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Après la défaite, que faire au Moyen-Orient ?

Romancière

L’échec est général au Moyen-Orient. La perspective à adopter désormais doit être aussi modeste et inventive que le désastre a été monumental et sans imagination. Comment s’y prendre ? Pas à pas, concrètement, en artisan, faisant le deuil de l’idéal au profit de l’utopie.

Le Moyen-Orient arabe est sinistré de A à Z. L’Irak et la Syrie sont dépecés. Le Liban, rongé jusqu’à l’os. L’Égypte en faillite. La Jordanie sous respiration artificielle. Le Yémen exsangue. L’Arabie Saoudite et les pays du Golfe, réduits à l’état de banques et de puits de pétrole. Israël peut compter sur ces derniers qui sont devenus d’excellents alliés. Netanyahu vient de promulguer la plus inconcevable des lois sans rencontrer de leur part la moindre résistance. Désormais, les citoyens israéliens non juifs sont officiellement indésirables, les colonies légitimes. La partie Est de Jérusalem est enlevée aux Palestiniens par la partie Ouest, celle-là même qui leur avait été enlevée en 1948.

Le tour de passe-passe a provisoirement abouti. La patience soutenue par la brutalité a payé. Le passé est à peine un souvenir. Il croupit dans les livres et les journaux qui lui sont consacrés. 1948/2018 : en 70 ans la Palestine a été méthodiquement effacée. Elle a réglé la dette de l’Europe envers le peuple juif. Ceux qui osent encore la défendre sont traités d’antisémites et ceux qui se battent contre l’antisémitisme sont traités de traîtres par les traîtres. Il n’y a plus une faille par où faire passer un brin de justice.

L’échec est général. Les Arabes ont dilapidé leur capital, y compris leur langue qui perd jour après jour de sa vitalité, de sa beauté. Sous une forme ou une autre, l’Islam s’est engouffré dans les vides. L’islamisme en est devenu la part malade dont les musulmans payent deux fois le prix : par l’ignorance pour ceux qui y adhèrent, par l’ostracisme et l’humiliation pour ceux qui le refusent. Les chrétiens arabes sont menacés un peu partout. Tout comme le départ des juifs avait appauvri les villes arabes qu’ils laissaient derrière eux, le départ des chrétiens est une calamité. À très peu d’exceptions près, on est en train de liquider la mixité. Il faudra bien qu’un jour l’État d’Israël regarde en face cette figure de ghetto entouré de ghettos qu’il aura voulu, ou en tout cas construit, alors même qu’il fuyait le ghetto. On ne bâtit pas impunément une identité nationale sur une identité religieuse.

Ce précédent – le premier au lendemain de l’effondrement de l’empire ottoman – a inauguré au XXe siècle la funeste fusion entre le politique et le religieux au Moyen-Orient. (J’ai soit dit en passant été édifiée par un article publié le 18 juin dernier par AOC, signé Dany Trom, qui réussit l’incroyable tour de force de dresser en 19 paragraphes un bilan des 70 ans d’Israël sans qu’y soient évoqués une seule fois, pas une seule, les Palestiniens… C’est dire si tout ce temps n’aura pas suffi pour rappeler au mal des uns le mal des autres). Bref, où que l’on soit dans cette partie du monde tous les compteurs du présent marquent DÉFAITE.

Cet horizon ne pourra se transformer en projet politique qu’après avoir fait le deuil de l’idéal au profit de l’utopie.

La question qui se pose maintenant est celle-ci : quelle est la perspective qui reste une fois que toutes les perspectives rationnelles ont été abolies ? Sans doute faut-il commencer par admettre que celle-ci pour exister, doit être aussi modeste et inventive que le désastre a été monumental et sans imagination. Fondée sur de petites solutions, de petites percées, elle ne peut être qu’inversement spectaculaire : à dimension humaine et sans éclats.

L’étoffe de cette région est si gravement déchirée qu’il faut avant d’espérer la recoudre, en stopper les trous, et, surtout, en recommencer une autre. Cet horizon qui reste à fabriquer et à découvrir, ne pourra se transformer en projet politique qu’après avoir fait, ce que j’appelle le deuil de l’idéal au profit de l’utopie. Par utopie, j’entends la capacité à imaginer et à laisser advenir du nouveau qui ne soit pris en otage ni par le dogme ni par le ressassement et le volontarisme.

Autrement dit : un changement de perspective opéré par un changement d’échelle. L’acceptation d’être au nombre des vaincus. Le renoncement aux mythes du passé qui ne soit pas un renoncement à la mémoire. La conscience des raisons pour lesquelles tout a dégénéré. « Tout » incluant les dites « révolutions » de cette dernière décennie, qui ont tragiquement échoué au Moyen-Orient.

Il s’agit comme l’écrivait Nietzsche dans les « Considérations inactuelles » d’utiliser la défaite pour penser, et un certain oubli, pour avancer. Il s’agit aussi quand on accuse le choc d’une catastrophe historique, d’avoir bien plus que soi à l’esprit. D’avoir à l’esprit ceux qui ont l’avenir devant eux. Pour eux, l’échec de la génération qui est la mienne, n’est pas une fatalité. Ils ont déjà, pour certains, pris le relais d’un nouveau langage. Des lieux de travail marginaux, constitués d’individus solitaires ou regroupés en petit nombre, font exister au plan social ou créatif de véritables bulles de résistance.

 Il nous reste le droit de rêver aux retrouvailles.

Cette nouvelle perspective que l’on pourrait appeler, en attendant mieux, la culture des îlots, se fonde sur des signaux de reconnaissance qui n’ont que faire des diktats. Internet y contribue fortement. Pas seulement. Le rapport humain y joue un rôle capital, y compris dans la solitude d’un atelier de menuisier ou d’artiste.

Le temps qui va désormais à une allure de bolide pourrait bien renverser, à terme, jusqu’à la notion de pays. En attendant ce jour, dont on ne sait s’il sera heureux ou tragique, pendant que le nationalisme et le communautarisme triomphent et alors qu’ayant tout perdu nous n’avons plus rien à perdre, il nous reste en effet le droit de rêver aux retrouvailles. De les organiser en petit nombre, comme on sème un jardin.

Des retrouvailles, au sens propre et figuré, entre individus qui ont, ou qui n’ont pas, le même souvenir du passé, entre celle ou celui qui a perdu l’un des siens sous une bombe américaine, une bombe israélienne, une bombe syrienne, iranienne, une bombe russe, une bombe turque, un explosif islamiste, un coup de couteau, le coup de fusil d’un mercenaire, un engin piégé, une séance de torture… mais pas seulement. Des retrouvailles entre le singulier et le singulier contre la multitude : entre l’athée, le musulman, le juif et le chrétien, le Palestinien et l’Israélien. Entre individus solitaires et solidaires qui, délivrés du devoir d’être pro ceux-ci, anti ceux-là, se trouveront libres d’aller vers l’autre d’où qu’il vienne sachant que l’ennemi niche dans les pouvoirs qui se servent des masses.

L’artisanat comme mode de résistance ?

Qu’il soit d’ordre politique ou strictement humain, l’exercice est artisanal. L’artisanat comme mode de résistance ? Oui. Car dans ce cadre, le combat concentré, ciblé, peut parvenir à ronger, un jour après l’autre, comme la lime d’un prisonnier les barreaux de sa prison. C’est aussi ce que font un certain nombre de Palestiniens, livrés à eux-mêmes, face à la machine qui nie et broie leur envie d’exister. Les bricolages valent mieux à l’heure qu’il est que toutes les manœuvres de guerre ou de paix, qui ont prouvé, à répétition, leur parfaite inefficacité, leur nuisance avérée.

Un pas, une phrase, un point après l’autre… c’est ainsi que je vois, notamment dans cette partie du monde, le moyen de résister à cette figure désormais informe et sans bornes de l’ennemi. Sans doute n’est-ce pas un hasard si j’ai été moi-même amenée à m’investir à Beyrouth et Ersal dans des ateliers de tissage et de broderie, où travaillent des femmes de Syrie, d’Irak, de Palestine et du Liban. Elles ont toutes enduré le deuil et la guerre. Et pour la plupart, la violence des hommes. Quand l’une d’elle raconte, en tissant, la dévastation d’un champ de mûriers par Daech à la frontière syro-libanaise – « Seul un arbre a survécu. Le propriétaire ulcéré l’a achevé » – l’idée lui vient de tisser cet arbre mort sur son tapis. Une autre brode la maison qu’elle a perdue. Une troisième, les pots de fleurs de son balcon à Bagdad.

Peut-être que les intellectuels ont quelque chose à apprendre de cette méthode qui consiste à préférer, au moins provisoirement, le vécu à la logique, le concret à l’abstrait, l’écoute des récits au récit des idées. Je veux dire qu’il y a symboliquement quelque chose de très fort dans ces gestes patients, et somme toute très humbles, qui remettent lentement en marche la couleur à partir de mémoires qui se racontent.

Voilà ce qui reste peut-être à sauver désormais, tous pays, toutes religions, toutes identités confondues : la possibilité d’entendre ce qui ne s’était pas encore dit et de créer des espaces qui, si modestes soient-ils, ne soient pas confisqués.


Dominique Eddé

Romancière, essayiste

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