Pour la construction d’une démocratie alimentaire
Depuis la seconde guerre mondiale, sept décennies d’un système commercial, concurrentiel et financier mondialisé n’auront pas permis d’éradiquer la faim et la malnutrition. En outre, elles auront été marquées par la surexploitation tous azimuts des ressources naturelles, par un dérèglement climatique que rien ne semble pouvoir freiner, et par un chapelet de crises de toutes sortes, notamment agricoles, pérennes dans les pays du Sud et ponctuelles dans ceux du Nord, en dépit de subventions massives en Europe et en Amérique du Nord. Si la mondialisation n’est évidemment pas la cause de tous ces maux, elle n’en est manifestement pas le remède. Mais au-delà du droit formel de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), quelle sorte de régime juridique faudrait-il concevoir pour faire évoluer le système économique dans le sens du règlement des problèmes constatés ? Les solutions doivent-elles être recherchées à l’échelle internationale, à celle des grandes régions ou des Etats nations, ou encore à une échelle locale ?
Si l’on s’en tient à l’alimentation, qui est en soi un des grands problèmes mondiaux, l’objectif assigné par la FAO réside dans la sécurité alimentaire, qui « existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Cette définition de la sécurité alimentaire a été adoptée lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996. Et c’est à ce même Sommet que les chefs d’État et de Gouvernement ont pris l’engagement « de faire en sorte que les politiques concernant le commerce des denrées alimentaires et agricoles et les échanges en général contribuent à renforcer la sécurité alimentaire pour tous grâce à un système commercial mondial à la fois juste et axé sur le marché ».
Compte tenu des résultats décevants, il faut bien admettre que ce « système commercial mondial » doit évoluer, sans avoir à invoquer une quelconque idéologie.
En fait, le problème vient de ce que ce système économique mondial n’est pas réellement libéral. Ou plutôt, il est libéral dans un contexte concurrentiel qui, lui, est faussé et n’est ni libre ni juste.
En effet, dans le secteur de l’agriculture et de l’alimentation, le système alimentaire est dominé par des monopoles et par des oligopoles. Les premiers concernent plutôt la production et le commerce des intrants (semences, produits phytosanitaires). Ils sont essentiellement établis par le droit des obtentions végétales et par le droit des brevets, légitimant en particulier l’appropriation directe ou indirecte de la nature et du vivant, à la racine de notre alimentation, interdisant très strictement la commercialisation des semences paysannes et conduisant à une déperdition de la biodiversité agricole.
Notre alimentation vient ainsi de semences industrielles qui sont censées garantir notre sécurité en étant identiques à elles-mêmes d’une génération à l’autre. Ce sont les mêmes sociétés qui produisent les intrants, pesticides, engrais, herbicides, antibiotiques… Certaines d’entre elles produisent également les médicaments dont la population a besoin pour soigner des allergies, un diabète, un accident cardiaque, un cancer, etc, pour lesquelles l’alimentation n’est nullement neutre. Dans la période récente, les six plus importantes dans le monde ont fusionné deux par deux : Bayer et Monsanto, Dow chemical et DuPont de Nemours, ChemChina et Syngenta.
Quant aux oligopoles, ils concernent plutôt l’industrie et la distribution agroalimentaire. Ainsi, le secteur de la distribution est dominé par de puissantes sociétés internationales comme WalMart, Carrefour SA, Schwarz group, Costco et quelques autres. Récemment, différentes enseignes ont d’ailleurs projeté de gagner en puissance en se regroupant pour créer deux « méga-centrales d’achat ». Ces regroupements ont été notifiés à l’Autorité de la concurrence qui a décidé d’enquêter compte tenu de leur très grande portée.
C’est entre ces géants, d’un côté, et les centaines de millions de petites entreprises et de paysans, de l’autre, que se joue une concurrence dont il est difficile de penser qu’elle puisse être libre.
Entre l’amont et l’aval, c’est le même type de paysage économique, avec les quelques poids lourds mondiaux que sont Nestlé, Unilever, Mondelez, Coca Cola, Pepsico, Mars, Lactalis et quelques autres. C’est entre ces géants, d’un côté, et les centaines de millions de petites entreprises et de paysans, de l’autre, que se joue une concurrence dont il est difficile de penser qu’elle puisse être libre et non faussée.
Or la communauté internationale ne s’est pas dotée d’un droit international de la concurrence, alors que l’efficacité de la propriété intellectuelle et celle d’un libre commerce sont très largement assurées par l’application qui est faite des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce. La jurisprudence de l’OMC renforce d’ailleurs des textes déjà par eux-mêmes rigoureux.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’agriculture est lourdement subventionnée dans les pays riches, que ce soit par des mécanismes d’aides comme en Europe, par des politiques de gestion de l’offre comme en Amérique du Nord, et par bien d’autres moyens directs ou indirects qui ne manquent pas dans tous les pays développés. Cela donne une économie de marché construite sur des distorsions de concurrence, en particulier avec les pays en développement qui n’ont évidemment pas les mêmes moyens d’intervention. Certes ces derniers pourraient protéger leur agriculture en imposant des droits de douane. Mais ils ne peuvent le faire que dans les limites étroites des règles de l’OMC et en sachant qu’ils subiront des pressions de la part des pays riches. C’est ainsi, par exemple, que les Accords de Partenariat Economique (APE), que l’Europe impose de fait aux pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, contraignent ceux-ci à réduire ou à supprimer leurs droits de douane. Dans le domaine agricole au moins, il est ainsi clair que les pays riches sont plus protectionnistes que libéraux.
Si le système doit évoluer, ce n’est pas au nom d’une idéologie. C’est parce que le marché est inéluctablement faussé si la concurrence internationale l’est elle-même. Et elle l’est faute d’un droit international ad hoc. La concurrence internationale n’est pas loyale en raison de règles commerciales qui laissent les mains trop libres aux pays développés protectionnistes et à des sociétés internationales trop puissantes.
Le résultat n’est pas négatif pour tout le monde. Un tel système permet de pratiquer des prix bas pour les consommateurs et une valeur ajoutée significative pour les opérateurs en amont et en aval de la production agricole. Mais les producteurs agricoles sont entre les mains de l’amont et de l’aval, avec des revenus hasardeux, insuffisants et démotivants.
Dès lors, peut-on rendre le marché plus juste ou peut-on l’encadrer ?
On peut songer à redynamiser la concurrence en incitant les agriculteurs à se regrouper massivement (grandes coopératives, organisations de producteurs) pour peser davantage dans les négociations. C’est une des voies choisies en France dans la loi du 30 octobre 2018 issue des États généraux de l’alimentation. Au sein du marché unique européen, il faudrait réduire drastiquement les distorsions de concurrence en uniformisant les normes sociales, fiscales et environnementales. Mais on voit mal comment une telle uniformisation pourrait avoir lieu dans un contexte de méfiance des citoyens et de désunion des États. Au-delà du territoire national et européen, on pourrait également chercher à uniformiser les normes de toutes sortes, à limiter les droits de douane et les obstacles tarifaires et non tarifaires. C’est l’objet de la politique européenne de négociation de traités bilatéraux de libre commerce avec les autres continents. C’est aussi l’un des objectifs d’un projet de réforme, mais actuellement assez improbable, de l’Organisation Mondiale du Commerce.
Il s’agirait de construire pour la vie du corps ce que l’exception culturelle offre à la vie de l’esprit.
Une autre voie consiste à encadrer le secteur agricole par des politiques publiques et un droit à la fois spécial et exceptionnel, avec pour objectifs de permettre aux agriculteurs de vivre de leur travail sans subventions et de garantir la sécurité alimentaire de chaque personne. C’est donc la voie d’une « exception agricole », affranchie des défauts d’un marché « unique » en Europe, pour y substituer différents espaces de marchés depuis l’échelle communautaire ou locale jusqu’à l’échelle internationale. L’exception agricole est en réalité assez simple à concevoir si on la pense sur le modèle de l’exception culturelle qui a trouvé sa place en droit international dès la fin de la seconde guerre mondiale et les débuts de la mondialisation du commerce (GATT). Personne ne s’offusque de ce que le prix des livres est réglementé, de même que le financement du cinéma, les diffusions à la télévision, l’accès démocratique à la culture, le respect de la diversité culturelle. Il s’agirait de construire pour la vie du corps ce que l’exception culturelle offre à la vie de l’esprit.
Le marché est mal adapté au secteur de l’agriculture et les Romains le savaient déjà en établissant « l’annone » qui faisait de l’approvisionnement et de la distribution des produits alimentaires de base une responsabilité de la puissance publique. Les Français ont eux-mêmes durement expérimenté l’inadaptation du marché avec la « guerre des farines » déclenchée par les édits de Turgot qui, à partir de 1775, conduiront à la révolution.
Mais peut-on contribuer à civiliser le marché avec les moyens du droit ? La réponse est sans doute négative car le droit est avant tout pensé pour assurer la stabilité du système. C’est assurément vrai, comme on l’a dit, pour le droit international. Il en va de même du côté du droit européen. En effet, le droit de l’alimentation, qui relève de la compétence de l’Union, sert essentiellement deux objectifs : établir des normes pour que la santé du consommateur soit préservée par des règles sanitaires et d’hygiène très contraignantes, ce qui ne signifie pas que les aliments soient de qualité, et surtout « réaliser la libre circulation, dans la Communauté, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux » (règlement 178/2002 du 28 janvier 2002 (art. 5).
Au fond, ce n’est pas par le droit européen de l’alimentation, tel qu’il a été conçu, que pourront évoluer les comportements alimentaires, les méthodes de production ou les circuits de distribution. Le droit de l’alimentation ne pourra non plus rien ou presque pour contrer le réchauffement climatique, la perte de biodiversité ou la dégradation des sols.
C’est pourquoi, en dehors d’initiatives internationales, européennes et nationales toujours nécessaires même si leur efficacité est limitée à court terme, il apparait nécessaire d’imaginer des voies d’évolution « par le bas », à partir d’initiatives de collectivités territoriales, de communautés et de citoyens.
Dans ce cadre, pourrait-on au moins poser les bases d’une « démocratie alimentaire » qui, elle, serait à même de donner un coup d’épaule dans le système ?
La démocratie alimentaire se caractérise par une dimension collective qui se mesure en termes de souveraineté et par une dimension individuelle qui se mesure en termes de citoyenneté.
Au plan collectif de la souveraineté alimentaire, la démocratie alimentaire est un moyen de construire un système alimentaire concerté, partagé et collectivement décidé. Il s’agit de démocratie parce que cela va impliquer l’ensemble des acteurs concernés par l’alimentation du territoire : opérateurs économiques, collectivités, institutions intermédiaires, associations, citoyens. Elle est alimentaire précisément par ce qu’elle détermine un système alimentaire propre au territoire.
Au plan individuel de la citoyenneté alimentaire, la démocratie alimentaire est le pouvoir donné à toute personne d’avoir accès à une alimentation suffisante, saine, de qualité, conforme à sa culture. Elle est aussi pour chaque personne le pouvoir de choisir son alimentation (diète, aliments) en fonction de critères également librement déterminés par elle. La démocratie alimentaire ne peut donc exister et se réaliser que lorsque la personne vit dans un pays dans lequel un système alimentaire permet de garantir à la fois un état socioéconomique de sécurité alimentaire sur le territoire et un droit à l’alimentation pour chaque personne sur ce territoire.
Comme dans toute démocratie, c’est à la fois la force des actions collectives et l’addition des choix individuels qui donnent le ton d’une démocratie alimentaire territorialisée. On peut créer des conseils alimentaires territoriaux, lier la restauration collective à des politiques publiques territoriales relatives à l’environnement, à l’installation de jeunes agriculteurs en bio, au défrichage de terres inutilisées, au développement d’une agriculture urbaine, etc. On peut aussi soutenir et accompagner toutes les initiatives associatives et citoyennes de transition alimentaire vers des Amaps, des circuits courts, une alimentation de saison, bio, de qualité, de création de marchés de proximité, etc. Tout cela combiné et convergent, relayé dans différents pays, peut avoir un effet puissant et bousculer le système alimentaire mondial. De telles innovations et initiatives sont déjà nombreuses sur tous les continents. Mais il n’est pas du tout certain qu’elles atteindront ce niveau critique qui, seul, permet de développer des conséquences sur les pratiques de l’industrie et sur le commerce international. Mais c’est précisément du risque d’être en minorité que la démocratie alimentaire tire sa légitimité.