, issus de glanages et/ou d’assemblages, portés par le désir de créer et de se raconter. L’installation Kids waiting for something de Solveig Burkhard s’inscrit dans une démarche similaire en mettant en scène un espace privé « où l’enfance et les catastrophes collectives rejoignent les traumatismes individuels ». Présentée à la manière d’une salle d’attente d’un cabinet de pédopsychiatrie pour une consultation qui ne viendra jamais, l’artiste nous propose de revivre l’expérience et cela en pénétrant dans une œuvre brouillonne et interactive. Si le moment a parfois déjà vécu, il se fait ici commémoration d’une enfance parfois volée ou encore abimée, sous prétexte de vouloir la soigner. Comme énoncé, l’œuvre dénonce un adultisme malvenu qui cherche systématiquement à canaliser nos imaginaires pour se faire tuteur. La violence se cache dans les détails, surtout si elle est symbolique.

Les murs parsemés d’écriteaux de la salle d’attente laissent entrevoir le lexique d’un ennui parfois clairsemé d’un militantisme contemporain lequel se fait, à son tour, miroir de nos nobles établissements d’enseignement. C’est une même radicalité scripturale qui transparaît de l’œuvre de Lina Goudjil lorsque cette dernière vient raconter, avec talent, la violence de notre temps sur le canevas des mots : « Justice pour Nahel », Paris 2024, désastre écologique et drone de surveillance… notre monde nous fait face dans un espace urbain, recomposé et réfléchi pour se donner à voir.

Bande organisée

On le voit, les Écoles d’art sont de formidables thermomètres de notre contemporain. Pour certaines pluricentenaires, elles composent un maillage des savoirs-faire techniques et théoriques sur l’ensemble de notre territoire. Elles permettent ainsi au plus grand nombre d’appréhender les métiers de la création sous ses multiples formes et dans des structures publiques d’enseignement supérieur. Elles forment aussi, comme on peut le découvrir dans l’exposition à une pédagogie d’atelier radicalement actuelle, entre travail collectif et singularité.

C’est notamment de cela dont témoigne les travaux des groupes des Impressions mutantes, collectif formé aux Beaux-Arts de Nantes-St Nazaire. Iels mélangent ici travaux d’impressions, commissariats d’exposition et photographies pour composer une œuvre polysémique et chorale. La Mélancolie des biomes œuvre de 2023 écrit la beauté et la puissance d’une formation au sein de structure d’enseignement supérieure en art et en design, c’est à dire une justesse de la réalisation et la pertinence d’un propos associés à la puissance d’un travail collectif. Impressions mutantes vient raconter les lignes de désirs qui écrivent nos sociétés, et cela en prenant appui sur nos humeurs et les modes d’expressions qui les écrivent.

C’est une même intention qui anime Marcelle Germaine, diplômée de la Villa Arson en 2021. Plaçant l’intime et le personnel au cœur de son propos, elle y développe une approche sensible entre pratique documentaire et œuvre plasticienne. À travers ces prismes distincts l’artiste donne à sa génération la possibilité de s’exprimer sur des sujets incontournables et éternels comme l’amour, la passion mais aussi la précarité et particulièrement celle du statut d’artiste. En traduisent les mots inscrits saisis dans le cellophane qui compose l’installation « Si je ne suis pas tendre avec mon art et avec moi, qui le sera ? » Remembering is work (2024) compile des conversations qui sont par la suite affichées, ou peut-être glissées, dans des dispositifs sonores hybrides. Ces derniers permettent aux publics de reconstituer des fragments de vie, une immersion au plus près dans le quotidien d’une artiste en école d’art et d’un jeune diplômé.

Stay in schlag

Néanmoins, et malgré la force portée par ce regroupement conséquent de dizaine d’artistes et cela pour plusieurs années et cohortes de promotion ; combien ne sont pas montrés ou restent invisibilsé.es. Si l’on constate avec joie, dans le champ créatif, la pluralité des parcours qui s’affiche avec force à l’occasion de « 100%, L’EXPO », la pluralité des parcours et des débouchés à l’issu des Écoles Supérieure d’Art et de Design restent méconnus et peu mis en valeur. De fait, la scène artistique émergente est largement présentée, avec force de pluridisciplinarité entre clubbing, performance, spectacle vivant mais aussi la diversité des pratiques et des approches artistiques dont la dernière production de Flora Bouteille qui s’écrit entre la Fondation Ricard et Lafayette Anticipation.

À cette puissance émergente qui s’incarne dans le monde de l’art répond le silence d’une foule devenue anonyme et qui s’épanouit dans une reconnaissance hors de la lumière des white cube : les 90 % formés à l’école de l’art et qui ne prennent pas le même chemin de l’atelier. Ces autres peintres de la vie moderne, racontés avec délicatesse dans l’œuvre précitée de Marcelle Germaine fatigué.es ou tétanisé.es devant la vie de misère et un travail si complexe à aborder. Ils viennent à leur manière écrire notre contemporain dans la production de contenus et construire avec talents ce que Richard Florida décrivait comme une « classe créative ».

Chaque année apporte et emporte son lot d’artistes parfois maudits et parfois bénis sur ce qui peut se nommer « les chemins de l’émergence ». « 100%, L’EXPO » avec la sélection proposée nous rappelle le rôle de l’école dans ce chemin et les promesses qu’elle constitue. En effet, on le constate à la Villette le modèle de référence semble s’imposer à nous est bien celui de l’école de la distinction plus que l’ancienne école des Beaux-Arts avec son joyeux bordel précité, ses divagations en tout genre et son image surannée. On le constate l’école d’art ne doit plus seulement former des artistes, elle doit aussi réussir à produire des références internationales. À un endroit l’Ecole est traumatisée par la surprésence dans les références internationales des artistes allemands, anglo-saxons et plus récemment asiatiques lesquels s’exposent sur les scènes artistiques du monde entier. Alors, aujourd’hui, les injonctions sont fortes, à l’image de l’entreprise « 100% » pour mettre le turbo afin de tenter de rattraper tout ce temps perdu et se rapprocher du modèle des fabriques d’étoiles que sont le Kings College, la HEAD de Genève ou encore la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf pour ne citer qu’elles.

Notre jeunesse

Le paradoxe de « 100% » est de maintenir vivant le mythe du « devenir-artiste » comme unique objectif, et de passer sous silence ces fameux 90% qui trouvent d’autres débouchés, que les écoles professionnalisent selon les injonctions ministérielles. En effet, les écoles d’art œuvrent depuis plus de vingt ans à construire (et déconstruire) des dispositifs avancés destinés à faire entrer de plain-pied le futur créateur dans la réalité du monde extérieur. On le sait, l’étudiant se retrouvera face à des obstacles et des contraintes de tous ordres et dans une précarité dont nous ne pouvons pas taire l’importance. Alors ses chances d’évoluer vont se construire avec sa connaissance d’un milieu difficile à décrypter.

Dans les écoles françaises, cette propension frise parfois l’absurde, laquelle témoigne d’une vraie réalité qui est celle de la difficulté à se frayer un chemin à travers le dédale des sentiers des premières années post-école. Il existe bien entendu des degrés divers et une polarisation nette entre ce que l’on pourrait appeler des dispositifs familiers : c’est-à-dire des mesures tendant à se rapprocher d’un extérieur proche, et des projections plus « lointaines » qui guident vers une reconnaissance en dehors de nos frontières. En effet, force est de constater que les voyages ne se contentent pas de former la jeunesse mais l’enrichissent aussi fortement sur le plan de l’inspiration.

Une autre question nous saute alors aux yeux, celle d’une jeunesse et de ses ambitions, de ses imaginaires, de nos imaginaires. Son portrait transparaît dans l’exposition « 100% », elle interroge avec brio une jeunesse créatrice aux rêves politiques, aux formes parfois criardes et aux revendication sociales fortes. Cette jeunesse je ne peux m’en sentir éloignée tant ces revendications trouvent aujourd’hui un écho fort dans l’établissement que je dirige, entre le peu d’avenir et l’inadéquation du monde à ses désirs. À cela nous ne pouvons rester sourds et nous ne pouvons regarder ailleurs.

« 100% , L’EXPO», une exposition de jeunes artistes sortis d’écoles d’art françaises à la grande halle de La Villette du 27 mars au 28 avril 2024, entrée libre.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art