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Hong Kong : la cité contre l’empire

Sinologue

Ce dimanche des élections locales à Hong Kong ont offert une large victoire au camp démocrate face aux partisans de Pékin. Ce rêve démocratique des hongkongais n’est pas nouveau, et le mouvement de contestation qui dure depuis plusieurs mois dans l’ancienne colonie britannique poursuit une longue histoire d’opposition de la cité au puissant empire chinois. Il est fondamental aujourd’hui de sauver Hong Kong, cité des libertés, pas seulement pour ses citoyens mais aussi pour notre monde de demain.

Si l’histoire politique européenne peut être examinée sous l’angle de la « cité » ou de l’« empire », puis de l’« État-nation », l’histoire politique de la Chine, on le sait, est avant tout l’histoire d’un empire. Certains historiens, tel le grand savant japonais Ichisada Miyazaki (1901-1995), pensent que la Chine a connu dans son histoire une période de « cités » avant son unification sous l’empire. Nous pourrions approuver sa thèse d’un point de vue historique, mais peu d’éléments montrent que la cité chinoise antique développa un esprit de liberté du même genre que les cités européennes anciennes telles Athènes, Rome, Venise… de l’antiquité jusqu’à l’aube de l’époque moderne.

C’est un fait historique. Même si les empires sont des formes alternatives qui se substituent à la cité et ont dominé pendant une longue période en Europe, cette âme de liberté propre aux cités persiste et survit.  On constate sa nouvelle incarnation institutionnelle moderne dans les États-nations démocratiques.

Du côté de la Chine impériale, la question politique se centrait pourtant sur deux questions : comment réguler les rapports entre le pouvoir central et le pouvoir local, et de quelle manière mieux administrer les sujets de l’empire. Les institutions impériales favorisèrent la paix et la prospérité qui en résultait, mais furent aussi à l’origine du chaos cyclique des dynasties et entravèrent le développement d’une société civile au sens moderne.

Cela à cause d’une rigidité et d’une centralité excessives, une inertie face aux changements, surtout dans les phases de déclin des dynasties. Même s’il existait de nombreuses villes dans l’histoire ancienne de la Chine, parfois très prospères et puissantes, elles n’ont jamais gagné l’indépendance dont les cités européennes disposaient. Elles restaient toujours sous la tutelle plus ou moins directe du pouvoir impérial.

Hong Kong est née avec la modernité, en fait partie, et témoigne du processus de la construction de la modernité chinoise dans tous les moments historiques importants.

Durant ces deux derniers siècles, l’ordre ancien de la civilisation chinoise s’est décomposé petit à petit sous le choc de la modernité ; une longue transition s’est amorcée. C’est dans ce long processus, et suite à la guerre de l’opium, qu’Hong Kong est apparu et a joué un rôle bien particulier. Cette ville est née avec la modernité, en fait partie, et témoigne du processus de la construction de la modernité chinoise dans tous les moments historiques importants.

Elle a contribué de manière déterminante à la formation du mouvement révolutionnaire vers la fin du XIXe siècle qui a enfanté la Révolution de 1911 et la Première République asiatique. Malgré sa chute pendant la guerre civile, après la Seconde Guerre mondiale, entre nationalistes et communistes, celle-ci existe toujours à Taïwan et connait une démocratisation réussie.

Tous les courants politiques et intellectuels, ainsi que nombre d’initiatives culturelles de la Chine moderne, trouvent leur origine dans le bastion hongkongais. D’une certaine manière, Hong Kong est le phare de la modernité chinoise malgré son handicap politique comme colonie britannique : les habitants ne disposent pas du droit de vote pour choisir leur dirigeant.

Après la guerre, profitant d’une conjoncture très favorable en termes de développement économique en Asie orientale, bénéficiant d’un système juridique à l’anglaise qui garantit les libertés individuelles, avec une main-d’œuvre abondante suite à l’exode massif de la population continentale fuyant le régime communiste, Hong Kong devient la « Perle orientale » avec une prospérité extraordinaire. Une culture nouvelle se forme à Hong Kong mélangeant la culture traditionnelle et celle de l’Occident moderne ; une société civile d’un nouveau genre dans laquelle le citoyen dispose de droits institutionnellement garantis vient de naître. À la périphérie de l’empire rouge, une cité de nature différente des villes traditionnelles chinoises émerge et s’affirme.

Il faut rappeler que depuis l’époque moderne, si de nombreuses cités comme Shanghai, Guangzhou, Tianjing… avaient suivi des chemins plus ou moins similaires à celui emprunté par Hong Kong, elles auraient eu la chance de connaître le même sort que Hong Kong dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais le cours de l’histoire en a décidé autrement : la prise du pouvoir par les communistes en Chine continentale et le système centralisé et planifié mis en œuvre ont changé définitivement leur destin.

Elles ont perdu leur particularité et sont devenues des rouages dans la grosse machine totalitaire. Il faut attendre l’époque de la réforme et l’ouverture pour qu’elles retrouvent certaines spécificités. Une culture de liberté demeure pourtant absente de la vie publique de ces villes.

La nouveauté de Hong Kong est forcément liée à ces deux particularités, son statut international comme Free port, et le rôle prédominant de la classe des commerçants dans la vie publique. Pour la première, elle aide Hong Kong à résister à la pression de l’empire rouge voisin et à maintenir son indépendance. Elle permet aussi à cette cité d’avoir une mobilité humaine rare et une capacité à absorber les informations nécessaires au niveau global pour devenir un centre financier mondial.

Pour la deuxième, la formation et la montée en puissance de cette classe d’hommes d’affaires modifie fondamentalement la structure sociale dont ont disposé d’autres villes dans l’histoire. Même si cette classe bourgeoise à la hongkongaise ne possède pas un pouvoir politique comme d’autres dans l’histoire européenne à cause du système colonial, l’administration britannique a quand même respecté les intérêts et les droits de cette classe, ce qui explique l’attitude plutôt bienveillante de cette dernière envers les Britanniques.

Dans la phase de décolonisation après la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques ont même envisagé de démarrer une démocratisation pour cette cité, mais nous savons maintenant qu’à cause de l’hostilité du pouvoir communiste, ce projet a été abandonné. Pékin peut accepter que cette cité reste sous les mains des Britanniques afin d’exploiter les avantages qu’elle pourrait fournir à une Chine communiste, acculée depuis les années 1950, suite à la guerre en Corée, par un monde occidental hostile. Le régime ne peut cependant pas accepter que cette ville à sa frontière soit démocratisée. Même s’il existait toujours certaines revendications démocratiques dans cette cité, Hong Kong est restée longtemps une cité libre sans démocratie.

La victoire des pro-démocrates envoie un signe très fort au gouvernement chinois et au monde entier de la volonté des Hongkongais de poursuivre leur rêve démocratique.

Le départ des Britanniques prévu au milieu des années 1990 change la donne. Par crainte d’être sous l’emprise d’un pouvoir communiste, la revendication d’une démocratisation devient de plus en plus forte à Hong Kong. La réforme et l’ouverture de la Chine continentale donnent l’espoir aux Hongkongais de réaliser ce rêve de pouvoir construire un barrage contre l’empiètement du pouvoir communiste dans les affaires de la cité et garantir les libertés.

Les réformateurs chinois de l’époque, comme le premier ministre Zhao Ziyang (1919-2005), leur ont promis qu’une élection libre aurait lieu après la rétrocession à la Chine. Le choix libre des députés et du chef exécutif de l’administration a été inscrit dans la déclaration conjointe entre les gouvernements chinois et britannique puis dans la loi fondamentale de Hong Kong (un genre de micro-constitution).

Mais la répression du mouvement démocratique de la Place Tian Anmen et la mise à l’écart de la branche réformatrice au sein du pouvoir suite à cet événement majeur renverse toutes les données. Malgré les revendications de plus en plus fortes de la part des Hongkongais ces deux-trois dernières décennies, l’espoir de voir une démocratisation à Hong Kong s’éteint petit à petit avec le renforcement du contrôle du gouvernement central sur Hong Kong, la richesse la plus précieuse et la force vitale de cette cité, la liberté, connait une érosion de plus en plus importante.

Pour Pékin, l’objectif final de sa politique sur Hong Kong est transformer cette cité en une ville bien encadrée par ses politiques, surtout sans menacer le pouvoir communiste sur le continent, malgré certains privilèges en terme juridique et économique, selon la formule « un pays, deux systèmes ». Cela risque de faire de cette cité une ville semblable à n’importe quelle ville chinoise sous son administration.

Grâce aux ressources accumulées depuis la mise en œuvre de la politique de réforme et d’ouverture – Hong Kong ayant contribué largement à sa réussite – l’empire rouge a connu une véritable phase d’expansion sous le règne de Xi Jinping, et tente alors d’accélérer son emprise sur cette cité. C’est ce qui a mené au mouvement des Parapluies (Occuper le Central) en 2014 et à la protestation actuelle contre la Loi d’extradition vers la Chine continentale. Au moment où nous terminons cet article, la victoire des pro-démocrates dans l’élection locale à Hong Kong envoie encore un signe très fort au gouvernement chinois et au monde entier de la volonté des Hongkongais de poursuivre leur rêve démocratique.

La transition de l’empire vers une forme de modernité, d’État-nation, n’est toujours pas achevée en Chine. L’empire se déguise sous forme de nation. D’ailleurs, d’une certaine manière, l’établissement du pouvoir communiste en Chine pourrait être considéré comme une restauration de l’ancien système impérial avec des moyens et une idéologie modernes.

Après une période d’assouplissement suite à la catastrophe de la Révolution culturelle de Mao, cet empire rouge est en train de re-centraliser le pouvoir en montrant des traits néo-totalitaires avec les nouvelles technologies numériques. Il tente d’étendre davantage son terrain d’influence dans le monde, et Hong Kong est sa première proie. Est-ce que Taïwan sera la suivante ? Est-ce que ce monde acceptera cette expansion ou tentera de lui résister ? Questions primordiales pour les années à venir. En ce moment d’incertitude historique, il faut sauver Hong Kong, cité des libertés. Pas seulement pour les citoyens de Hong Kong mais aussi pour notre monde de demain.


Lun Zhang

Sinologue, professeur d’Etudes chinoises à l’université de Cergy-Pontoise et chercheur associé au Collège d’Etudes mondiales (FMSH, Paris)