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L’autoritarisme déconfiné de Jair Messias Bolsonaro

Anthropologue

Ce mardi 19 mai, le Brésil vient officiellement de dépasser la barre des 1000 morts par jour, le pays étant désormais sur le point de devenir le premier foyer mondial de contaminations au coronavirus. Pourtant, Jair Bolsonaro continue de minimiser l’épidémie. Le président du Brésil est un superspreader non seulement des fake news, mais aussi du Sars-Cov-2 en multipliant les bains de foule. Le chaos est désormais le chemin le plus sûr vers une dictature qui lui permettrait de rétablir l’ordre qu’il a lui-même détruit.

La pandémie s’est déplacée lentement de la Chine vers l’Europe et les Etats-Unis. La voici arrivée avec quelques semaines de vigueur supplémentaire en Amérique Latine. Tout indique que le Brésil sera le prochain épicentre de la contagion. La courbe continue à monter. Les hôpitaux de Manaus, Belém, Fortaleza, Recife, Rio de Janeiro et São Paulo sont effondrés – à Manaus, 80% des patients qui entrent à l’hôpital terminent dans les fosses communes du cimetière. 40% des personnes contaminées meurent à domicile, faute de prise en charge d’urgence. Et Manaus et Belém sont la porte d’entrée du virus vers les Indiens d’Amazonie. Les chiffres s’affolent dans une course-poursuite macabre avec ceux des Etats-Unis.

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Au Brésil, on n’a pas seulement affaire au coronavirus. En plus, il y a le bolsonavirus. L’un tue, l’autre aussi. L’un a un indice de contagion parmi les plus virulents au monde (R0 de 2,81), l’autre a un indice de popularité en chute, mais qui reste à un niveau épidémique. Les derniers sondages donnent un taux d’attaque du bolsonavirus à 25% dans un pays où la prévalence officielle du coronavirus est encore de 6%. Non seulement il n’y a pas de dépistage systématique, mais les statistiques sont sous-estimées, voire maquillées.

En quelques semaines, on est passé d’un populisme d’extrême droite à un autoritarisme qui ne se cache plus: « C’est moi qui commande », assène le président Jair Messias Bolsonaro. Nostalgique de la monarchie absolue, réactionnaire, le caudillo se prend pour Louis XIV: « Je suis la constitution », dit-il, affichant son dédain pour l’État de droit avec sa division des pouvoirs. Au fil d’une escalade de provocations quotidiennes, on découvre que le mini-Trump tropical est devenu un hyper-Trump, capable de tout, dangereux et sans pitié. Comme Trump, Bolsonaro est un superspreader non seulement des fake news, mais aussi du Sars-Cov-2 en multipliant les bains de foule et allant jusqu’à lancer l’idée d’un barbecue géant sur l’Esplanade des Ministères à Brasilia alors que son pays passait la barre des 10 000 morts. Il ne faut surtout pas le sous-estimer.

Tel Néron face à Rome, Bolsonaro regarde l’épidémie flamber.

Depuis son infâme « discours de la mort » du 24 mars, le président minimise systématiquement le risque sanitaire. La Covid-19 ne serait qu’une « gripette », disait-il alors, et la commotion nationale relèverait de « l’hystérie » et de « la névrose ». Il pousse la thèse de l’immunité de groupe à ses ultimes conséquences: « 70% des gens vont choper le virus. On n’y peut rien. C’est comme la pluie ». Sa naturalisation de la pandémie trahit un néo-darwinisme décomplexé qui limiterait volontiers la survie aux plus capables.

La guerre biologique est la continuation de la politique économique par d’autres moyens. Les morts « tombent à pic » pour sa réforme des retraites. Et si les pauvres continuent de mourir, c’est encore un problème résolu. La mort des autres le fait ricaner, lui dont le geste symbole est le revolver pointé. « Et alors? Je regrette. Que voulez-vous que j’y fasse » ? Tel Néron face à Rome, il regarde l’épidémie flamber.

Il pousse le cynisme jusqu’à placer la santé et l’économie dans une logique de concurrence. Alors qu’il minimise les morts de la Covid-19, il prophétise l’hécatombe des morts de faim, car si l’on ferme les commerces et l’industrie, des millions de gens vont perdre leur emploi. Porté par un projet de « mobilisation totale », il veut remettre tout le monde au travail et déconfiner le pays avant l’heure pour relancer l’économie « coûte que coûte ». En faisant de l’inconscience un geste de bravoure, il sabote activement le confinement. Bolsonaro se voit en chef d’une campagne visant à « libérer » la population des affres de l’isolement.

Son slogan « le travail, l’union et la vérité nous rendra libre » résonne comme un mélange improbable d’Auschwitz et de l’évangile de Saint Jean (Jn 8.32). Le résultat est visible dans les rues. Les gens circulent, l’immense majorité par absolue nécessité, car hormis une prime de 600 reais (100 euros) pour les plus démunis, l’État préfère laisser sa population se contaminer que de la mettre à l’abri par un véritable plan de soutien financier. Que l’on ne s’y trompe pas, si une partie des secteurs populaires soutient aujourd’hui Bolsonaro dans sa fronde anti-confinement, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de rester chez eux. Ils préféreraient à coup sûr faire comme les classes moyennes-supérieures qui sont, elles, largement confinées. Car la Cour suprême l’ayant confirmé, le principe de subsidiarité autorise bien la mise en place d’une politique de confinement par les gouverneurs et les maires. Le pacte fédératif se déchire.

En pleine pandémie, le président limoge son ministre de la santé qui tentait, bon gré mal gré, de suivre les directives de l’OMS. Trois semaines après, son successeur démissionne lui aussi, son allégeance au président n’allant pas jusqu’à cautionner la chloroquine et l’eau bénite qui bornent l’horizon sanitaire de Bolsonaro. Son anti-confinement devient l’argument à partir duquel il insuffle une rupture constitutionnelle. Le coronavirus, voilà l’occasion!

Le 19 avril, devant le QG des militaires à Brasília, il galvanise une foule de partisans putschistes qui demandent la fermeture du Congrès et du Tribunal Suprême Fédéral. Le soir, il divulgue sur les médias sociaux une vidéo où on le voit, assis sur un canapé au palais présidentiel, assister à un débat sur un coup d’Etat qui serait tramé par le président de la Chambre des députés. Il tient là le motif de son contre-coup d’État préventif, qui apparaît comme la seule solution possible face à l’establishment pro-confinement. Il peut compter sur les phalanges de l’extrême droite qui mimétisent sur Internet les critiques de gauche en dénonçant la politique de confinement comme une dictature. Le droit humain le plus élémentaire, celui de circuler librement, ne serait même plus respecté. Le spectre du Venezuela est invoqué.

Après 500 jours de gouvernement, le masque est enfin tombé sur un projet de chaos cohérent, conséquent et tout à fait lisible.

Glissant sur les notes de protestations de la société civile qui s’accumulent, le capitaine de réserve menace ouvertement l’ordre institutionnel: « nous arrivons à la limite », lâche-t’il. Il n’hésite plus à partager un café au palais présidentiel avec le Major Curió, assassin et tortionnaire notoire de la dictature. Accompagné d’une vingtaine d’industriels, il se rend à pied au Tribunal Suprême Fédéral pour intimer à son président de lever immédiatement le confinement.

Entretemps, Bolsonaro perd sa caution morale : Sérgio Moro, le Ministre de la Justice, démissionne. L’ancien juge qui avait condamné le président Lula à la prison et ouvert la voie à l’élection de Bolsonaro, refuse la mainmise de la Police Fédérale (l’équivalent du FBI) de Rio de Janeiro que le président veut lui imposer pour protéger ses trois fils. Tout aussi trublions-fascistes que leur père, les trois sont impliqués dans des affaires criminelles en relation avec le sous-monde des milices paramilitaires et des brigades d’agit-prop sur Internet. Pour se protéger d’une destitution, il se rapproche des députés et des sénateurs du Grand Centre, formé par un conglomérat de partis politiques « physiologiques » sans programme idéologique, mais toujours prêts à marchander.

Après 500 jours de gouvernement, le masque est enfin tombé sur un projet de chaos cohérent, conséquent et tout à fait lisible. Comme chez Hamlet, il y a de la méthode dans la folie. Remarquons toutefois que lui n’est pas fou, même si ses partisans et ses fils paraissent parfois hallucinés. La pandémie n’aura finalement que révélé et potentialisé une nécropolitique systématique. Bolsonaro sait qu’un jour il sera inculpé et condamné pour « écocide » (l’Amazonie en feu), « populicide » (la Covid-19) et pour « ethnocide », voire même génocide, car s’il met à jour son projet de colonisation de l’Amazonie, la destruction des peuples indigènes – si tant est qu’ils survivent à la Covid-19 – sera inévitable. Peut-être est-ce même parce qu’il se sait perdu qu’il se permet toutes les outrances et hâte le pas vers le chaos.

Car le chaos est désormais le chemin le plus sûr vers une dictature qui lui permettrait de rétablir l’ordre qu’il a lui-même détruit. Le fait que les militaires ne se soient toujours pas clairement positionnés, alors même qu’il y en a presque autant dans son gouvernement que de civils et que plus de 3500 occupent les hauts postes de l’administration, est pour le moins préoccupant. Comme le disait son fils, « avec un caporal et un soldat », on ferme le tribunal. Dans ce cas là, on retrouverait le projet d’une crise continue, autophagique.

S’il ne tient pas, son vice-ministre, le général Hamilton Mourão, autre adepte de « l’auto-coup » à la Fujimori (Pérou, 1992), devrait assumer la présidence. On pourrait alors s’attendre à un gouvernement par intérim bien de droite et bien autoritaire, mais tout aussi confronté à la pandémie aggravée par l’hyper-crise : une condensation de toutes les crises antérieures qui se réduisent aujourd’hui à une urgence humanitaire. Comme parangon de la dystopie réalisée, le sort du Brésil indique en toute brutalité ce que pourrait être le « monde d’après ».


Jean-Francois Véran

Anthropologue, Professeur à l’Institut de philosophie et de sciences sociales de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (IFCS-UFRJ)

Mots-clés

Covid-19Populisme

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