Economie

L’économie sociale et solidaire n’est pas soluble dans le capitalisme

Historien

Alors que vient de s’achever le mois de l’ESS, l’économie sociale et solidaire s’interroge sur un héritage à la fois concurrencé et banalisé. Partagée entre l’héritage associatif et le risque d’une récupération néolibérale, l’ESS se trouve à un tournant : pour ne pas en rester aux réactions défensives visant à préserver ses spécificités, elle esquisse un discours politique qui l’inscrit dans les «utopies réelles», des expérimentations sociales dont le but est de provoquer un changement institutionnel.

La loi Pacte du 23 mai 2019 a créé la qualité de « Société à mission » à destination des entreprises, d’abord des sociétés commerciales mais aussi des mutuelles ou des coopératives. Pour cela, l’entreprise doit préciser sa raison d’être, fixer ses objectifs sociaux et environnementaux, créer un comité chargé de leur suivi et procéder à une vérification de leur exécution par un organisme tiers.

publicité

Cette démarche, inspirée de la certification « B Corp » américaine, s’inscrit dans le long mouvement de réforme de l’entreprise. Elle percute les organisations de l’économie sociale et solidaire, qui ont traditionnellement le monopole de l’utilité sociale. Concurrencée sur son terrain par les sociétés commerciales d’un côté et toujours menacée de banalisation de l’autre, l’ESS risque la dilution.

La source associationniste

C’est pourquoi il est nécessaire de réaffirmer son projet. À la différence de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE), l’ESS est d’abord à comprendre comme une action collective, qui participe de la construction d’un espace public abolissant la séparation entre l’économique et le politique. C’est le creuset d’une citoyenneté économique, corollaire de la citoyenneté politique.

Alors que le droit des sociétés est reconnu dans le Code civil de 1804, le droit d’association reste ignoré. Pire, il est même bafoué par une législation répressive qui prolonge la loi Le Chapelier de 1791 supprimant les groupements intermédiaires entre les individus et l’État. Ces entraves freinent mais n’empêchent pas la persistance des formes collectives anciennes, lesquelles se transforment progressivement au cours du premier XIXe siècle pour se conjuguer aux revendications démocratiques, notamment en faveur du suffrage universel.

Le pluralisme social, rejeté par notre culture politique de la généralité, connaît ainsi des développements nouveaux à travers l’émergence de l’associationnisme, expression de la fraternité des ouvriers. Les travaux de l’historien William H. Sewell sur les gens de métier ont révélé la polysémie du mot d’association, qui devient le cadre d’action collective dans le contexte des grèves de l’automne 1833. L’association peut être un pré-syndicat, qui régule une profession vis-à-vis des maîtres. Elle peut aussi être une pré-coopérative, souvent conçue comme devant fonctionner le temps de la lutte, mais s’inscrivant parfois dans un projet plus durable inspiré du manifeste de Buchez qui propose la constitution d’un « capital social, inaliénable, indissoluble » pour organiser collectivement le travail. Elle peut enfin être une association rassemblant les ouvriers de toutes les professions, au fondement du surgissement d’une conscience de classe, à l’instar de l’ambition du cordonnier Efrahem.

La solidarité démocratique, au cœur du projet associationniste, favorise la décantation d’une société civile autonome, dont la révolution de 1848 constitue l’apogée provisoire en consacrant les associations ouvrières dans le décret du 25 février, signé notamment par Louis Blanc, qui reconnaît la liberté de s’associer en même temps que le droit au travail.

Les deux tendances

Cette source associationniste est à l’origine des statuts accordés aux organisations qui composent aujourd’hui l’ESS et font l’objet de lois spéciales. Le jacobinisme français est amendé. Au nom de la solidarité, devenue sa doctrine sociale, la IIIe République adopte plusieurs lois spéciales au tournant du XXe siècle, qui octroient un rôle de régulation économique et sociale aux corps intermédiaires, mais cela à partir d’une différenciation fonctionnelle qui aboutit à en affaiblir la portée générale, jusqu’à faire disparaître pour quatre décennies la notion même d’économie sociale.

La loi de 1901 sur le contrat d’association vise surtout à instituer une liberté civile, même si de nombreuses activités économiques prennent peu à peu ce statut. La charte de la mutualité est votée en 1898, tandis qu’une multitude de statuts coopératifs sont créés, la coopérative d’habitat à bon marché en 1894, la société coopérative ouvrière de production en 1915, la coopérative de consommation en 1917, les banques populaires en 1917, les coopératives d’artisans en 1923…

À la faveur des réarrangements institutionnels entre l’État et le marché, l’économie sociale et solidaire ressurgit à partir des années 1970, d’abord en défense d’une identité reposant sur deux piliers, la propriété sociale et la gestion démocratique, puis comme réponse à la nouvelle question sociale et à la question écologique, avec l’ajout d’un troisième pilier, l’utilité sociale.

L’ESS est aujourd’hui traversée par deux tendances. La première l’arrime au projet néolibéral à travers la figure de l’entrepreneuriat social, qui se caractérise par la managérialisation de l’ESS, sa colonisation par les normes de gestion des grandes entreprises, d’une part en faisant du social un business et, d’autre part en cherchant à maximiser son impact social, lequel doit être mesurable. La seconde l’ancre dans ce qu’on a pu appeler les « utopies réelles », c’est-à-dire des expérimentations sociales qui ont pour but de provoquer le changement institutionnel.

Vers un projet politique

Prise en étau entre le Nouveau Management Public (NMP) et la RSE, sous la pression de l’ascension idéologique de l’entrepreneuriat social, l’ESS est aujourd’hui à un tournant. Pour ne pas en rester aux réactions défensives visant à préserver ses spécificités, elle esquisse un discours politique. Pour le président d’ESS France, Jérôme Saddier, elle est « la norme souhaitable de l’économie de demain, respectueuse des ressources humaines et naturelles ». L’ESS ne défend ainsi plus une biodiversité économique face à la poussée uniformisatrice du marché, mais propose un changement institutionnel dont elle serait l’épicentre.

L’hétérogénéité de l’ESS, où l’on croise par exemple des secteurs très insérés sur le marché comme les banques coopératives, la coopération agricole ou le commerce associé, oblige cependant à préciser le référentiel global sur lequel elle entend appuyer son projet politique. La théorie des communs peut ici être mobilisée, non seulement parce qu’en écho à l’ESS, son approche la situe entre la propriété publique et la propriété privée, mais aussi parce que, centrée sur la gestion des ressources collectives, elle intègre d’emblée les enjeux écologiques, sociaux et démocratiques.

Dans le prolongement des travaux d’Elinor Ostrom, les communs sont souvent définis comme des ressources partagées et gouvernées par des communautés selon un système de droits et d’obligations. Mais il est possible, en suivant Pierre Dardot et Christian Laval, de les concevoir plus fondamentalement comme une co-activité instituante, un « agir commun » édictant des normes axiologiques et juridiques. La théorie des communs renoue alors avec l’utopie démocratique d’une société auto-instituée.

Si l’ESS a pour objectif de devenir la nouvelle norme économique souhaitable, elle ne doit pas simplement s’arc-bouter sur ses valeurs, mais se positionner en pivot de la régulation socio-économique et de la gouvernance politique. Son projet politique doit aussi être un projet stratégique. C’est en travaillant l’articulation entre action collective et action publique, l’alliance entre les communs et les instances politiques, que l’ESS parviendra à modifier l’imaginaire social. Captant les signaux faibles des nouvelles aspirations et des nouveaux besoins sociaux sur les territoires, elle doit pouvoir construire les problèmes et les solutions de demain. L’ESS doit, dans le même mouvement, jouer le rôle de défricheur et de diffuseur des possibles pour la transformation écologique et solidaire de la société.


Timothée Duverger

Historien, Maitre de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, directeur de la Chaire TerrESS

Le goût de la politique

Par

Bien que les débats relatifs à l'alimentation – en particulier à l'agroalimentaire – soient nombreux, le goût en tant que tel est certainement l'un des cinq sens les moins politisés. Pourtant, ses... lire plus