Société

Peut-on penser le post-coronalisme ?

Anthropologue

D’abord considérée comme exotique, l’épidémie de Covid-19 a rapidement pris de court les États occidentaux. Elle en accentue certaines des tendances les plus autoritaires et répressives, et tend à faire oublier le caractère bénéfique de l’État quand il met en place les systèmes de protection sociale et sanitaire.

Avant de poser cette question, il est nécessaire de s’attarder quelque peu sur l’épidémie elle-même, son origine supposée, sa diffusion et les représentations contradictoires auxquelles elle a donné et donne lieu, notamment sur le plan de la gouvernementalité de cette crise sanitaire. Le point de vue développé ici ne portera pas sur la médecine, pour laquelle je n’ai aucune compétence, mais plutôt sur la philosophie politique et l’anthropologie.

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Une chose frappe tout d’abord, c’est l’exotisation de cette épidémie par les gouvernements, les médias et les opinions publiques des pays européens, exotisation qui explique sans doute en partie que ces gouvernements, en particulier italien et français, aient été pris de court.

Venant de Chine, l’épidémie de Covid-19 pouvait sembler lointaine et incapable de toucher l’Europe à l’instar du SRAS qui, en 2002-2003 n’avait affecté pour l’essentiel que la Chine et Hong-Kong, ou d’Ebola qui a frappé de larges régions d’Afrique en 2014. Cette fois-ci devant l’ampleur du phénomène et le fait qu’il se soit étendu à d’autres pays d’Asie (Corée du Sud, Taïwan) ainsi qu’à l’Europe et au reste du monde, on a pu observer que l’exotisation avait pris, dans une seconde phase, une autre forme.

Le virus se rapprochant, il n’était plus question de le considérer comme un phénomène lointain et relevant de la médecine tropicale mais de porter un jugement sur les méthodes autoritaires et efficaces qui ont été utilisées à des degrés divers par ces pays pour combattre cette crise sanitaire mais qui n’ont pas été jugées transposables par nos gouvernements et nos autorités médicales en raison de l’existence de « traditions culturelles » différentes. Ainsi ont été notamment mises en exergue par les différentes instances politiques, médicales et médiatiques, la supposée tradition d’obéissance des Asiatiques ainsi que leur habitude de porter des masques en cas de pollution ou d’épidémie.

Les Français étant, par contraste, jugés individualistes et indisciplinés, il pouvait paraître judicieux de ne pas procéder, dans un premier temps, à un confinement strict des populations et de fournir par ailleurs une justification à l’incapacité de notre gouvernement de fournir des masques et de procéder à des tests, non seulement pour les personnes les plus exposées (soignants), mais également pour les citoyens lambda. Les masques ne servent à rien, les gens ne savent pas les porter, et d’ailleurs nous n’en avons pas. Quant aux tests, ils sont inutiles car beaucoup de personnes contaminées sont asymptomatiques – tels sont les messages qui ont été diffusés à satiété par les chaînes d’information en continu.

D’ailleurs, le Covid-19 a été initialement assimilé à une grippe saisonnière ordinaire par des philosophes qui se sont un peu rapidement aventurés sur ce terrain, tout en saisissant l’occasion de dénoncer les mesures de confinement prises par les Chinois, puis par les Italiens, comme relevant d’un « état d’exception ». Cette position reprise par certains en France, à quelques nuances près, y compris par des médecins, n’a pas peu fait pour obscurcir le débat sur ce qu’il importe à un État de faire et de ne pas faire.

Cette épidémie met au jour la double nature de l’État français : il est défaillant et autoritaire.

L’impéritie du gouvernement français, la situation de fragilité dans laquelle il s’est trouvé, situation elle-même héritière des gouvernements précédents, qu’ils soient de droite ou de gauche, a crûment mis en lumière le manque d’équipements médicaux de tous ordres (masques, lits de réanimation, respirateurs, etc.). Elle s’est traduite par le choix inavoué de la stratégie d’immunité de groupe (herd immunity) qui avait été un temps envisagée explicitement par Boris Johnson de l’autre côté de la Manche.

Dans le cadre de cette option, qui relève en définitive du darwinisme social, une grande partie de la population est vouée à être contaminée, beaucoup doivent mourir et seuls les plus aptes sont destinés à survivre. Ce choix, qu’il était impossible de déclarer publiquement, explique les injonctions contradictoires de l’État qui, d’une part, a enjoint aux citoyens de rester chez eux et, d’autre part, d’aller travailler.

En fait, le gouvernement semble s’être résolu à une diffusion massive du virus, ce qui suppose de nombreuses contaminations et un nombre important de décès, en particulier parmi les populations dites à risque, à savoir les personnes âgées et souffrant en outre d’un certain nombre de pathologies (diabète, insuffisance cardiaque, pulmonaire, etc.). Cela conduit d’ailleurs le personnel des hôpitaux à faire un tri parmi les malades qui sont en détresse respiratoire et qui doivent être placés pendant plusieurs semaines dans des lits de réanimation. Ces lits, dotés de respirateurs étant en nombre limité, sont insuffisants et certains hôpitaux comme ceux de Mulhouse sont rapidement arrivés à saturation. Et, comme en Italie, les soignants sont dès lors contraints de faire un choix parmi les malades à traiter.

On distingue ainsi, en fonction des possibilités de traitement et des chances de guérison, les malades dont le décès est acceptable (âgés de plus de 80, 70, voire 60 ans) de ceux dont la mort est inacceptable, les jeunes. Ce tri est d’ailleurs totalement en phase avec la position des penseurs ultra-libéraux qui estiment que les vieux sont des parasites dont la disparition permettrait d’épargner le versement de pensions de retraite et de consacrer les ressources ainsi dégagées à l’essor de l’économie.

Cette épidémie met donc cruellement au jour la nature de l’État français sous son double aspect d’État défaillant, incapable d’assurer convenablement la santé de ses citoyens mais, d’autre part autoritaire, puisqu’il a instauré un « état d’urgence sanitaire » permettant en fait de restreindre les libertés publiques, de limiter les congés payés, de déroger à la durée légale du travail et de financer les entreprises. Le choix est donc fait de privilégier la résolution de la crise économique qui s’annonce au détriment de la crise sanitaire, et donc humanitaire. Dès lors, le bien-être des actionnaires se voit accorder la priorité au détriment du bien-être des citoyens ordinaires.

La crise sanitaire ne fait pas qu’exacerber la concurrence entre États, elle détruit le tissu social en éloignant les individus les uns des autres.

Comme dans bien d’autres cas similaires, l’accroissement de l’arsenal sécuritaire va frapper au premier chef les populations les plus vulnérables, comme on peut l’observer d’ores et déjà avec les SDF verbalisés par la police et incapables de se procurer un peu d’argent dans des rues pratiquement vides. On peut donc s’attendre, si cette crise sanitaire perdure et grâce à ce qu’elle permet au gouvernement, à un accroissement des inégalités sociales, à une pauvreté et une précarité accrues. Le fossé entre riches et pauvres, entre possédants et démunis va donc se creuser, ce dont on a eu un avant-goût avec l’exode des nantis vers leur résidence secondaire juste avant l’annonce du confinement le 17 mars.

Les ghettos de riches et les communautés fermées, les îles tropicales vont donc se barricader sur eux-mêmes tout comme différents pays ont fermé leurs frontières et n’hésitent pas à dérober des biens destinés à leurs voisins ainsi qu’on a pu le constater avec le détournement par les Tchèques de masques destinés à l’Italie.

La circulation mondiale du capital entre donc en contradiction avec la défense des frontières et des intérêts de chaque État, à telle enseigne que Donald Trump a tenté d’acheter pour les États-Unis seuls un médicament mis au point par un laboratoire allemand. Au fond, la crise sanitaire ne fait pas seulement qu’exacerber la concurrence entre les États, elle a également pour effet de dissoudre le tissu social en éloignant les individus les uns des autres. Le confinement est donc aussi un cloisonnement.

En permettant de promouvoir les égoïsmes des États et des individus, la pandémie actuelle permet également aux différents États d’assurer leur mainmise sur leurs citoyens respectifs. Cette épidémie favorise le chacun pour soi et la guerre de tous contre tous, mais cet individualisme permet aussi aux classes dominantes d’asseoir leur hégémonie sur le secteur de l’humanité dont elles ont le contrôle. Cela donne une idée des futures crises sanitaire ou écologique qui ne manqueront pas de survenir et feront sans doute surgir des formes de télé-travail politiques dans le cadre duquel les élites gouvernementales géreront à distance, dans leurs ghettos de riches, des populations parquées dans des réserves contaminées.

La science fiction ne l’est déjà plus puisque le système de surveillance décrit dans le film Seven Sisters (2017) et dans lequel chaque enfant se voit doté d’un bracelet électronique a été mis en œuvre récemment par les Chinois pour tracer les personnes contaminées par le Covid-19. Pourtant cette procédure n’a pas attendu la crise sanitaire actuelle pour être mise en œuvre par certains Suédois qui se font implanter sous la peau des puces électroniques leur permettant d’effectuer toute une série d’opérations commerciales ou autres, mais qui a aussi pour effet de faciliter leur pistage.

Mais, il ne faudrait pas que l’anti-étatisme post-moderne ou anarchiste masque les effets bénéfiques du pouvoir d’État.

La crise sanitaire actuelle ne bouleversera sans doute pas notre monde mais elle en accentuera certaines de ses tendances les plus néfastes. Elle risque de mettre en cause l’action de l’État dans ce qu’il a de répressif et donc de faire oublier le caractère bénéfique qui était le sien lorsque fut mis en place le système de protection sociale et sanitaire qui ne cesse d’être détruit par les différents gouvernements libéraux ayant exercé leur pouvoir depuis plusieurs décennies.

Plus l’État-providence, hérité de Conseil national de la résistance, est démantelé, et plus le caractère libéral-autoritaire de l’État actuel apparaît. L’épidémie du coronavirus n’a pour effet que de mettre en lumière ce processus.

Michel Foucault et ses disciples n’ont cessé de fustiger l’État et le bio-pouvoir qui lui est associé. On peut voir assurément ce processus à l’œuvre dans la manière dont les Chinois ont mené à bien l’éradication de cette épidémie. L’État chinois n’a pas attendu le Covid-19 pour être dictatorial, comme en témoigne la répression féroce qui a suivi Tien An Men, mais on peut mettre à son actif le fait d’avoir stoppé l’extension de ce virus au sein de la population chinoise.

Le bio-pouvoir, le fait de contrôler sa population par un biais sanitaire, n’a donc pas que des inconvénients comme le prouvent les vaccinations obligatoires. Il ne faudrait donc pas que l’anti-étatisme post-moderne ou anarchiste masque les effets bénéfiques du pouvoir d’État.

L’extension de l’épidémie aux États-Unis où il n’existe pas de sécurité sociale et où seuls les riches peuvent se soigner montre les limites du libéralisme tel que Michel Foucault a pu le revendiquer dans la dernière période de son existence. Une réévaluation de l’œuvre de Michel Foucault est depuis quelque temps à l’œuvre et l’épidémie actuelle est certainement l’occasion de mettre à l’épreuve de la pratique certaines de ses idées[1].

Demander plus d’État dans la gestion d’une crise n’est pas forcément faire preuve d’une attitude autoritaire, voire fasciste. On comprend que l’auteur de Surveiller et punir ait voulu pointer le rôle coercitif de l’État dans la gestion de ce qu’il nommait les illégalismes, en particulier dans le contrôle des marginaux de toute sorte.

Mais cela l’a conduit à embrasser sans barguigner les thèses ultra-libérales de l’économiste autrichien Friedrich Hayek, lui-même inspirateur de Margaret Thatcher. Or dans cette voie, nous pâtissons à la fois du libéralisme et de l’autoritarisme de l’État, sans parler actuellement en France de son inefficacité.


[1] Sur ce point, M. Dean et D. Zamora, Le dernier homme et la fin de la Révolution, Foucault après mai 68, Lux 2019

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Rayonnages

Société

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Sur ce point, M. Dean et D. Zamora, Le dernier homme et la fin de la Révolution, Foucault après mai 68, Lux 2019