Société

Société de vigilance : l’introuvable signal du passage à l’acte

Philosophe et Psychanalyste

Le 8 octobre dernier, le président Emmanuel Macron a appelé les Français à la « vigilance » suite à l’attentat de la préfecture de Paris. Dans la foulée, le Premier ministre Édouard Philippe a tenu à préciser qu’il ne s’agissait en aucun cas de mettre en place une société de surveillance. Mais si surveillance et vigilance ne se recoupent pas exactement, si l’une est une activité et l’autre un état, sont-elles vraiment si différentes ?

Jeremy Bentham était un doux rêveur. Quand, en 1791, il a conçu une architecture circulaire assurant à un surveillant une capacité quasi panoptique, celle de voir d’un seul coup d’œil – ou presque – tous les comportements potentiellement délictueux, il comptait sur le pouvoir dissuasif de la surveillance. Il cherchait, disait-il, à frapper l’imagination plus que les sens eux-mêmes.

Si le plan panoptique est resté dans l’histoire un plan d’établissement pénitentiaire, il pouvait servir, dans l’esprit du philosophe utilitariste, à construire un hôpital ou à une usine et représentait même la société dans son ensemble, pour autant que les gouvernants doivent eux aussi être surveillés pour leurs malversations éventuelles ou leurs abus de pouvoir. Il s’agissait toujours de compter sur le déplaisir causé au contrevenant par la publicité de ses délits. C’est pour cette raison qu’au centre du dispositif se tenait une tour de contrôle capable d’assurer à celui ou ceux qui surveillent une vue d’ensemble en tournant le regard d’un quart de tour. Le guet classique s’en trouvait renouvelé.

Nous n’en sommes plus là. L’appel à une société de vigilance émis par Emmanuel Macron le 8 octobre après l’attentat qui s’était déroulé quelques jours plus tôt dans l’enceinte de la Préfecture de Police est d’un autre ordre. Le 18 octobre, d’ailleurs, Edouard Philippe a précisé qu’il ne fallait pas confondre « société de vigilance » et « « société de surveillance ». Selon lui, une « société de vigilance » n’est pas aussi dangereuse qu’une « société de surveillance ». Ce n’est pas à un Big Brother que le chef de l’État s’est d’après lui référé mais à une communauté citoyenne soucieuse de sa sécurité. La société de vigilance devrait donc donner vie à une nouvelle version de la citoyenneté, incarnée dans la figure du citoyen-vigile. Qu’en est-il ? Que la surveillance et la vigilance ne se recoupent pas exactement, c’est exact. Mais celle-ci comporte-t-elle moins de risques que celle-là ou n’est-elle qu’une euphémisation ? Et n’ont-elle pas certain nombre de points communs ?

Premièrement, il est vrai que surveillance et vigilance ne désignent pas tout à fait la même chose. La surveillance est une activité, la vigilance un état. L’état de vigilance convient cependant à celui qui se livre à une activité de surveillance. La vigilance est l’état de veille prolongé. Le vigile est celui qui ne dort pas. S’il vaut effectivement mieux qu’un surveillant soit vigilant, toute personne en état de vigilance n’a pas nécessairement à se livrer à une activité de surveillance. Le conducteur d’un véhicule est censé rester vigilant. Il n’a pas à surveiller quoi que ce soit, mais doit seulement à pas s’endormir au volant et ainsi faire face à la diversité des situations qu’il rencontre.

Une société de vigilance ne rompt pas avec la logique traumatique et nous transforme en citoyens guerriers, toujours en état d’alerte.

Le vigilant ne dort pas, non parce qu’il n’a pas sommeil, mais parce qu’il est en état d’alerte. L’hypervigilance est pour cette raison un élément du tableau des traumatismes. La plupart du temps, les sujets ayant subi une blessure psychique ne peuvent plus dormir, moins par insomnie classique, que parce qu’ils se tiennent malgré eux à l’affût d’un danger qui a pourtant disparu mais dont ils ne cessent malgré eux d’attendre la répétition redoutée. Le traumatisé est un vigile involontaire, toujours menacé, et en état de guet permanent. En demandant à chaque citoyen d’être vigilant, le gouvernement nous demande en quelque sorte de ne plus dormir. Le devoir de vigilance renforce, s’il était nécessaire, tous les empêchements de dormir qui caractérisent la société contemporaine, accélération, urgence, surtravail etc.

Car il est vrai que, quand tout va bien, nous dormons même à l’état de veille, dans le métro avec nos écouteurs pour être bercés de nos chansons préférées, dans la rue en rêvant à un ailleurs meilleur, ou au travail en pensant au loisir. La liberté, dans un état de droit, consiste précisément aussi en ce droit de somnoler toute la journée, tout en se livrant vaille que vaille aux devoirs sociaux. De même, le travail psychique avec les traumatisés, consiste, autant que possible, à recréer un sentiment de sécurité pour que le sujet s’autorise à nouveau à baisser la garde. Il faut se représenter quelle conquête psychique représente, pour un sujet traumatisé, de se surprendre distrait, « dans la lune ». Une société de vigilance ne rompt pas avec la logique traumatique et nous transforme en citoyens guerriers, toujours en état d’alerte.

Les jihadistes, on le sait, se mettent en état de trauma artificiel, en regardant par exemple des vidéos de décapitation pour exciter leur vigilance. Nous-mêmes obéissons à la même logique quand nous ne pouvons nous autoriser à oublier les menaces. La vigilance est une excitation qui ne parvient pas à se calmer. Même les sociétés en guerre ne parviennent pas à exiger cela de leurs citoyens. Ce qu’on appelle « la culture de guerre » est un mélange de précaution et d’insouciance assumée – en vertu de quoi on tient à continuer à voir des amis, à faire la fête, à aller à la plage etc. – tant l’état de vigilance constant est psychiquement invivable.

Deuxièmement, le panoptique benthamien avait pour but explicite de faire des économies de surveillance par rapport au guet classique. L’existence d’une police – de tout ce qui l’accompagne, notamment des services de renseignements – a pour finalité, dans un état de droit, de dispenser les citoyens du maintien en état de vigilance. La « ronde de nuit » est vigilante à notre place. L’institution étatique sert à nous permettre de circuler le soir dans les rues désertes sans éprouver le sentiment du danger, rappelait Hegel. La vigilance généralisée revient sur ce partage des tâches. La vigilance ne désigne donc pas « moins » de surveillance mais au contraire « davantage ».

Le passage à l’acte meurtrier obéit à une autre logique que celle de la radicalisation religieuse, laquelle peut même, dans certains cas, détourner de l’acte.

Troisièmement, qu’il s’agisse de surveillance ou de vigilance, les informations recueillies par celui qui surveille en vigile se situent toujours à un niveau comportemental. Or, ce qui importe dans une démocratie est de repérer les passages à l’acte imminents. Ceux-ci ne s’expriment pas dans des comportements. Seule une clinique structurale, comme fut celle de Jacques Lacan, puis de Marcel Czermak et de ses élèves, peut, à partir de l’écoute d’une personne, repérer les questions qui embarrassent à ce point un sujet qu’il ne peut plus répondre par du langage mais par des actes. Cela ne saurait être comportemental.

La vigilance à l’égard de « signaux faibles » nuira donc toujours davantage au dissident, à l’opposant, au névrosé angoissé adoptant l’attitude la plus suspecte, qu’au terroriste entraîné à brouiller les signaux d’alerte et à ne plus souhaiter répondre que par des actes, et non par des mots, volontairement cette fois. Le passage à l’acte meurtrier obéit à une autre logique que celle de la radicalisation religieuse, laquelle peut même, dans certains cas, détourner de l’acte. Il serait inquiétant que les citoyens-vigiles deviennent surattentifs à l’islam radical en détournant leur regard du risque de passage à l’acte des populistes d’extrême-droite, qui ne se tiennent pourtant pas tranquilles. Les attentats contre les synagogues de Halle récemment, de Pittsburgh en 2018, l’augmentation considérable des actes antisémites en France pour l’année passée, doivent nous rappeler l’existence d’un racisme radical n’hésitant pas à passer à l’acte sans émettre préalablement des signaux faibles.

On pourra mettre autant de caméras qu’on voudra dans les rues, et interdire à toute le monde de bailler dans le bus, on ne détectera que des comportements. Il n’existe pas de signal du passage à l’acte. Dans cette logique comportementale, il n’existe que des probabilités – et une proportionnelle inverse de risques d’erreurs. Il ne faut pas confondre la solidarité qui conduit à porter secours à qui est attaqué, agressé ou victime d’attentat, avec la vigilance. Il n’y a aucun courage à dénoncer un voisin porteur de « signaux faibles ». En quoi cela pourrait-il être civique ?

Surtout, ce qui s’avère tout à fait préoccupant dans les appels à la vigilance est le vœu politique de supprimer tout événement aléatoire. L’imprévisible n’a plus droit de cité. Tout doit être prévu et empêché avant qu’il ne se produise. Bien sûr, qui d’entre nous ne se réjouit pas à la nouvelle d’un attentat déjoué ? Mais les services de renseignements sont les premiers à savoir, loin de l’imaginaire qui les entoure, qu’ils ne sont pas tout-puissants. L’aléatoire fait partie de notre condition. Peut-être les politiques regagneraient-ils un peu de confiance de la part des concitoyens s’ils avaient parfois dire le courage de dire « nous ne savons pas », au lieu d’encourager la croyance magique en une omnipotence, qu’on attribue à ses parents dans l’enfance mais à laquelle on renonce en principe ensuite. Il n’y a pas de peuple enfant. Or, la logique de la prédiction absolue infantilise les peuples.

La société de vigilance risque de multiplier les situations kafkaïennes.

Bentham n’est pas le seul à nous apparaître rétrospectivement comme un doux rêveur. Les réformateurs de police, comme en France Alphonse Bertillon, l’inventeur, à la fin du XIXe siècle, du signalement anthropométrique, sont également loin du compte. Les fichiers permettant l’identification d’un suspect à partir de la forme du lobe du son oreille gauche ou de la largeur de son front étaient d’épais paquets de fiches manuscrites et agrémentées des premières photographies à usage judiciaire. Ils ne permettaient assurément pas la moindre prévision.

À l’heure de l’intelligence artificielle, il en va tout autrement. En quelques secondes, un ordinateur peut traiter des milliards de signaux faibles pour en sortir les profils à risque, et la reconnaissance faciale se charge de faire le lien avec la personne réelle. Malheur à qui se trouve par hasard cocher toutes les cases. La société de vigilance risque de multiplier les situations kafkaïennes, voire le cauchemar de La plaisanterie de Milan Kundera. La tyrannie des algorithmes, le dernier livre de Miguel Benasayag, montre que l’intelligence artificielle, loin d’être neutre, réduit les sujets humains à un simple « fonctionnement » aux dépens de leur existence.

Le sentiment d’exister, la liberté intérieure, mais aussi, au bout du compte la liberté politique, sont perdus. L’intelligence artificielle tend en effet à faire passer la subjectivité pour un « profil ». Nous ne sommes même plus des « moi » dotés d’une identité – ce qui est déjà en soi problématique – mais nous sommes devenus un certain nombre de traits qui constituent des signaux comportementaux rendant probables de notre part telle ou telle conduite, telle ou telle action. Plus que jamais, il faut répéter ce que chacun d’entre nous sait par expérience personnelle, à savoir qu’en tant que sujet parlant et désirant, il ne se réduit ni à une identité ni à un profil.

 


Hélène L'Heuillet

Philosophe et Psychanalyste, Maîtresse de conférence à Sorbonne université