Politique

Menaces sur la diversité (2/2) – humanité en péril

Géographe

Monopoles et trusts d’un côté ; autocrates et réactionnaires de l’autre : les agents économiques et politiques qui ressurgissent en ce début de XXIe siècle profitent de leur incroyable force de frappe pour uniformiser le monde. Après avoir traité de la biodiversité et des aspects culturels – la superstructure –, ce second volet d’un diptyque consacré aux menaces qui pèsent sur la diversité s’attaque aux puissances économiques et politiques – à l’infrastructure.

Dans le domaine économique, la tendance est clairement aux fusions-acquisitions, aux cartels et aux monopoles, avec tous les dérapages et les périls qui les accompagnent. Le premier exemple qui vient à l’esprit est bien évidemment celui des GAFA, ces géants de l’internet qui, à part Apple, n’existaient même pas il y a vingt ans et qui figurent aujourd’hui aux tout premiers rangs des empires mondiaux. Or, le problème réside autant dans leur situation de monopole que dans leur puissance. Est-il admissible que Google représente à lui seul plus de 90% des parts de marché des utilisateurs de moteurs de recherche et de services en ligne ? A-t-on seulement conscience de l’immense banque de données dont dispose Google sur ses utilisateurs ?

Même situation monopolistique pour la société Amazon, qui contrôle plus de 70% de la livraison à domicile de par le monde, qui détruit des milliers de petits ou grands commerces et qui menace désormais les centres-villes américains. Même si cette pratique n’est pas nouvelle, il y a quelque chose de choquant dans le fait de voir le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, faire monter les enchères auprès des villes américaines candidates à l’accueil du second siège social de la firme et prêtes à lui concéder pour cela des avantages fiscaux de toutes sortes.

Et que dire de Facebook (et sa filiale WhatsApp) et Twitter, les deux géants parmi les réseaux sociaux, dont on sait aujourd’hui de manière avérée qu’ils ont joué un rôle nocif dans les dernières élections américaine et brésilienne, fermant les yeux sur des millions de comptes haineux divulguant des fausses nouvelles en tout genre. Que ce soit à l’encontre de Google, Facebook ou Amazon, qui sont tous en situation de monopole, étrangement, ni la sévère loi américaine antitrust ni son homologue européenne n’ont été appliquées ni même sérieusement évoquées. Qui est de taille à s’attaquer aux GAFA ? Aujourd’hui, ces trusts sont tellement gros que leur puissance dépasse celle d’États d’importance moyenne et qu’ils échappent à tout contrôle alors même qu’ils mettent en danger nos démocraties.

Faut-il être naïf pour se réjouir du fait que la société Apple, le 2 août 2018, a pour la première dépassé la barre des 1000 milliards de capital boursier au NASDAQ !

Se souvient-on qu’il n’y a pas si longtemps, au début des années 2000, les experts prêtaient aux GAFA toutes les vertus, comme des parents naïfs attendris par les premiers babillages prometteurs de leurs nouveaux nés : n’allaient-ils pas permettre un égal accès à la science et aux services, de nouveaux moyens de communication gratuits ? Ces médias « citoyens » n’allaient-ils pas renforcer la démocratie ? Aujourd’hui, les nouveaux nés ont bien grandi, ils ressemblent plutôt à des grands frères (« Big Brother ») très intrusifs et omniprésents et, offrant un canal de diffusion inédit aux fakes news de toutes sortes, ils jouent avec le feu et menacent les démocraties. Eu égard à leur puissance, les start-ups dont on ne cesse de nous vanter les mérites font office d’aimables jouets qui épatent les économistes libéraux et divertissent les politiques – en attendant d’être rachetées, croquées par les ogres du NASDAQ ou du Dow Jones. L’Un s’accommode du multiple tant que cela ne lui fait pas de l’ombre ; il s’amuse de la diversité des jeunes pousses avant de les avaler.

Faut-il être naïf pour se réjouir du fait que la société Apple, le 2 août 2018, a pour la première dépassé la barre des 1000 milliards de capital boursier au NASDAQ ! Une somme tellement indécente pour une société qui échappe massivement à l’impôt, tellement sidérante qu’elle donne le tournis. Quant à l’éternel argument de Jeff Bezos et de ses collègues de la « tech » consistant à dire qu’ils n’interdisent pas la concurrence et même qu’ils la souhaitent, il ne tient pas longtemps au regard des multiples rachats d’entreprises florissantes que seuls ces mastodontes peuvent se permettre, à l’instar du rachat d’Instagram par Facebook en 2012 (racheté pour un milliard de dollars, Instagram vaut aujourd’hui 100 milliards…) ou du rachat de WhatsApp par le même Facebook en 2014. Amazon et Google sont également passés maîtres dans le rachat de sociétés secondaires, tuant dans l’œuf toute possibilité de concurrence et faisant fi de toutes les règles antitrust.

Pendant ce temps-là, les patrons de ces oligopoles investissent des sommes colossales dans l’intelligence artificielle, imaginent notre avenir à notre place et se rêvent eux-mêmes en Deus ex machina, mi-humains, mi-machines repoussant les frontières de la vie en un délire mégalomaniaque qui fait froid dans le dos. Et nous n’aurions toujours rien à redire ?! Rien à objecter, uniquement là pour consommer leurs nouveaux produits ? « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », se demandait Louis Aragon. Que dirait-il aujourd’hui ? Les mots ne viendraient-ils pas à lui manquer ?

La tendance monopolistique évidente chez les GAFA concerne aussi toutes les autres branches de l’économie. Depuis une vingtaine d’années, l’accélération des fusions et l’avènement des giga-monopoles laisse rêveur quant à leur pouvoir. Sur le plan financier, seules trois agences de notation financière, toutes les trois américaines, règnent sur la planète, distribuant bons et mauvais points aux États et aux entreprises en fonction de leur solvabilité et des risques qu’elles présentent. Ebranlées par la crise des subprimes de 2007, leur monopole aurait dû être entamé, une agence de notation européenne aurait dû pour le moins voir le jour. Il n’en a rien été. Non seulement rien n’a changé dans le système financier mondial mais au contraire, la situation s’est aggravée depuis dix ans avec la bonne santé des paradis fiscaux pourtant qualifiés de « trous noirs de la finance mondiale » et l’élargissement sans fin des possibilités de défiscalisation pour les « gros » (particuliers et entreprises).

La loi progresse, la Commission européenne a adressé en 2018 une amende record de 4 milliards d’euros à Google, après l’avoir fait pour Apple. Mais que représentent ces quelques milliards d’euros pour des mastodontes ?

Pour en revenir aux GAFA, est-il imaginable qu’un seul système d’exploitation (Android, filiale de Google) équipe 90% de nos smartphones, lorsqu’on sait que ce petit appareil devenu indispensable pénètre tous les foyers de toutes les régions du monde, et qu’il sait tout sur nos goûts et nos habitudes ? Est-il normal que la si vertueuse commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager et ses collègues aient donné leur feu vert à la fusion des deux géants de l’agrochimie, l’américain Monsanto et l’allemand Bayer, en dépit de toutes les règles antitrust en vigueur ? Que le produit phare de Monsanto, le Roundup à base de glyphosate, ait été quant à lui de nouveau autorisé pour cinq ans par la Commission européenne, en déni du principe élémentaire de précaution ? Est-il normal que la si réputée industrie automobile allemande ait truqué pendant des années les pots catalytiques de ses berlines roulant au diesel sans que ce cartel (Volkswagen, Audi, BMW, Mercedes-Benz) ait réellement été inquiété sur le sol allemand et européen ?

Soyons honnête : la loi progresse, la Commission européenne a adressé en 2018 une amende record de 4 milliards d’euros à Google, après l’avoir fait pour Apple. Mais que représentent ces quelques milliards d’euros pour des mastodontes dotés d’un capital boursier de 1000 milliards ? Une goutte d’eau. Et que peuvent nos institutions dépassées contre les armadas des gens de l’ombre, lobbyistes, conseillers et avocats d’affaire, qui traquent sans relâche la faille juridique, commerciale ou psychologique chez leurs interlocuteurs ? Sans doute n’ont-elles d’autres moyens que de composer, de « faire avec », quitte à se compromettre au point de copier-coller 200 pages d’arguments de la partie adverse, comme l’a montré l’affaire de l’autorisation controversée du glyphosate il y a quelques mois. Mais le scandale a vite tourné court et personne n’a été limogé. Une telle impunité en dit long sur le niveau d’intrication des intérêts de quelques-uns avec l’intérêt soi-disant général.

Bien sûr, une telle dérive de la planète économique et financière n’aurait pas été possible sans la participation active des politiques, à quelque niveau que ce soit. Loin de nous la volonté de présenter les choses sous l’image fausse et simpliste du complot ou d’un « tous pourris ». Simplement, face à un tel niveau de pression de la part des lobbys, du monde économique ou encore de leurs propres « amis », très rares sont les responsables politiques qui ne se compromettent pas. En outre, les scandales de corruption qui se répètent aux quatre coins de la planète sont là pour nous rappeler l’ampleur du phénomène.

Plus préoccupante encore est l’évolution politique générale qui, dans ce domaine aussi, tend clairement vers la promotion de l’Un aux dépens des autres, de tous les autres. L’élection récente de Jair Bolsonaro à la tête du plus grand pays d’Amérique du Sud nous rappelle, comme en miroir, celle de Donald Trump il y a deux ans. Dans les deux cas, des candidats hors-système, dépourvus de toute expérience politique, populistes, racistes, machistes, nationalistes et ultra-conservateurs ont déjoué tous les pronostics et se sont imposés. Leur élection porte un coup d’arrêt brutal à l’élan réformiste porté par leurs prédécesseurs (Lula et Obama) et laisse les commentateurs dans le même état de sidération que les chercheurs et analystes.

Comment est-il possible que le même pays, qui pour la première fois de son histoire avait élu un président noir, jeune, cultivé et progressiste, élise ensuite son exact contraire, un président blanc, âgé, grossier et inculte ? Par ailleurs, comment un pays qui a combattu la dictature militaire il y a 35 ans, qui a porté aux nues puis réélu triomphalement un ancien ouvrier métallurgiste, puisse ensuite accorder ses suffrages à un parfait inconnu, sectaire, brutal, droitier et nostalgique de cette même dictature ? À questions complexes réponses multiples, et je prétends d’autant moins avancer une explication valable que je reste, pour l’essentiel, dans le même état de sidération et d’incompréhension que juste après l’événement.

Ainsi, ce que les dirigeants Trump, Bolsonaro, Orban ou Salvini ont en commun, à part leurs discours populistes et démagogues, c’est la haine du multiple, du divers et du complexe.

Néanmoins, il me semble que ce que nous disent ces deux élections américaines, et plus généralement la progression, partout dans le monde et à peu près au même moment, des autocrates, des Poutine, Xi Jiping, Erdogan, Orban, Kaczynski, Milos Zeman, Matteo Salvini, c’est que dans un monde perçu comme menaçant, les électeurs font le choix de la protection ; et que dans un monde perçu comme complexe, ils font le choix du simple : ils optent pour l’homme fort, l’homme providentiel, celui qui va résoudre tous les problèmes – même s’ils n’y croient qu’à moitié. Ils préfèrent se ranger sous le parapluie de l’Un et de ses formules électorales magiques, surtout si cet Élu n’est pas issu des partis traditionnels ni de l’establishment honni par un nombre croissant d’électeurs.

Ainsi, ce que les dirigeants Trump, Bolsonaro, Orban ou Salvini ont en commun, à part leurs discours populistes et démagogues, c’est la haine du multiple, du divers et du complexe. Il n’est qu’à voir Donald Trump désengager les États-Unis systématiquement de ses relations multilatérales en matière politique et commerciale ; il n’est qu’à l’entendre vitupérer régulièrement contre l’ONU et toutes les organisations internationales. Face au multi(-latéralisme), Trump est mono(-maniaque), ou plutôt il ne jure que par le bi(-latéral), contrevenant à toutes les règles en vigueur à l’OMC. Côté européen, les Orban et Salvini insultent l’Union européenne plus souvent qu’à leur tour, et comme celle-ci ne sait pas se défendre, la partie est biaisée, le bouc émissaire tout trouvé. A leurs yeux, l’UE représente précisément ce qu’ils abhorrent : les frontières ouvertes, le multilatéralisme, des règles institutionnelles complexes, des compétences supranationales, un principe de solidarité, un Parlement européen, une Cour de justice… Pour ces autocrates apprentis-sorciers au verbe haut, l’UE n’est tout simplement pas compatible avec leur vision du monde et leurs rêves de grandeur.

L’Un ne supporte pas le multiple, ni le supra-, ni l’inter-, ni le trans-. Au fond, seul l’échelon national, celui où peut pleinement s’exprimer la souveraineté nationale, incarnée par lui et lui seul, l’intéresse. L’Un hait l’autre. Mais comme il a quand même besoin de l’Europe et de ses deniers, il se débat avec elle et contre lui-même, tentant de calmer ses pulsions de haine quand il s’agit d’obtenir quelque chose de l’UE. A ce titre, les crises, gesticulations, menaces et convulsions d’Erdogan à l’égard de l’UE au cours de ces dernières années sont particulièrement révélateurs. Ils sont à prendre au sérieux.

Tristes sires que ces autocrates qui émergent un peu partout, et triste monde que le nôtre. Que nous révèle-t-il ? Tout d’abord, que partout où les autocrates progressent, la démocratie recule, parfois dangereusement. La première visée est la liberté de la presse, suivent la liberté d’expression et les droits de l’homme. Quoi de plus logique ? L’Un ne saurait tolérer la libre expression des autres, ni la vraie démocratie, seul régime politique qui permet l’expression du multiple. Alors les experts en science politique, les chroniqueurs et les hommes politiques (cf. Emmanuel Macron) se contorsionnent et inventent de nouvelles expressions, comme « démocratures », « démocraties non libérales » (sic) ou « démocraties illibérales » pour qualifier sans les qualifier ces régimes nationalistes et autocratiques.

Ensuite, comment ne pas observer que parmi ces autocrates qui, faut-il le rappeler, sont à la tête des plus grandes puissances politiques et militaires du monde, on ne trouve que des hommes, blancs ou issus de la majorité ethnique dominante, de plus de 50 ans voire nettement plus, autoritaires, racistes, volontiers machistes et belliqueux ? A l’heure où la seule femme politique d’envergure internationale, Angela Merkel, vient d’annoncer sobrement qu’elle ne briguerait pas un autre mandat de chancelière dans deux ans, ce constat de l’absence total de parité à la tête des grands États est encore plus cruel. De même qu’est cruel le constat de l’absence totale de diversité ethnique, sociale ou religieuse à la tête de ces mêmes États. Dans des pays-continents qui se sont construits sur le mythe de l’assimilation, du melting-pot (États-Unis) ou encore du métissage (Brésil), où sont les Obama et les Lula d’aujourd’hui ? Certes, le résultat tout récent des élections à la Chambre des représentants américaine porte en lui une vraie lueur d’espoir avec l’élection d’un nombre record de femmes, dont des femmes noires et musulmanes. Mais leur chemin jusqu’à la Maison-Blanche sera encore long.

Bien que très différente, la situation de l’autre géant démographique de l’Asie, l’Inde, n’incite pas non plus à l’enthousiasme.

En Asie, la diversité ethnique ou religieuse n’est pas non plus de mise. Pire : elle n’est même pas admise. Ainsi, la Chine pratique depuis des décennies une politique d’assimilation forcée à l’égard de ses minorités religieuses, que ce soit envers les bouddhistes au Tibet ou envers les Ouïgours musulmans au Xinjiang. Les derniers rapports de l’association Human Rights Watch sont inquiétants, ils montrent un accroissement de la violence et de la répression exercée par les Han. En Chine plus qu’ailleurs, l’Un ne supporte pas l’Autre – qui pourtant était là avant lui et vivait de manière pacifique. Et comme cet Un-là est de plus en plus puissant, la « communauté internationale », qui a tendance à se réduire aux acquêts, assiste impuissante à la disparition planifiée du multiple – et ce, dans un pays de presque 1,4 milliards d’habitants ! Cette épuration ethnique qui ne dit pas son nom fait froid dans le dos.

Bien que très différente, la situation de l’autre géant démographique de l’Asie, l’Inde, n’incite pas non plus à l’enthousiasme. Certes, le « sous-continent » indien reste caractérisé par le divers et le multiple, avec sa myriade d’ethnies, de communautés religieuses, de langues et de cultures différentes. Mais la tendance va dans le même sens qu’en Chine. Depuis que le chef de file du parti nationaliste hindou BJP Narendra Modi est arrivé au pouvoir en 2014, les minorités religieuses, qu’elles soient catholiques ou musulmanes, sont régulièrement réprimées. Enfin, dans un cas extrême comme celui de la Birmanie, la répression ou plutôt le massacre de la minorité Rohingias entraîne un exode massif et inédit de la minorité vers le pays voisin (le Bangladesh), au risque de le déstabiliser à son tour. Ces dernières années, les poussées nationalistes des États autocrates ont généré des mouvements d’exodes et de migrations spectaculaires, que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, et ce n’est pas le moindre des maux actuels de l’humanité.

L’Europe n’est pas épargnée par ce regain de nationalisme et d’intolérance. En Hongrie, Viktor Orban a encore franchi un seuil supplémentaire dans ses diatribes ouvertement racistes, en osant affirmer en mars 2018 : « nous ne voulons pas que notre couleur soit mélangée à celles des autres ». En Pologne, les autorités ont dû annuler précipitamment une grande manifestation d’extrême-droite prévue le 11 novembre 2018 afin d’éviter des heurts avec des contre-manifestants ainsi qu’avec la manifestation officielle. Sans doute que dans les cortèges d’extrême-droite rejoints par les néo-nazis, on aurait encore entendu, comme en écho sinistre aux propos du Premier ministre hongrois, des slogans revendiquant « la Pologne pure, la Pologne blanche ». Comment accepter de telles paroles dans un pays qui a payé un si lourd tribu à l’idéologie de la pureté de la race imposée par le IIIe Reich ? Et en Allemagne même, qu’on a longtemps crue vaccinée contre le nazisme, comment accepter qu’à Dresde, à Cottbus et ailleurs, on voit ressurgir le salut hitlérien dans les manifestations hebdomadaires du mouvement Pegida ?

Face à la résurgence, partout dans le monde, de l’Un, de l’Unique, de l’homme autocrate et providentiel, face à la montée des intolérances que l’avènement de l’Un charrie irrémédiablement avec lui, que faire ? Comment ne pas se sentir totalement impuissant face à ce que l’on pressent être une tendance lourde ? Et question subsidiaire : que peuvent faire les universitaires, chercheurs et intellectuels (en tout cas occidentaux, quand ils ont encore la chance de pouvoir s’exprimer librement) ? Tout d’abord, faire leur travail : observer, analyser, puis dire et nommer les choses. Ne pas se contenter de fausses vérités ni d’expressions absconses, telles les « démocraties illibérales ».

Au contraire, démêler le vrai du faux, débusquer les néologismes technocratiques qui ne sont souvent que cache-sexes placés sur une réalité crue, dire les choses telles qu’elles sont, même – et surtout – quand ça fait mal. Opposer la complexité des faits aux discours réducteurs et caricaturaux des populistes ; démonter scientifiquement, un par un, leurs arguments ; face au rouleau compresseur de la pensée unique, présenter la diversité des opinions et des perspectives, susciter la curiosité, parier sur l’intelligence pour démonter les mécanismes de peur et de repli. Faire le lien entre des faits qui ne semblent pas nécessairement liés entre eux : montrer que les atteintes faites à la nature, aux espèces animales, au climat et à l’incroyable diversité de notre planète sont des atteintes directes faites à l’homme ; que partout où la diversité (naturelle, culturelle, politique) et la tolérance face à cette diversité régressent, le repli, l’entre soi, la peur et le populisme progressent.

Face aux enjeux planétaires qui sont les nôtres, chercheurs et universitaires peuvent-ils faire autrement que de s’engager ?

Ensuite, il ne suffit plus de dire mais il faut le faire savoir : à l’opinion publique, à la presse, aux associations et ONG, aux politiques en les interpellant sans relâche. Ces derniers temps, que ce soit au sujet des dérapages verbaux (savamment contrôlés) du leader de l’AfD Alexander Gauland en Allemagne, de la fusion entre Bayer et Monsanto en Europe ou du génocide des Rohingyas en Birmanie (qualifié comme tel par l’ONU en 2018), les chercheurs et intellectuels n’étaient pas en première ligne. Était-ce parce que leurs paroles, dans le flot ininterrompu d’informations, de fake news et de commentaires, étaient devenues inaudibles ou bien parce qu’ils n’avaient, au fond, pas grand-chose à dire ?

Dans le monde tourmenté et incertain qui est le nôtre, il est fondamental que les intellectuels et les chercheurs reprennent la parole pour reprendre la main, ne serait-ce que pour ne pas laisser aux prétendus experts et aux faiseurs d’opinion le monopole de la parole et la possibilité de parler directement à l’oreille des politiques. Face aux enjeux planétaires qui sont les nôtres, chercheurs et universitaires peuvent-ils faire autrement que de s’engager ? Sans renoncer à leur coeur de métier, l’enseignement, la formation, la recherche, la diffusion de savoirs scientifiques, ils doivent aussi, me semble-t-il, plus que jamais, sortir de l’enceinte confinée des colloques et des laboratoires pour participer à la vie de la cité, se faire entendre, reprendre leur place au sein de la res publica, à l’instar des climatologues dont le combat finira par porter ses fruits. Tandis que les plaques tectoniques de notre planète, climat, biodiversité, systèmes économiques et financiers, modes de communication, systèmes politiques, ensembles culturels, religieux et linguistiques, se mettent à bouger dangereusement, chercheurs et intellectuels ne peuvent pas faire du sur-place. Ils sont contraints de bouger également, de bousculer leurs habitudes, de réaménager leurs priorités pour faire évoluer leur métier et s’engager avec force pour la défense de tous nos communs.

Enfin, la parole des chercheurs est essentielle non seulement parce que c’est la seule à être scientifiquement fondée mais aussi parce que, loin d’être une simple parole de dépit ou de dénonciation, elle peut ouvrir des perspectives nouvelles et donc être porteuse d’espoir. Ainsi, il est frappant de constater que lorsque la démocratie est en danger, il se produit un électrochoc qui fait que les gens se mobilisent pour la défendre. Les États-Unis de Donald Trump en sont une belle illustration, avec toutes ces manifestations pacifiques pour défendre tout ce qui est menacé : la liberté de la presse, la liberté sexuelle, les droits des minorités, la vie (cf. les mobilisations contre le port d’armes). Les campus ne sont pas en reste où des universitaires courageux protestent contre l’odieuse chasse aux sorcières menée contre certains d’entre eux par des étudiants fanatiques au prétexte de blasphème contre telle minorité religieuse, ethnique ou sexuelle.

En Europe centrale et orientale, le sentiment démocratique n’est pas mort, loin s’en faut. Il s’exprime très clairement en Pologne, où la rue s’oppose à la confiscation de la justice par le pouvoir exécutif, où les femmes s’opposent courageusement depuis 2016 aux tentatives régulières du parti ultra-conservateur pour mettre fin au droit à l’avortement. En Russie où les manifestations de soutien à l’opposant Alexeï Navalny rappellent à Vladimir Poutine et au monde entier que la résistance reste active malgré tout. En Roumanie où des manifestations géantes se sont formées en 2017 et 2018 pour protester contre un décret visant à assouplir la réglementation anticorruption du pays. Quant à l’Allemagne, il serait bon d’insister sur le fait qu’à chaque manifestation de l’extrême-droite, même de grande ampleur, répond une contre-manifestation de plus grande ampleur. Le rôle des chercheurs en quête de vérité des faits est précisément là, lorsque celui de la presse et des médias sera de se focaliser sur le sensationnel, sur un salut hitlérien dans une foule d’anonymes, sur ce qui fait peur – et ce qui fait vendre.

Hybridez-vous, créolisez-vous, mélangez-vous à l’image de la nature, ne vous laissez plus empoisonner le corps ni la tête, faites corps pour refaire société, faites éclater le miracle de la diversité à la face de l’Un.

Face au rouleau compresseur de l’Unique sous toutes ses formes – celle du palmier à huile aux dépens des autres essences tropicales, de l’anglais « globish » lorsqu’il se fait aux dépens des langues vivantes, des oligopoles économiques aux dépens de tous ceux qui s’opposent à leur monopole, des intolérances religieuses qui ne supportent pas la diversité des confessions et des régimes autocratiques qui traquent les dissidents et les lanceurs d’alerte –, il faut opposer la beauté du monde et son inexpurgeable diversité. Revendiquer plus que jamais le multiple, qui est dans la nature, et la pensée complexe (Edgar Morin), qui est dans la nature humaine. Et s’il le faut (mais le faut-il ?), délaisser le « global », concept fumeux, et s’emparer du local pour sauver ce qui peut l’être : ici un squat d’artistes, là une ZAD, là un camp de migrants, là un bateau qui les secoure en Méditerranée, là encore un pan de forêt ou un lac menacé d’assèchement.

On le voit, il est beaucoup question de territoires. Mais il n’est pas que des territoires à défendre, il est aussi, heureusement, des territoires à prendre et d’autres à inventer. En France mais aussi en Italie, en Espagne et même aux États-Unis, il existe une myriade de lieux alternatifs dont la grande majorité de la population n’a pas conscience : squats, friches culturelles, fablabs, communs, tiers-lieux, éco-lieux culturels à la campagne, etc… Ne faudrait-il pas davantage les mettre en avant et les valoriser pour ce qu’ils sont : non pas des utopies temporaires pour doux rêveurs mais des alternatives potentiellement redoutables au libéralisme et à la pensée unique, la pensée de l’Un. Ces lieux, et bien sûr les acteurs, citoyens, associations, collectifs qui les portent sont tout ce que Donald Trump et consorts exècrent : ils symbolisent le multiple, la diversité, le dialogue, l’hybridation (des savoirs faire, des techniques, des pratiques artistiques, sociales et politiques), ils n’ont pas de but lucratif, ils permettent un accès ouvert (open access) aux données du Web et surtout, plus que tout, ils font société.

A partir du moment où des êtres humains se réunissent, même épisodiquement, et se sentent part d’un collectif, si petit soit-il, ils reprennent confiance en eux et ils peuvent se libérer du carcan que les puissants leur imposent. Tandis que ces derniers, un peu partout, se sont ingéniés à casser tous les collectifs à commencer par les organisations syndicales, à affaiblir les partis politiques traditionnels et à marginaliser les communautés, il est possible que ces lieux émergents, qu’ils soient tiers-, alter- ou communs, constituent l’un des derniers remparts à l’égoïsme le plus vil, au rouleau compresseur du capitalisme dans sa version la pire (néolibérale), à l’individualisation forcenée des individus et à ce nouveau malaise dans la civilisation qu’à la suite de Freud en 1929, nous ressentons tous.

Épilogue sur une note plus légère.
En plagiant une belle chanson de Claude Nougaro, on pourrait finir en musique et, à propos de ces tristes sires, inciter à :
« Dansez sur eux, dansez sur eux, le soir de leurs funérailles,
Embrassez-vous, enlacez-vous, le soir de vos fiançailles,
Etrennez-vous, étreignez-vous, il n’y a que cela qui vaille ».

Hybridez-vous, créolisez-vous, mélangez-vous à l’image de la nature, ne vous laissez plus empoisonner le corps ni la tête, faites corps pour refaire société, faites éclater le miracle de la diversité à la face de l’Un. Restez curieux et en éveil. Parlez-vous, détachez les yeux de votre téléphone portable et levez-les vers vos semblables, tous vos semblables. Revendiquez l’impur, l’autre, le bâtard, le dissemblable, l’étranger face au mythe mortifère et nauséabond de la pureté de la race et de l’avènement de l’unique.
PS : N’attendons pas le soir de leurs funérailles pour le leur faire savoir.


Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Face au présent

Par

Faire face au présent, le diagnostiquer, c’est aussi percevoir qu’il n’y a pas qu'un seul présent, le même pour tous, mais des présents. Et, de plus en plus, ces présents sont désaccordés. L'économie est... lire plus