Politique

Qui veut sauver la politique ?

Conseiller municipal de Fleury-Mérogis, Enseignant

La politique est-elle en danger de mort ? Au niveau local, le constat d’une déconnection des grands enjeux sociaux se fait de plus en plus criant, les initiatives politiques locales se voyant phagocytées par un pouvoir central dont le néo-libéralisme grimé en idéologie du consensus déconflictualise la vie politique. Les nouvelles formes d’indignation survenues ces dernières années parviendront-elles à infléchir ces tendances ?

La scène se passe sur un parking, un soir d’élection municipale partielle, il y a moins d’un an. Ce jour là, nous sommes – comme souvent ces dernières années – dans le camp des défaits. Dans l’Hôtel de ville, situé à quelques dizaines de mètres, les partisans de la liste adverse qui vient de remporter l’élection se rassemblent peu à peu. Dans cette soirée d’hiver, après plusieurs heures passées dans le froid à faire le tour des bureaux de vote, puis des quelques lieux fréquentés où croiser les derniers électeurs indécis, les lumières de la salle du Conseil Municipal ont quelque chose de rassurant, même pour les perdants du jour que nous sommes.

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À vrai dire, nous ne sommes pas abattus. Ayant incorporé depuis des années cette « mélancolie de gauche » qui veut la défaite soit un état constitutif du long chemin vers l’horizon révolutionnaire, nous déroulons avec un sens pratique acquis et pratiqué les motifs de satisfaction de la situation présente. Les victoires invisibles que comporte tout combat politique en lui-même sont nombreuses et indiscutables. Les formuler fait partie du combat. Mais aussi du déni.

Ce soir-là, nous formons un cercle au milieu des voitures qui se garent et des badauds qui gagnent l’Hôtel de ville. Parmi nous, des gens de notre liste défaite et d’autres de la liste gagnante. Les charmes de la politique veulent même que certains parmi nous soient frères et sœurs et dans des camps politiques différents. Au cœur de la discussion, un jeune leader d’opinion qui a convaincu une bonne partie de la jeunesse de la ville en faveur du candidat adverse, créant une bascule déterminante.

Censé être le vainqueur de la soirée, il offre pourtant une mine triste et désabusée. S’il s’est pris au jeu politique et électoral avec énergie, le résultat final, victorieux sur le papier, le laisse amer. Il a révélé son brio et son influence politiques, acquis une autorité qui lui assure de bonnes garanties pour l’avenir, nous a « mis à l’amende » au moins sur le plan comptable… Pourquoi ne fanfaronne-t-il pas ?

En poussant le dialogue avec lui, lors de ce qui fut un des épisodes importants de notre vie politique, nous approchons avec notre adversaire du soir une interrogation commune. Où se situe le conflit politique pertinent aujourd’hui ? Quand nous nous engageons, ou quand nous ne nous engageons pas, quelle idée du monde nous motive ? Plus prosaïquement : dans un monde où le rapport critique à l’idée de politique a pris une dimension nouvelle et déterminante, où sont nos victoires politiques, là où leur ancienne définition est soit disparue, soit discréditée ?

Depuis plus d’un an, nous menons l’enquête sur ce que nous avons appelé « la disparition de la politique », et à travers elle, des contours de la société qui guidait la gauche depuis 1945. L’irruption des Gilets jaunes, assurément le phénomène politique de l’année 2019, a à la fois conforté notre thèse de départ et remis en cause bien des certitudes. Dans sa continuité, le mouvement social qui a fait – modérément – trembler les arbres de Noël dans l’hexagone continue d’interroger l’ancrage du socle traditionnel de la gauche… Et la place des élus et militants qui s’inscrivent dans cette histoire.

Pour reprendre l’expression consacrée, la disparition de la politique semble « moins sûre et plus certaine », comme cet horizon qui s’approche ou s’éloigne, selon le moment où l’on regarde vers le large. Parfois, ces deux sentiments, d’avancée et de recul, peuvent nous prendre simultanément dans une même manifestation, dans une même conversation, comme cela a été le cas ces dernières semaines dans le mouvement contre la réforme des retraites proposée par Emmanuel Macron.

Meurtres et vecteurs de mobilisation

De la récupération du totem sémantique de la gauche avec son livre Révolution à la stratégie explicite de refermer le jeu politique sur son affrontement narcissique avec l’extrême droite, en passant par les cadavres du Parti Socialiste et des Républicains laissés sur son passage, Emmanuel Macron a le profil idéal pour tout enquêteur à la recherche de l’assassin de la politique. Jeune, froid, cynique, clamant en souriant « qu’on vienne le chercher », tout porte à croire que ses mains n’ont pas tremblé quand il s’est agi de porter le dernier coup à ce vieux taureau épuisé et au glorieux passé.

Pourtant, quand on regarde ce qui se passe un peu plus loin ou un peu plus près, hors de nos frontières ou à l’échelle de nos territoires, le président français semble très vite moins original. Le spectre s’élargit. L’effondrement du socle historique de la gauche, dont nous affirmons ici qu’il constitué la matrice d’une représentation partagée et admise de la politique, se révèle à la source d’une très riche diversité de tentatives de meurtre.

À l’échelle locale, par exemple, la disparition extraordinaire des étiquettes politiques (et leur référence à un camp, une histoire, une ligne) se poursuit de façon exponentielle. Il sera intéressant d’étudier, aux prochaines élections municipales, quels irréductibles se définiront par ces fameux « logos »,  useront encore de ces leviers de mobilisation qui paraissent tout d’un coup étranges et désuets. Quant aux stratégies d’union, autre totem de la gauche hérité du programme commun, elles suscitent au mieux indifférence entendue, lorsqu’elles ne sont pas dénoncées comme des arrangements politiciens. Ici encore, la dévalorisation de la politique se manifeste avec force : ce qui ressort de la discussion politique est forcément sale, a priori contraire à l’intérêt général.

Sans souscrire à une analyse claire et univoque du phénomène, nous avons pu constater lors d’une défaite récente le peu de dynamique insufflée par une stratégie d’union, à la fois seule et mauvaise solution. Au 2e tour des élections législatives partielles qui nous opposaient à l’héritier de Manuel Valls, parti à Barcelone, le débat a été fort vif quant à la stratégie à adopter : la ligne « gauche rassemblée », ou la ligne « populiste de gauche » pour l’emporter ? Un an après, ce débat parait à la fois très actuel et très réducteur.

L’effondrement de ce que nous considérons comme le socle de la gauche, tant dans son contenu qu’en terme de réalité électorale, rend inefficace la stratégie d’union et incertaine la stratégie du populisme. À ce titre, l’expérience d’une « élection à 20 % de participation » comme celle que nous avons vécue à cette occasion est un formidable concentré des enjeux présents pour la gauche. Le caractère extrêmement politique de l’abstention, qu’elle soit indifférence ou dégoût, oblige les militant·e·s politiques que nous sommes à investir une position d’enquêteur sur les traces de la politique, revisitant constamment et sans certitude les vecteurs de mobilisation et, plus profondément, la question du lien ordinaire à la politique.

Poursuivant les pistes lancées récemment par Eric Fassin qui interroge une conception monolithique du peuple en reflet de la redéfinition d’un projet politique pour la gauche, nous considérons que l’enjeu de la mobilisation ne peut cadrer, dans un contexte de « disparition de la politique », avec une formule ou définition précise. La position expérimentale apparaît nécessaire. C’est là une question de survie pour notre modèle social et l’idée de la politique qui en découle.

Élections locales : la menace fantôme ?

Malgré les nombreuses déconvenues que nous avons rencontrées sur notre parcours politique, nous continuons de penser que la participation aux élections demeure une voie incontournable. Pour agir sur le réel dans des situations particulières ou, le cas échéant, exercer une « menace »  – pour reprendre l’idée amorcée par Frédéric Sawicki dans les colonnes d’AOC au mois de décembre dernier – de prise de pouvoir freinant de fait le rouleau compresseur libéral. En cette année d’élection municipale, cette échéance peut-elle effectivement faire figure de menace ?

La posture de l’exécutif face à ce qui constitue le plus important mouvement social depuis 25 ans en France semble conforter l’hypothèse d’une grande confiance du pouvoir macroniste dans les équilibres institutionnels du moment et particulièrement de la faiblesse de la gauche sur le plan électoral. Pour reprendre une expression qui plaira aux fans de Star Wars, l’absence de débouchés politiques rend pour l’heure la menace fantôme.

Depuis les années 90, le niveau local est un lieu privilégié de l’expérimentation politique. C’est à cette échelle qu’ont émergé des initiatives politiques autonomes à même de faire entrer dans le champ politique une sociologie nouvelle de responsables, des pratiques différentes, des questions novatrices qui en étaient jusqu’alors exclues. Les conflits qui structuraient le jeu politique local, et les acteur·trice·s en périphérie de ceux-ci ont fait de ces formes d’engagements à l’échelle des territoires un espace d’invention et de formulation de la critique.

De ce point de vue, l’évolution des jeux et enjeux politiques locaux, sous le coup des récentes réformes des collectivités, constitue selon nous un élément trop peu souvent souligné dans l’analyse de la situation. La fusion des régions, le redécoupage des élections départementales, la montée en puissance des agglomérations, ont opéré un puissant mouvement de déconflictualisation qui révèle tout son effet dans le contexte actuel, déconnectant totalement l’actualité sociale des élections municipales qui se dérouleront dans moins de 3 mois.

Affaiblis face au pouvoir central, victimes des difficultés des grands appareils politiques nationaux, les protagonistes des élections municipales ne se mouillent pas dans le débat social qui fait pourtant l’actualité, comme s’ils étaient eux-mêmes atteints du syndrome du dégoût de la politique. Les perspectives s’inscrivant de fait dans la toile complexe des nouveaux équilibres territoriaux, l’horizon aseptisé de la gestion impose sa marque sur les débats : il ne faut pas trop cliver, pas trop se marquer… Ne pas faire trop de politique !

L’ironie du sort veut que cet acte III de la décentralisation, voulu par l’UMP de N. Sarkozy et continué par le PS de F. Hollande, se trouve finalement taillé sur mesure pour leurs fossoyeurs de la République En Marche. Comme dans son exercice du pouvoir depuis mai 2017, l’illusion du consensus est la règle : au nom de la convergence des intérêts et des points de vue, c’est en réalité la politique néo-libérale, héritée des pires recettes des années Thatcher et Reagan, qui se déploie sans partage ni réelle opposition.

Outre une gouvernance débarrassée des conflits politiques nationaux, cette nouvelle organisation territoriale a aussi pour effet un puissant découragement à l’égard de la prise d’initiative politique à l’échelle locale, contribuant ainsi à « éloigner la menace »…

Et à tuer la politique.

Élus dans des communes populaires de banlieue parisienne, à Corbeil-Essonnes et à Fleury-Mérogis (91), nous accumulons à nous deux 7 sept élections locales sur les 9 dernières années. Cette concentration hors normes de scrutins n’est pas seulement concours de circonstances, même si nos deux territoires ont en effet été abîmés de manière exceptionnelle par des édiles mis en examen pour achat de voix, ou démissionnant de leurs mandats du jour au lendemain, entrainant des scrutins partiels en cascade. Cette expérience est, malgré nous, un témoignage de cette déconstruction de la politique qui frappe aussi, et peut-être surtout, l’échelle locale.

Comment, dans le cas de Corbeil-Essonnes et des effets dévastateurs du système Dassault, résister à une définition de la politique fondée sur la maximisation des intérêts individuels à court-terme ?  Comment, considérant la fuite en Espagne de Manuel Valls, député de la circonscription, ou la démission sans préavis du maire de Fleury-Mérogis David Derrouet, ne pas être nous-mêmes emportés par cette idée dévalorisée de la politique et de ce qu’elle représente ?

Self Defense Politique

Dans un monde idéal, les élections municipales qui viennent pourraient faire figure de test. Réceptacle électoral d’une « phase de remontée des résistances », pour reprendre les mots de Manuel Cervera-Marzal, elles pourraient être un moment d’expérimentation institutionnelle des innovations critiques, de la révélation des compétences politiques et des nouvelles formes d’expression démocratique qui se sont sédimentées dans l’espace politique français depuis 5 ans : Nuit Debout, mobilisations contre la loi Travail, actions de désobéissance, activisme écologiste, organisation autonome contre les violences policières dans les quartiers populaires, Gilets jaunes et enfin mouvement social d’ampleur contre la réforme des retraites…

Avant qu’ils ne se fâchent, Booba et Kaaris rappaient dans un refrain devenu célèbre « Ma question préférée : qu’est-ce que je vais faire de toute cet oseille ? » Sans aller jusqu’aux rêves de réconciliation, la gauche doit retrouver une méthode pour se poser de manière collective la question : « Qu’est-ce que je vais faire de toute cette expertise politique ? »

Ces dynamiques hétérogènes, en rupture avec une forme de « routinisation » de la contestation sociale ou d’ « indignation » sur commande qui a essuyé de nombreux revers ces dernières années, se développent de façon apparemment orthogonale du système représentatif. Mais en réalité ces cadres d’engagement sont moins poreux qu’on l’imagine. Les gens concernés sont souvent les mêmes, naviguant d’une rive à l’autre dans un contexte de disparition de la politique qui sidère tout le monde et en premier lieu les militant·e·s.

Il s’agit donc aujourd’hui de reconstruire une forme de critique qui assume la dimension désorientée et relationnelle de ces nouvelles mobilisations et du moment politique que nous vivons. Une critique « souriante », pour prendre modèle sur l’exceptionnel mouvement du Hirak en Algérie, qui fait une nécessité de la constitution et de la protection du mouvement social comme corps – suite et survie d’une histoire partagée.

C’est ce que nous appelons le self-defense politique. Sa construction fait appel à la patience et l’endurance[1], faisant parcourir un chemin qui est aussi celui du goût retrouvé pour l’engagement, indissociablement individuel et collectif, partant des spécificités de chacun de nos écosystèmes sociaux et environnementaux.

Ainsi, l’expérience de ces mots arrachés un soir de défaite, au milieu de quelques voitures dansant mollement sur le parking, sera sans doute notre dernière protection à l’égard des assassins de la politique.

 


[1] Nous concevons ici notre travail en termes des vertus pratiques de l’endurance en politique, révélées par Elsa Dorlin dans Se défendre, une philosophie de la violence.

Abdel Yassine

Conseiller municipal de Fleury-Mérogis

Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Mots-clés

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Notes

[1] Nous concevons ici notre travail en termes des vertus pratiques de l’endurance en politique, révélées par Elsa Dorlin dans Se défendre, une philosophie de la violence.