Le virus du sophisme – lettre à André Comte-Sponville
Cher André,
Je te remercie de m’avoir adressé ton texte sur le coronavirus. À vrai dire, il ne m’a pas appris grand-chose, car il reprend dans les mêmes termes, avec les mêmes phrases ou expressions, ce que j’ai lu de toi dans cinq autres textes, également excessivement répétitifs. (Je ne t’ai ni vu à la télévision ni entendu à la radio sur le sujet qui nous occupe, et j’ignore tout des réactions que tes interventions ont suscitées.)
Mon jugement reste inchangé. « Choqué » n’est pas le mot qui convient, comme s’il s’agissait avant tout d’un conflit de valeurs, d’une « guerre des dieux », indécidable donc. C’est beaucoup plus grave que cela. Autant le dire de façon nette, je tiens que, sur ce sujet, tu penses faux et tes arguments sont invalides, ce qui est inquiétant de la part d’un philosophe. Ce n’est que dans un second temps que les jugements de valeur que tu portes me restent au travers de la gorge, ce qui me désole venant de toi. Le caractère répétitif, insistant de ton propos crée un malaise, lorsqu’on comprend qu’il repose sur des sophismes, en vérité un seul, bien repéré d’ailleurs par la logique et la métaphysique.
Tu revendiques l’usage de l’expression « pan-médicalisme ». Je te rappelle (ou t’indique) qu’il y a presque cinquante ans, j’ai, dans mon premier livre, L’Invasion pharmaceutique (1974), écrit en collaboration avec un sociologue aujourd’hui disparu, Serge Karsenty, inventé les expressions « médicalisation de la vie » et « médicalisation du mal-être » ; et que ce livre a suscité l’intérêt d’Ivan Illich, qui m’a confié la tâche d’adapter son livre Medical Nemesis à un public français. Ce n’est donc pas un « sanitairement correct » qui inspire ma critique.
Des arguments et raisonnements faux
1. « Ce n’est pas la fin du monde ! »
Je note avec un amusement modéré, étant donné l’extrême gravité du sujet, qu’au long de tes nombreuses interventions, tu as progressivement diminué l’écart que tu dénonces entre les chiffres de morts prévus et la réalité. Au regard des centaines de milliers de décès annoncés, mais aussi des 150 000 malades qui meurent chaque année du cancer, tu pointes 264, puis quelques milliers, puis 15 000, et même, dans ton débat avec Francis Wolff dans Philosophie Magazine, tu n’écartes pas la possibilité que des centaines de milliers de personnes soient au total victimes du virus en France.
Tu évoques, chaque fois que tu t’exprimes, la faible létalité de ce virus, le SARS-CoV-2. (La dénomination « Covid-19 », le sigle anglais pour « Coronary Virus Disease » de l’année 2019, qu’il vaudrait donc mieux mettre au féminin en français, se rapporte à la maladie.) L’expression « létalité du virus » sans autre qualification n’est pas moins privée de sens que la blague absurde qui me faisait bien rire en cours d’histoire quand j’avais dix ou onze ans : « Quel était l’âge de Napoléon ? »
La létalité d’un virus n’est évidemment pas une qualité intrinsèque, « première », elle dépend de tas de facteurs, les uns endogènes, les autres exogènes. Cette létalité, c’est-à-dire le rapport du nombre de morts sur le nombre de cas d’infection, dépend d’abord de l’état d’avancement de l’épidémie. Livrée à elle-même, celle-ci a tendance à produire une létalité moindre. Les facteurs exogènes sont multiples : politiques suivies pour endiguer l’épidémie (confinement, recherche de l’immunité collective, etc.), pyramide des âges, région du monde (contraste violent entre pays tempérés et régions tropicales), etc.
Dans chacun de tes textes, à quelques mots près[1], on trouve ceci, la parenthèse étant toujours présente : « Faut-il rappeler que le taux de létalité semble être de 1 % ou 2 % (sans doute moins si l’on tient compte des cas non diagnostiqués) ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela laisse bon espoir à la plupart d’entre nous. » Ne t’a-t-on donc jamais signalé que tu commettais ici un beau sophisme, si bien que tu le répètes constamment ? Du point de vue de la pragmatique, il est clair que la parenthèse signifie que les 1 % ou 2 % en question constituent une borne supérieure et que la réalité est sans doute encore plus rassurante.
Or il devrait être non moins clair à celui qui réfléchit un peu que la prise en compte de ces cas non diagnostiqués, pour la plupart parce qu’ils sont asymptomatiques (une proportion non encore connue avec précision mais estimée entre 20 % et 40 %, ce qui est considérable) ne change rien aux chances de mourir de la Covid-19. Cela diminue certes le taux de létalité, mais les chances d’attraper le virus augmentent dans la même proportion, de sorte que le taux de mortalité rapporté à la population et non plus seulement aux cas d’infection reste le même. La létalité est plus faible que ce qu’on pensait, mais la contagiosité du virus est plus forte. On meurt moins si on a le virus, mais il y a plus de chances qu’il vous infecte.
Dans ton dernier article connu de moi, tu écris : « Ce virus peut tuer des centaines de milliers de personnes en France, des millions dans le monde, ce qui est très grave en termes de santé publique et justifie le confinement, mais il reste individuellement assez peu dangereux (contagiosité moyenne, létalité faible). » La contagiosité d’un virus, de même que sa létalité, c’est comme l’âge de Napoléon. Cela ne veut rien dire. Sa mesure est le fameux coefficient R0, le nombre de contaminations directes qu’un nouveau contaminé produit. Elle était de 3,5 au début de l’épidémie, elle a dégringolé à 0,6 le 11 mai, à la fin de la première phase du confinement. (Une étude récente de l’université Columbia avance, pour la Chine, le chiffre fantastiquement élevé de 5,7.) C’est comme une réaction en chaîne atomique : pour R0 inférieur à 1, l’épidémie s’éteint de sa belle mort, pour R0 supérieur à 1, c’est l’explosion.
Si on avait laissé l’épidémie se développer, ç’eût été une catastrophe. Pour un R0 égal à 3,5, au bout de dix intervalles de temps – chaque intervalle correspondant, disons, à deux semaines –, donc au bout de moins de six mois, chaque contaminé aurait été l’origine de 3,5 à la puissance 10 contaminations, soit plus de 275 000. C’est cela, la magie des fonctions exponentielles. Plus leur valeur est forte, plus l’accroissement de cette valeur par unité de temps est fort, l’accroissement étant proportionnel à la valeur. Et tu appelles cela une contagiosité « moyenne » ? À son maximum, elle est au contraire extrêmement forte. Heureusement, comme cela a été le cas en France, on peut la réduire en dessous du point critique par des mesures drastiques.
Un petit « tutorial » sur le coronavirus n’est sans doute pas inutile. Caveat : les expressions que je vais utiliser font comme si le virus était doué d’intentionnalité, alors qu’il ne l’est pas, bien évidemment. Il n’est même pas vivant. Les biologistes se permettent ce genre de raccourci, car ils ont une explication purement mécaniste sous-jacente à ces métaphores : la sélection naturelle. Le virus n’est pas vivant mais il aspire à la vie. C’est le parasite ultime et il a besoin d’un hôte, un être vraiment vivant, lui. Le coronavirus a compris que s’il tuait son hôte, il se suicidait. Cherchant à maximiser son taux de réplication, il substitue la contagiosité à la létalité.
Le SARS-CoV-2 est un point d’aboutissement de cette évolution. Pour maîtriser cette épidémie devenue bien vite une pandémie, le meilleur moyen, en l’absence de vaccin et de traitement, est, comme on l’a dit et répété jusqu’à plus soif, de couper les chaînes de transmission entre êtres humains. Il semble que la France ait réussi une première fois à le faire, mais gare à une nouvelle flambée qui ferait remonter le R0 à des niveaux ingérables. Cela pourrait se produire très vite.
Cette pandémie est un événement hors norme et seules des mesures hors norme peuvent la combattre. La moitié de la population mondiale a été mise en confinement et dans le cas de la France, cela semble pour l’instant avoir marché. Le sophisme consiste à se demander si le jeu en valait la chandelle. Pourquoi avoir arrêté les économies du monde industriel pendant plus de deux mois puisque cette pandémie, « ce n’est pas la fin du monde après tout », écris-tu. Pourquoi en avoir fait tout un plat ?
Cela fait penser à ce qui s’est passé au moment du (faux) passage au XXIe siècle, alors que l’on craignait que tous les ordinateurs du monde s’arrêtassent, pour cause d’un codage inadéquat du numéro de l’année, car limité aux deux derniers chiffres, l’année suivant 1999 apparaissant non comme 2000 mais comme 1900 (le fameux Y2K = Year 2,000). Finalement, tout s’est bien passé. Mais des centaines de milliards de dollars avaient été dépensés dans le monde pour changer complètement les systèmes d’information. Inévitablement, on en a inféré que le problème n’était pas si grave et qu’une bonne partie de cet argent avait été dépensée en vain. Le sophisme est bien défini par cette analogie et on le retrouve plusieurs fois sous ta plume, habillé de diverses manières.
2. « La misère tue aussi, et plus que le virus »
Voici un autre de tes leitmotive, destiné à remettre à sa place la pandémie tenue pour être sans doute plus qu’une « grippette », pour citer le président brésilien, mais quand même pas une calamité comme on le clame partout. Quant à la misère, c’est celle que des mesures trop contraignantes provoqueraient en ruinant nos économies. Cette comparaison est dépourvue de sens et elle est même absurde. Ni le nombre de morts par destruction de l’économie ni celui que cause le virus ne sont des grandeurs définies. Ce sont des variables et, de plus ici, ce sont des variables en relation de dépendance mutuelle.
Pour le faire comprendre, permets-moi d’user de notations simples. Appelons M et V, respectivement, les nombres de morts respectifs, M pour misère et V pour virus. Si les mesures sanitaires qui pèsent sur l’économie sont efficaces, il faut s’attendre à ce qu’un M plus fort soit corrélé à un V plus faible. M monte quand V baisse. Il arrivera donc un moment, forcément, où la misère tuera plus que le virus. Mais cela ne prouvera rien au sujet de la misère et du virus en général, sinon que des mesures suffisamment efficaces au plan sanitaire se paient d’un prix élevé en termes économiques. M moins V passe de négatif à positif quand M croît suffisamment.
Tu regrettes l’absence des économistes du débat national. Je trouve quant à moi que leur pensée, si l’on peut dire, inspire trop de prises de position sur la question cruciale de la valeur de la vie. Mais au moins, puisque la théorie du choix rationnel fait partie de leurs attributions, ils t’auraient fait remarquer que tu fais fausse route en comparant M et V, et que ce qu’il faut faire, c’est de comparer des valeurs différentes de M. Pour un M fort, comme, selon toi, c’est le cas aujourd’hui en France, V est faible. Mais pour un M faible, disons si l’on vivait comme avant, dans l’insouciance par rapport à la menace que le virus fait peser sur nous, V serait considérable.
Il suffit de voir ce que cela donne dans mes deux pays adoptifs, le Brésil et les États-Unis d’Amérique. Dans ce dernier, la gravité de la maladie a été reconnue tardivement. Les mesures de distanciation ont été mises en œuvre avec deux semaines de retard. Cela a suffi pour coûter la vie à 55 000 personnes. Pour ce qui est du Brésil, le pays de mes enfants et de mon petit-fils, une hécatombe y est en marche. On estime que la réalité du drame qui s’y joue ne peut être perçue que si l’on multiplie les chiffres officiels par un facteur compris entre 10 et 15.
Il n’est d’ailleurs pas sûr que dans le scénario où M est faible au départ, il le reste longtemps : on ne fait pas tourner une économie dans un cimetière. La seule comparaison qui a un sens est celle qui oppose deux scénarios catastrophiques, un sanitaire et l’autre économique, et non celle que tu fais entre une catastrophe économique et une situation sanitaire somme toute acceptable grâce à cette catastrophe économique. Ta démarche tombe encore et toujours dans le piège du sophisme Y2K. Étant donné que la situation sanitaire est somme toute acceptable, selon toi, tu soulignes l’énormité du coût économique afférent, comme si on pouvait avoir la première sans le second. Erreur ! Pour la faire apparaître, il suffit de considérer un scénario contrefactuel, où ce coût économique n’est pas présent : on voit alors ce qu’il en coûte en termes de catastrophe sanitaire.
3. « La médecine coûte cher. Si nous avons l’une des meilleures médecines du monde, c’est que nous sommes un pays riche. Croire qu’on va pouvoir augmenter les dépenses de santé en ruinant notre économie, c’est un évident contresens. »
Ce débat entre l’économie et la santé a déjà eu lieu entre l’économie et l’écologie. On disait : pour mener le combat contre le réchauffement climatique, il faut une économie prospère et une croissance dynamique. Le problème, c’est que la croissance dynamique renforce le réchauffement climatique. Dans le cas présent, quid si la préservation d’une économie forte, en amenant à déconfiner trop tôt et trop vite, faisait s’effondrer la meilleure médecine du monde ? Mettre de côté cette relation causale, faire comme si une économie forte tenue pour condition nécessaire d’une issue heureuse à la catastrophe en cours était garantie, indépendamment de ses effets négatifs sur la santé et le climat, c’est là le vrai contresens, certes moins évident que celui que tu dénonces. C’est une variation de plus sur le sophisme Y2K.
Cependant, je ne m’adresse pas à un théoricien du choix rationnel mais à un philosophe. (En Amérique, certains des plus grands philosophes, métaphysiciens et même théologiens ont contribué de façon décisive à la théorie du choix rationnel. Je songe en particulier à W. V. O. Quine, Donald Davidson, David K. Lewis, Robert Stalnaker, Gregory Kavka et Alvin Plantinga. Mais nous sommes en France et les frontières sont bien gardées.) Or le sophisme que je dénonce dans tes travaux est bien connu en philosophie, et plus précisément en métaphysique des modalités. Revenons à l’exemple paradigmatique qu’est le Y2K. Tout se passe comme si un état qui n’était pas advenu, à savoir le grand bug informatique du passage à l’an 2000, était derechef tenu pour impossible, et donc le chemin qui y menait, fût-il celui d’un processus causal (les centaines de milliards dépensés pour changer à temps les systèmes informatiques) comme superfétatoire.
Il existe des théories des modalités qui font du non advenu une impossibilité. Je pense à celle de Bergson, esquissée dans son essai Le Possible et le réel, pour laquelle le possible ne précède pas le réel, il advient seulement avec lui. Je pense surtout à l’argument dominateur de Diodore Kronos, dont le dernier axiome dit qu’il y a un possible qui ne se réalisera jamais. La négation de cet axiome, à laquelle aboutit le raisonnement de Diodore, affirme que tout possible se réalise ou se réalisera. Un événement qui ne se réalise jamais doit être tenu pour impossible.
Il existe donc des théories des modalités qui justifient en quelque sorte ce que j’ai appelé ton sophisme. Mais il faut bien reconnaître qu’elles sont pathologiques. (Voir la contre-offensive d’Aristote à l’argument dominateur dans son traité De Interpretatione.) En particulier, aucune prévention n’y est concevable. Si la prévention réussissait, elle échouerait derechef, puisque l’événement à prévenir, ne se réalisant pas, serait impossible. Elle se montrerait superfétatoire au moment même où elle réussirait. C’est cela ton sophisme.
Cher André, tu as acquis une célébrité bien méritée et tes ouvrages ont laissé leur marque dans bien des esprits, y compris le mien. Ton influence est réelle. C’est pourquoi je te conjure de renoncer à répéter par monts et par vaux des arguments dont on peut démontrer qu’ils ne tiennent pas la route. L’affaire de la Covid-19 est extrêmement grave. Sauf chance (la découverte d’un vaccin) ou miracle (une mutation du virus vers des formes bénignes, cela s’est déjà produit), ce fléau est avec nous pour longtemps. En minimiser la portée, comme tu t’évertues à le faire, c’est singulièrement manquer de civisme.
Des jugements de valeur qui me repoussent
Je serai plus bref ici, car il n’y a rien à démontrer, sinon à exprimer dans l’espace public une sensibilité qui est parfois aux antipodes de la tienne. Je souhaite simplement formuler quelques raisons que j’ai de m’écarter de toi.
Tu insistes sur le fait que cette épidémie tue essentiellement ceux que tu appelles les « vieillards ». L’âge est « le principal facteur de risque de mortalité », dit la grande presse. Le ministère de la Santé le répète tous les jours : neuf-dixièmes des morts ont 65 ans ou plus. Cela me rappelle la publicité que la Loterie nationale avait concoctée il y a pas mal d’années et qui affirmait que cent pour cent des gagnants avaient acheté un billet. On ne pouvait accuser cet énoncé d’être une publicité mensongère car il disait la vérité. Cela se voulait un trait d’humour.
Je me demande seulement si cet humour ne passait pas au-dessus de la tête de pas mal de gens qui, du coup, achetaient un billet. En matière de probabilités, les sophismes sont chose courante, on vient d’en voir quelques-uns. Bien entendu, on ne peut changer son âge aussi facilement que l’on se rend au bureau de tabac pour tenter sa chance à la Loterie, mais je n’exclus pas que pas mal de vieux se soient sentis en danger à force d’entendre ou de lire cette rengaine.
Pour gagner à la Loterie, il faut sans aucun doute tenter sa chance, mais si on le fait, on n’a qu’une chance infinitésimale de gagner. Mourir du virus est certes facilité par le grand âge, mais, si on est vieux, quelle est donc la chance que l’on a de mourir de ce virus ? Le calcul est très facile à faire. À la date où je termine cette lettre, le 20 mai 2020, le virus a tué 28 000 personnes dont neuf-dixièmes avaient plus de 65 ans, soit 25 000 personnes âgées. La population des plus de 65 ans avoisinant les 12 600 000, le ratio est de 0,2 %. (Attention : il ne s’agit pas du taux de létalité, qui se rapporte à ceux qui ont attrapé le virus, mais bien du taux de mortalité par rapport à la population entière.) Les vieux ont donc nettement plus de chances de mourir de ce virus qu’un gogo a de gagner au Loto, mais la probabilité en reste relativement faible, sans parler du fait que sans le virus, ils mourraient tôt ou tard d’une autre cause.
Ce résultat heureux est bien sûr la conséquence du confinement relatif que les moins de 65 ans ont respecté, de leurs gestes de bon sens vis-à-vis des autres et de l’isolement dans lequel vivent beaucoup de personnes âgées. Les hécatombes qui ont endeuillé des maisons de retraite médicalisées en sont le contre-exemple. Tu soulignes que les vieux ont donc une dette vis-à-vis des jeunes et des moins vieux. Ce que tu omets de dire, c’est que ce sont ces derniers qui passent le virus aux vieux. Leur R0 est évidemment nettement supérieur à celui de leurs aînés. Et l’expérience du début de déconfinement le confirme. Beaucoup de jeunes semblent ignorer que dans une épidémie, on est à la fois contaminé et contaminant. Ils se croient affranchis de toute contrainte, précisément parce qu’ils savent aussi bien que les vieux que ce sont ces derniers qui vont essuyer les plâtres. Ils ne se gênent donc pas. Ils contaminent ainsi leurs parents et grands-parents.
C’est ce que tu passes sous silence quand tu écris, en réponse à Francis Wolff qui te provoque sur la solidarité intergénérationnelle : « C’est une solidarité ordinairement asymétrique, et qui doit l’être. Je préfère que les parents se sacrifient pour leurs enfants, comme c’est la règle, que l’inverse ! Qui d’entre nous ne donnerait pas sa vie pour ses enfants ? Qui accepterait qu’ils donnent la leur pour sauver la nôtre ? » Ce faisant, tu oublies deux choses et commets une erreur.
Tu oublies que la règle est parfaitement symétrique puisque le Code civil, dans ses articles 205 et suivants, prescrit que « tout enfant doit aider ses parents dans le besoin selon ses capacités financières et les besoins du bénéficiaire. » Et surtout, tu oublies que quand il s’agit de prendre les armes pour défendre son pays ou en attaquer un autre, ce sont les jeunes que les vieux envoient au casse-pipe et non pas l’inverse. L’erreur, dans le cas présent, c’est de ne pas voir la réciprocité entre les vieux et les jeunes. Les jeunes passant le virus à leurs aînés, c’est la moindre des choses que, comme eux, ils paient le prix du confinement.
Tu es très dur avec les vieux. Tu peux écrire des choses comme : « En quoi les 15 000 morts [de la] Covid-19 [aujourd’hui 28 000], dont la moyenne d’âge est de 81 ans, méritent-ils davantage notre compassion ou notre intérêt que les 600 000 autres [ceux qui meurent chaque année dans notre pays] ? » Une fois de plus, le diable se cache dans l’incidente. Pourquoi, en effet, s’intéresser spécialement aux vieillards ? Tu notes d’ailleurs qu’eux-mêmes ne tiennent pas plus que cela à la vie. Tu écris : « … les vieux… sont certes plus exposés que les jeunes, mais [ils] acceptent souvent plus volontiers leur propre mortalité. Ils ont raison ! Mourir à 68 ou 90 ans, c’est beaucoup moins triste que mourir à 20 ou 30 ans. » Je crains que ta psychologie ne soit pas moins fausse que ta logique et je te renvoie simplement à notre plus grand poète : « Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. »
Crois-tu vraiment que la mort d’un aîné, d’un père, d’une mère, de grands-parents ne puisse pas être dans la vie d’un être un drame épouvantable ? J’ai connu des gens qui ont mis plus de dix ans à s’en remettre. On ne s’en remet jamais, à vrai dire. Il suffit d’avoir à ranger une vieille maison de famille après un décès et de devoir classer des photos jaunies par le temps pour qu’un chagrin irrépressible s’empare de vous, ravivant une immense souffrance passée. Les proches des vieillards qui sont morts en EHPAD n’ont même pas eu la possibilité de pleurer devant le cercueil de leur défunt.
Mais tu ne t’arrêtes pas là. Sur ta lancée, tu ne peux qu’aller de l’avant, abordant des zones toujours plus dangereuses. « … toutes les morts ne se valent pas. Il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans que de mourir après 60 ans… Les jeunes n’osent pas trop en parler, de peur de sembler se désintéresser de leurs aînés. » Je prie pour que mes enfants et mon petit-fils ne fassent pas partie de ces jeunes-là. Mais tu fais encore plus fort et écris : « … on ne me fera jamais dire… que toutes les vies se valent. La vie d’un héros, comme Cavaillès, vaut plus et mieux que la vie d’un salaud, comme Klaus Barbie. »
Confiné à Paris, je n’en donne pas moins un cours à Stanford. La préposition « à » est évidemment indue puisque le campus californien est complètement bouclé et que tous les cours s’y donnent à distance, par Zoom. Mes étudiants, retournés chez eux, se trouvent aux quatre coins de la planète, de la Californie à Shangaï. Le thème de ce cours de philosophie est le problème du mal. Nous étudiions l’autre jour ce grand classique qu’est le reportage que Hannah Arendt fit sur le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en 1961. Je suis tombé sur ce passage que j’avais oublié, situé à la toute fin du chapitre sur la conférence de Wannsee qui décida de la Solution finale :
« Aujourd’hui, en Allemagne, la notion de “Juif supérieur” n’est pas complètement oubliée. (…) On déplore encore le sort de ces Juifs “célèbres” aux dépens de tous les autres. Ne sont pas rares, surtout au sein de l’élite culturelle, ceux qui expriment en public leur regret que l’Allemagne ait envoyé Einstein faire ses valises, sans se rendre compte que ce fut un bien plus grand crime de tuer le petit Hans Cohn qui habitait au coin de la rue, bien qu’il ne fût en rien un génie[2].»
Tu sais sans doute qu’en situation de rareté des instruments de soin, le corps médical et/ou, selon les pays, les autorités de santé, font une sélection (nommée en franglais « triage ») des malades que l’on va soigner aux dépens de ceux que l’on va laisser mourir. La France a, dit-on, échappé d’un lit à ce sinistre choix. Mais sa philosophie était arrêtée, et c’est la même que celle qui a cours aujourd’hui aux États-Unis. Le critère de sélection est purement conséquentialiste : il s’agit de maximiser, non le nombre de vies sauvées, mais le nombre d’années de vie sauvées. Ce qui précède me donne à penser que tu devrais apprécier ce critère. Il est plus « triste », n’est-ce pas, de mourir à 20 ou 30 ans que de mourir après 60 ans. Cette pensée me fait horreur.
C’est sans doute mon éducation chrétienne qui me fait réagir ainsi. Toutes les vies, et toutes les morts, se valent, fût-ce celle d’un vieillard en fin de vie, fût-ce celle d’un petit garçon visiblement pas doué. Car leur mort sera pleurée par des proches. Et, s’ils ont le malheur de ne pas en avoir, par ceux ou celles à qui leur présence sur Terre aura un jour fait du bien. Cette conception de la vie et de son bien n’a rien d’égoïste, c’est tout le contraire, et c’est le contraire d’une sacralisation de la vie.
Mais il y a pire, et c’est sur ce constat que je voudrais terminer. La principale justification que tu donnes de tes choix éthiques, c’est la fierté que tu éprouves d’être prêt à te sacrifier. La preuve qu’il est conforme au bien et à la justice que les vieillards se sacrifient pour que la vie et l’économie continuent, c’est que toi qui énonces ce principe, tu es toi-même un vieillard (c’est toi qui le dis). Je ne connais pas pire corruption du message évangélique. Certes, tu t’es toujours présenté comme athée, mais un athée pour qui la question de la religion était une question ouverte, comme disait Saint Augustin. Sache donc que le sacrifice de soi n’est en rien, à lui seul, un critère du vrai et du juste. Les terroristes du 11 septembre ont payé volontairement de leur vie l’accomplissement de leur cause. Moi, qui suis aussi un vieillard, je n’accepte pas de mourir pour les autres. Car si je veux vivre, c’est précisément pour les autres.
Tristement,
Jean-Pierre
Extrait du Journal de pensée d’un confiné. Réflexions sur la vie et la mort à paraître.