Santé

Les soignants des urgences : « des pros pas des héros ! »

Sociologue, Sociologue, Sociologue

L’épidémie de Covid-19 apporte un nouvel éclairage sur le rôle capital joué par les services d’urgence dans la gestion de crises sanitaires, mais aussi de l’abnégation qu’on exige des soignants dans ces moments-là, et de la charge morale qui pèse sur eux lorsqu’ils en viennent à devoir prioriser les patients. Face à la crise, qui préexiste à la situation actuelle, il faut se souvenir que l’hôpital a certes un coût mais que sa triple mission – sanitaire, sociale et éthique – n’a pas de prix.

Cela fait maintenant une semaine que la France est confinée. Une semaine que chaque soir des applaudissements retentissent pour encourager les personnels de santé mobilisés dans la gestion de la crise du coronavirus. Le début du confinement marque également le premier anniversaire d’une autre mobilisation, celle du Collectif Inter-Urgences, créé afin de dénoncer les conditions de travail de plus en plus dures résultant des réformes néo-managériales de ces dernières années : manque de moyens, sous-effectif chronique, augmentation des cadences, etc.

Un mal-être palpable chez les professionnels de santé qui se manifeste concrètement dans leur corps (stress, dépression, anxiété, burn-out, violence). Cela fait longtemps qu’on le sait, l’hôpital est en crise et les soignants sont à bout. Crise de l’hôpital à laquelle s’ajoute désormais la crise sanitaire du Covid-19. Comment la communauté soignante, malmenée, épuisée et découragée, est-elle censée gérer la crise du coronavirus ? Comme des héros aux superpouvoirs ?

C’est en tout cas ce qu’espère le président de la République qui exprimait le 12 mars dernier « la reconnaissance de la Nation à ces héros en blouse blanche ». Plus réalistes, moins marveliens, les soignants ont massivement répondu sur les réseaux sociaux : « Pas des héros, des professionnels ! ». Car ce dont l’hôpital a besoin, à défaut de héros infatigables aux pouvoirs de guérisons, c’est de personnels compétents qui peuvent remplir leur mission dans de bonnes conditions.

Or, le climat délétère d’un hôpital dont la crise est avant tout structurelle déconnecte l’activité de soin de ses missions initiales. Comment ce contexte de crises multiples et superposées affecte les rapports au travail des soignants des urgences ? Quelle place occupe le service des urgences dans la hiérarchie des activités (tarifées) à l’hôpital public ? Qu’est-ce que la crise du Covid-19 révèle de la place des urgences dans la crise hospitalière ?

La place ambivalente des urgences à l’hôpital

L’hôpital public tel qu’il s’est construit tout au long du XXe siècle se caractérise par la spécialisation du soin et sa technicité. En perpétuelle mutation, c’est un lieu hautement professionnalisé, hiérarchisé et fortement concurrentiel. Historiquement dominé par les médecins, l’hôpital abrite d’autres groupes professionnels (infirmières, aide-soignants, pharmaciens, personnels administratifs, directeurs ou assistantes sociales) qui leur sont souvent subordonnés.

Chaque groupe professionnel occupe une place particulière qui s’inscrit dans un rapport de force. Parmi les médecins hospitaliers, ceux dont l’activité est la plus généraliste, la moins technique et la moins rentable a priori (médecins généralistes, médecins urgentistes) ont tendance à occuper des places dominées à l’intérieur de l’hôpital public. Parallèlement, les réformes que l’institution a connues ces trente dernières années ont eu tendance à modifier le rapport de force en faveur des managers et des directeurs dont le pouvoir a grandi à mesure que l’obsession budgétaire et organisationnelle s’est imposée.

Le service des urgences est sans doute le service qui incarne le plus une certaine continuité dans l’histoire de l’hôpital. Si la création de ce service est récente, sa fonction initiale d’accueil du tout-venant, sa mission de service public et son ancrage dans la ville incarnent la fonction sociale historique de l’hôpital. C’est d’abord dans ce service que les plus pauvres et les personnes les plus éloignées du système de santé peuvent accéder aux soins. La nécessité d’une certaine spécialisation afin de défendre leur place à l’intérieur de l’hôpital a, par la suite, poussé les médecins travaillant dans ces services à s’éloigner de cette mission historique pour développer une médecine dite d’urgence qui prend en charge les accidents graves et gère les crises de santé publique.

La prise en charge de la précarité, du tout-venant, est en partie dévalorisée à la fois par l’organisation hospitalière et au sein de la communauté des soignants des urgences qui voient dans ces activités une charge de travail supplémentaire qui gêne leur nouveau cœur de métier : l’urgence médicale. Preuves en sont les mesures destinées à désengorger les urgences des patients illégitimes et à reléguer la prise en charge psychosociale ou la « bobologie », comme c’est le cas avec les maisons médicales de garde ou la création de « filières légères » à l’intérieur des urgences. Nombreux sont les professionnels qui expriment les difficultés liées aux manques de moyens structurels que connaissent leur service et la charge de travail que représentent la prise en charge à la fois du tout-venant et des urgences.

Le tableau doit évidemment être nuancé. La mission de service public des services d’urgences est une valeur forte à l’intérieur de la culture soignante. Les urgences sont donc un service tiraillé entre deux types d’activité que les professionnels ont du mal à articuler, notamment en raison du manque de moyens humains et matériels, et de la dévalorisation d’une partie de leur mission (la prise en charge médico-sociale et la médecine de premier recours).

Plan blanc, hôpital en tension et saturation chronique des urgences

Les services d’urgence, situés à l’entrée de l’hôpital, ouverts en continu sont les premiers impactés par les aléas extérieurs entraînant d’importants pics d’activité imprévisibles et soudains. Pour y faire face, des protocoles de modulation de l’activité ont été mis en place parmi lesquels on retrouve le « plan blanc ». Ce dispositif de prévention et de gestion de crise est déployé lors d’événements hors du commun (attentat, épidémie, catastrophe naturelle).

Déclenché par la direction de l’hôpital, il implique tout un arsenal d’exceptions : les soignants sont rappelés sur la base du volontariat pour faire des heures supplémentaires, une unité de lits supplémentaires est débloquée et on procède à l’interruption de la régulation du SAMU entraînant la déviation des ambulances vers d’autres hôpitaux.

Dans le cas du Covid-19, un « plan blanc maximal » a été déclenché dans de nombreux hôpitaux du territoire. Celui-ci n’impacte pas seulement l’organisation des services d’urgence mais tout le fonctionnement hospitalier et notamment les blocs opératoires dont les interventions sont déprogrammées afin de libérer de l’espace et du personnel hospitalier ainsi que les services de soins intensifs et de réanimation qui se préparent à recevoir les cas les plus graves de Covid-19.

On cherche la main d’œuvre partout où elle est disponible, même si elle peut manquer de pratique : anciens soignants reconvertis, étudiants en santé, médecins à la retraite, etc. Et, de manière générale, on demande aux soignants de redoubler d’efforts, alors même qu’ils sont en tension toute l’année. En effet, lorsque l’activité des urgences est trop forte, notamment lors de pics d’activité « prévisibles » comme les épisodes de grippe ou de gastro-entérites en hiver, le dispositif « hôpital en tension » est déclenché. Alors que ce dispositif devrait être de courte durée, il a tendance à se prolonger sur plusieurs jours en période hivernale notamment en raison des manques de moyens.

Le travail devient alors particulièrement éprouvant pour les soignants, comme l’exprime un infirmier dans un hôpital du Nord : « Ce n’est pas normal, l’hôpital en tension c’est en situation de crise, de pic d’activité, ça ne devrait pas être tous les jours ! Sinon on devrait plutôt parler d’un manque criant de personnel et de moyens. »

La saturation du système de santé était déjà visible avant cette crise sanitaire, entraînant des décès « évitables » (Lariboisière, Toulouse etc.). Une cadre de santé en charge des urgences que nous avons rencontrée parle ainsi d’un travail « sous contrainte » ou de « système D, pas pour débrouille mais pour dégradé » pour désigner le fait que les équipes soignantes doivent travailler avec moins de personnel, mais à activité égale. Ce qui arrive couramment en cas d’absence imprévue et non remplacée.

Dans ces situations, les soignants doivent faire preuve d’encore plus de polyvalence qu’à l’ordinaire : un aide-soignant fait des plâtres, une infirmière passe son temps à brancarder les patients, un médecin fait du secrétariat. La division du travail hospitalier est alors remise en cause pour laisser place à un « bricolage » dont les soignants souffrent, mais dont ils s’accommodent avec pour seul leitmotiv le bien-être des patients.

Représentations du travail, injonctions managériales et professionnalisme aux urgences

Les nombreuses réformes ayant visé à « moderniser » l’hôpital public depuis trente ans ont eu tendance à fragiliser les dynamiques propres aux groupes professionnels. L’organisation en spécialité, la définition du contenu de l’activité et de référentiels communs ou la transmission de savoirs spécifiques se diluent de plus en plus dans les nouveaux enjeux de performance.

Augmenter l’activité, réaliser audits et benchmarks de performance, appliquer une « clinical governance », certifier les activités pour obtenir des crédits, etc. constituent un nouveau quotidien pour les soignants qui est en partie déconnecté des réalités de terrain. Ces nouveaux impératifs contribuent à remettre en cause l’expertise et l’autonomie professionnelle des personnels des urgences, tout en fragilisant le rapport au travail. La montée d’une philosophie gestionnaire à l’hôpital et la multiplication des procédures d’évaluation des pratiques professionnelles sont en effet porteuses de tensions dans le rapport des soignants au travail : en définissant le sens et l’orientation de l’activité à l’extérieur des services (au sein des agences de santé notamment), ces « injonctions au professionnalisme » tendent à bousculer les priorités traditionnelles des personnels des urgences.

« On n’est pas là pour faire du chiffre » nous disait alors un brancardier pour dénoncer l’omniprésence des indicateurs chiffrés dans son travail. À son paroxysme, la tension entre ces deux répertoires d’action (répondre aux exigences gestionnaires et répondre aux réalités du terrain) conduit à une crise des vocations qui peut amener les personnels de santé à changer de service, d’établissement, de secteur ou de métier.

La pénurie de masques antiprojections et de gel hydroalcoolique dans certaines régions ont provoqué mécontentement ou incompréhension chez les soignants. Surtout parce qu’elle confirme l’inefficacité des réformes hospitalières qui n’ont pas permis de résoudre ces problèmes d’organisation. Cette crise sanitaire est donc également l’occasion de recadrer les priorités : l’accès et la permanence des soins d’urgence pour tous dans de bonnes conditions.

Au-delà de la question des moyens, la crise du Covid-19 remet en lumière un professionnalisme spécifique aux soins dans les urgences : gestion du risque sanitaire et de la maladie, prise en charge des urgences vitales, adaptation de l’organisation des soins selon les situations, régulation des flux des patients, etc. C’est cette spécificité et la reconnaissance de compétences professionnelles particulières qu’il est nécessaire de remettre au centre des préoccupations organisationnelles (plutôt que des indicateurs chiffrés dont la logique s’oppose parfois à celle du soin).

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La crise du Covid-19 qui traverse aujourd’hui les hôpitaux publics français apporte un nouvel éclairage au malaise des urgences. Elle fait prendre conscience du rôle capital qu’ils jouent dans la gestion de crises sanitaires, mais aussi de l’abnégation qu’on exige des soignants dans ces moments-là, et de la charge morale qui pèse sur eux lorsqu’ils en viennent à devoir prioriser les patients, au risque d’en laisser certains mourir (comme le montre la catastrophe italienne). Mais ce n’est pas tout.

Si le Covid-19 permet une prise de conscience de l’importance des urgences dans la gestion de la crise, il faut faire attention à ne pas réduire le rôle de ce service à cette temporalité exceptionnelle. Pour pouvoir réagir correctement aux crises sanitaires qui ponctuent la vie de nos sociétés, les services d’urgences doivent être protégés de la crise structurelle qu’ils connaissent. Aux manques de moyens criants s’ajoute une reconnaissance insuffisante de la complexité et de la spécificité du soin aux urgences.

Aussi peut-on rappeler ici en guise de conseil et de conclusion que l’hôpital a un coût mais que sa triple mission sanitaire, sociale et éthique, n’a pas de prix. La gestion de la crise du Covid-19 aurait grandement profité d’une écoute en amont des préoccupations des soignants des urgences qui interpellent les pouvoirs publics depuis un an sur les dysfonctionnements structurels de leurs services.


Thomas Denise

Sociologue, chercheur associé au Centre de Recherche Risques et Vulnérabilités

Jérémy Geeraert

Sociologue, Institut d’ethnologie européenne de l’Université Humboldt

Déborah Ridel

Sociologue, doctorante au CLERSE

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