Société

Un Nobel qui dérange : Peter Handke et le principe de responsabilité de l’écrivain

Enseignant-chercheur en littérature

Derrière l’attribution du prix Nobel de littérature à un admirateur de Slobodan Milosevic se trame une indulgence qui est peut-être le premier pas vers une véritable tolérance, voire une accoutumance. Certes l’œuvre n’est pas le reflet de l’homme mais si l’on accepte que les écrivains abdiquent leur responsabilité, c’est le début d’une dangereuse banalisation de l’injonction à la haine.

L’attribution du prix Nobel à Peter Handke a soulevé une vague d’enthousiasme mais aussi de protestations, en particulier en Bosnie et au Kosovo. Certaines polémiques refont surface, rappelant que l’écrivain autrichien s’est affiché publiquement comme un admirateur de Slobodan Milosevic, se rendant à ses obsèques et minimisant les crimes de l’armée serbe pendant le conflit en ex-Yougoslavie, notamment le massacre de Srebrenica.

publicité

Choisissant de défendre les auteurs de crimes de guerre et d’un génocide, s’inscrivant dans une tradition négationniste encore vive aujourd’hui, se faisant le porte-voix de la purification ethnique, Peter Handke nous rappelle que les écrivains ne sont pas préservés de basculer dans les délires racistes et xénophobes. Il serait bon de relire certaines de ses déclarations pour mesurer l’ampleur des choses et de s’interroger sur la manière dont la responsabilité historique d’un écrivain ne se fonde pas seulement sur l’allégeance à un parti politique mais aussi sur la façon dont il se positionne auprès d’un large public en embrassant les idées les plus barbares de son époque. Il leur confère de la sorte une légitimité intellectuelle accrue ; et l’institution qui le canonise en lui octroyant le prix Nobel ne peut pas se croire préservée d’une participation à leur reconnaissance au moment où elle sacre l’un de leurs porte-paroles.

Voilà en tout cas qui réactive un débat ancien concernant non seulement la place des écrivains dans notre société mais aussi l’autorité morale des instances qui les légitiment. Il importe de le dire clairement : le fondement de notre malaise face à l’attribution de ce prix Nobel provient de la difficulté qu’il y a à séparer l’homme de l’œuvre. On le sait, au moins depuis que Proust s’est insurgé contre les penchants biographiques de Sainte-Beuve, le Moi de l’écrivain n’est pas superposable au Moi de l’homme.

D’autant que tout écrivain adopte une posture, une image de lui qu’il construit aussi bien par ses textes que par tout ce qui les entoure, y compris ses déclarations publiques. En ce sens, celles-ci ne peuvent pas être entièrement écartées de notre perception et de notre compréhension d’une œuvre, même quand elles ne correspondent pas le moins du monde au contenu des textes publiés.

Il serait dès lors salutaire de prendre un peu de recul face à cette actualité brûlante afin de sonder la manière dont ces questions se posent aujourd’hui. Les déclarations de Peter Handke ne représentent en effet nullement un cas isolé mais participent d’une série dont nous pouvons mentionner quelques jalons qui, malgré leurs profondes différences, jouent une mélodie sous forme de thème et variations.

Certes c’est parfois l’œuvre elle-même qui se fait le relais des idées nauséabondes de leur auteur, comme les pamphlets de Céline – dont le projet de réédition scientifique en 2018 a soulevé une tempête médiatique. Mais, on va le voir, même dans ces cas-là, ce sont des arguments assez proches qui entrent en ligne de compte et un étrange air de famille apparaît presque systématiquement.

L’une de ces étapes a assurément été la retentissante affaire Renaud Camus qui, dans son journal publié en 2000 chez Fayard, La Campagne de France, dénonçait une surreprésentation de personnalités juives sur l’antenne de France Culture. En 2011, les choses changent de dimension puisque c’est le gouvernement français qui décide d’inclure Céline dans la liste de ses célébrations nationales. Une vive polémique s’ensuit, attisée par l’hostilité de Serge Klarsfeld en raison des positions et des textes antisémites de l’auteur.

La rupture engendrée par la seconde guerre mondiale ressemble à une sorte de scène primitive de la responsabilité de l’écrivain face à l’Histoire et au politique.

L’affaire aboutit au retrait de Céline de la liste bien que certains intellectuels s’indignent au nom d’une confusion entre le grand écrivain et l’antisémite, au nom d’une nouvelle forme de censure. En 2012, c’est Richard Millet qui défraye la chronique avec son Éloge littéraire d’Anders Breivik (éditions Pierre-Guillaume de Roux), publié l’avant-veille du verdict du procès de l’auteur des attentats d’Oslo et de la tuerie d’Utoya, en Norvège, en 2011, où il avait abattu soixante-dix-sept personnes. Les voix qui s’élèvent ne s’accordent pas toutes mais la polémique conduit Millet à démissionner des Éditions Gallimard.

Gardons-nous de tout amalgame. Les textes de Camus et de Millet usent par exemple d’une rhétorique sophistiquée et retorse, dissimulant habilement leurs appels à la haine. Ceux de Peter Handke salués par le Nobel ne laissent quant à eux rien paraître des sympathies criminelles de leur auteur. Mais à chaque fois, ce sont des tiraillements pétris d’affects entre l’éthique, l’esthétique, l’idéologique et le politique, qui entravent notre capacité à réagir collectivement et unanimement.

S’il est possible de cerner une origine commune à cette série d’affaires, c’est certainement dans le changement de notre rapport à l’Histoire au cours du siècle précédent qu’il faut la situer. Car la rupture entre les deux parties du siècle, engendrée par la Seconde Guerre mondiale, ressemble à une sorte de scène primitive de la responsabilité de l’écrivain face à l’Histoire et au politique.

Rappelons d’abord l’immunité aujourd’hui choquante dont bénéficiaient les écrivains antisémites au début du XXe siècle. Drumont et Maurras jouissaient à l’époque d’une véritable légitimité intellectuelle et politique. Leurs idées, véhiculées autant dans leurs œuvres que dans la presse, formaient un bain culturel reconnu, influençant directement la littérature et le débat public. Les choses changent toutefois dans l’après-guerre où, après l’ampleur du désastre, s’impose l’idée d’une responsabilité de l’intellectuel face à l’Histoire.

Le Comité National des Écrivains (CNE) et sa revue, Les Lettres françaises, décident de faire le tri au moyen de purges drastiques. On cherche à faire place nette face aux compromissions des instances littéraires du passé. Si Brasillach est fusillé, certains écrivains sont toutefois absous par leurs pairs, en particulier Céline, dont le génie continue à être célébré, comme si les questions politiques, idéologiques et éthiques ne faisaient pas tout à fait le poids devant les questions d’ordre littéraire.

En 1938, Gide, dans La Nouvelle Revue française, avançait déjà un argument qui, depuis, revient sans cesse sur le devant de la scène au cours des débats qui nous intéressent : le style. Gide n’a pas peur d’affirmer que Bagatelles pour un massacre est un exercice littéraire virtuose et non un texte politique. Un élément aujourd’hui encore prépondérant se doit d’en être déduit : l’excès fait partie de notre modèle du grand écrivain, dont on ne saurait stigmatiser l’emportement tant il est cause de notre fascination et de son génie. Et à cet excès, s’ajoute le sentiment que l’écrivain a le droit de s’exprimer librement, qu’il est un individu en marge du reste du groupe, un dissident salutaire face à la grégarité ambiante, même quand cette insoumission ne trouve à s’exprimer que par l’apologie du mal.

Un autre ingrédient essentiel de cette scène primitive est l’embarras des intellectuels à prendre position, à juger l’un des leurs. Ne prenons qu’un exemple : Sartre. Celui qui, comme nul autre avant lui, avait posé l’essentialité du principe de responsabilité chez l’écrivain. À un point tel qu’il déclarait, dans sa « Présentation » des Temps modernes en 1945, véritable manifeste de l’engagement des écrivains, qu’il tenait « Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression de la commune, parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. » Mais, de l’autre côté, il affirme en 1946, dans ses Réflexions sur la question juive, que Céline ne « croyait pas » à l’antisémitisme et que s’il « a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c’est qu’il était payé ».

Il interprétera bien plus tard, dans son Saint-Genet, comédien et martyr, l’antisémitisme de Genet comme une attitude privée de motivations idéologiques, politiques, ethniques, religieuses et historiques, en concluant qu’avec cet antisémitisme, « Israël peut dormir tranquille ». Il ne s’agit pas de réunir un tribunal de la postérité face à un penseur qui a eu l’immense mérite et le courage de coupler la liberté de l’écrivain à sa responsabilité. Mais son attitude est particulièrement révélatrice de la complexité qu’il peut y avoir à prendre position face ces controverses.

En tout état de cause, toutes les querelles qui secouent le monde des Lettres depuis les années 2000 nous rappellent que la question de la responsabilité de l’écrivain n’est pas réglée. Elles combinent plusieurs facteurs qu’il importe de mettre au jour : l’impossibilité d’aboutir à un consensus et la revendication d’une liberté absolue tout comme d’une forme de marginalité chez l’écrivain.

L’œuvre n’est pas le reflet de l’homme mais si l’on accepte que les écrivains abdiquent leur responsabilité, c’est le début d’une banalisation de l’injonction à la haine.

L’embarras qui saisit à chaque fois le monde intellectuel indique d’abord à quel point il est délicat de déterminer la manière adéquate de réagir. Celui-ci provient de l’affrontement de deux positions : les tenants de la liberté intégrale de l’écrivain et ceux de sa responsabilité. Il semble d’autant plus complexe de les faire converger que le risque est grand d’enfermer la condamnation de ces prophètes de l’abjection dans un diktat de la bien-pensance.

Les protestations, accompagnées de tribunes et de pétitions, prennent en effet très vite des airs de chasse aux sorcières dont savent tirer profit les principaux accusés. Il faut donc se défendre de tomber dans les mêmes travers que ceux que l’on dénonce : l’ostracisation et l’épuration. Les intellectuels de l’après-guerre l’avaient très bien perçu, eux qui décidèrent de mettre un terme aux purges dans le monde littéraire et signèrent par exemple une lettre demandant la grâce présidentielle de Genet en 1948.

Ce péril est d’ailleurs démultiplié par la dissidence que revendiquent les prédicateurs de l’intolérance face à une société qui est de la sorte renvoyée à sa bien-pensance moralisatrice. C’est parce que leur discours se donne comme réfractaire, parce qu’il s’affiche comme un contre-discours, qu’il relègue les autres dans un conformisme moutonnier. Exhibant leur radicalité et leur intempérance, ces écrivains se présentent comme les porteurs d’un refus des valeurs du groupe. Tel est le ressort le plus efficace à la séduction qu’ils exercent.

Il est de ce fait crucial de ne pas se laisser cadenasser par ces apôtres de la violence dans le piège du politiquement correct ou du débat strictement littéraire. Car c’est bien cet argument qui, en dernière instance, prévaut toujours : l’écrivain parlerait en tant qu’écrivain et échapperait donc à la réprobation morale. Il faut dès lors affirmer nettement d’où l’on parle et signaler avec force que ce débat est d’abord et avant tout politique, qu’il est impossible de le cantonner à une sphère littéraire privée de points de contacts avec notre société. Ce n’est pas en tant qu’écrivain ou lecteur qu’il convient de protester mais bien en tant que citoyen.

De sorte que la vertu de ce regard sur la longue durée nous autorise à mieux distinguer ce qui se trame derrière l’attribution de ce prix Nobel : une indulgence qui est peut-être le premier pas vers une véritable tolérance, voire une accoutumance. Certes l’œuvre n’est pas le reflet de l’homme mais si l’on accepte que les écrivains abdiquent leur responsabilité, c’est le début d’une dangereuse banalisation de l’injonction à la haine. Une banalisation qui se devine en arrière-plan de ce début de siècle rythmé par les imprécations d’écrivains auxquelles nous n’avons pas trouvé de réponse commune et auxquelles nous ne devons pas nous habituer.

Elle  fait partie des menaces les plus insidieuses et les plus graves qui pèsent sur une époque où la culture du dérapage est de plus en plus généralisée parmi les hommes politiques. La responsabilité dont il est question est donc d’abord la nôtre. Car il serait irresponsable de minorer ces prises de position hétérodoxes, même quand elles n’ont pas pour théâtre une œuvre littéraire. Nous ne devons ni céder à l’envoûtement pour l’insoumission ni sombrer dans l’anesthésie qui gagne notre monde, dans la cécité qui, peu à peu, s’empare des instances littéraires. Pour cela, il n’est peut-être pas inutile de conclure en rappelant le vigoureux et tragiquement lucide appel à la vigilance de Jean Cayrol qui achevait Nuit et Brouillard :

« Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? (…)

Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »


Maxime Decout

Enseignant-chercheur en littérature, Maxime Decout est professeur à l’université de la Sorbonne et membre junior de l’IUF