Savoirs

Poincaré, Kolmogorov et Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

Ancien député européen (Vert)

L’épidémiologie et la climatologie : deux systèmes physiques qui suivent des trajectoires imprédictibles tout en étant régis par des lois de probabilités calculables. Deux cas classiques de « théorie du chaos », dont le mathématicien Poincaré a posé les fondements il y a plus d’un siècle. À cet égard peut-être a-t-il eu une influence sur l’imaginaire de Mallarmé, un de ses proches amis, et auteur du fameux Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Face au climato-scepticisme et au covido-scepticisme, qu’aurait répondu le poète ?

Dans mon livre Ressusciter quand même. Le matérialisme orphique de Stéphane Mallarmé, et en particulier dans les chapitres consacrés à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, j’émets l’hypothèse selon laquelle les étonnantes intuitions mathématiques de Stéphane Mallarmé résultent largement de ses conversations avec Henri Poincaré. Nous n’en avons aucune preuve par sa correspondance. Mais l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. J’ai répété, à la suite de Jean-Luc Steinmetz, qu’il n’y a aucune raison pour que tous les échanges d’idées, toutes les sources d’inspiration de Mallarmé aient fait l’objet d’un écrit, article publié, cahier ou lettre retrouvée.

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Songeons par exemple à la profonde influence d’Alfred de Vigny repérée dans Un coup de dés, où le matérialisme orphique de Mallarmé se déploie dans un dialogue implicite avec l’auteur de La Maison du berger, lequel n’est pourtant cité qu’en deux minuscules incidentes, très significatives il est vrai, dans toutes les Œuvres complètes et l’immense Correspondance complète : « de Vigny, pour qui j’ai un culte » et « Henri de Régnier, qui, comme de Vigny, vit là-bas, un peu loin, dans la retraite et le silence, et devant qui je m’incline avec admiration. » De même, Gérard de Nerval, père du vocabulaire de l’orphisme poétique, n’est jamais cité du tout dans ce que nous connaissons de Mallarmé… mais fraternellement salué par une allusion au dernier vers du Guignon.

Mais le présent texte n’est pas consacré au cœur du Coup de dés, version renouvelée du matérialisme orphique : simplement à son imagerie mathématique. Ce que nous savons : Henri Poincaré était l’un fidèles des Mardi de Mallarmé[1]. Dans la période encadrant l’année de la publication du Coup de dés et de la mort de Mallarmé, 1898, il travaillait précisément sur l’imprédictibilité des évènements pourtant supposés régis par le déterminisme laplacien. Origine de ce qu’à fin du siècle suivant on appellera « théories du chaos », plus précisément du « chaos déterministe ».

Le chaos des mathématiciens n’est pas « l’Abîme » du Coup de dés, mais l’« imprédictible », concept avancé par Poincaré. L’imprédictible reste pourtant encadré par les lois des probabilités. Lorsque le thème devint populaire en Occident, à la fin du siècle suivant, les éditions du Seuil publièrent par exemple un recueil d’articles (passablement difficiles pour les non-matheux) : Chaos et déterminisme[2]. Pas un article qui ne commence par un salut au fondateur, Henri Poincaré, opposé à Pierre-Simon de Laplace (mais avec une intéressante étude relativisant le déterminisme de celui-ci). Je vais tenter d’en résumer les enseignements, et de quelques autres livres, de manière aussi littéraire que possible, et toujours orientée vers la compréhension de Mallarmé.

Le chaos déterministe

De quoi s’agit-il ? Que le réel, mouvement d’un dé ou d’une pièce de monnaie jetée en l’air, ou d’une boule sur un billard, peut obéir à des lois parfaitement déterministes, en l’occurrence celles de Newton, et pourtant rester imprédictible.

Ouvrons une parenthèse préalable : qu’est-ce qui est « réaliste », concept peut-être préférable à « matérialiste » (car aujourd’hui la « matière » se dissout dans l’énergie et les champs), par opposition à « idéaliste » ? L’idéaliste, à la suite de Platon, pense que les lois physiques sont la réalité fondamentale, dans le monde des idées, plus précisément des mathématiques, et que les phénomènes extérieurs que nous percevons et attribuons à une « matière » ne font que les suivre approximativement, comme le reflet d’une lanterne magique sur les parois d’une grotte. Le réaliste matérialiste pensera au contraire que les lois physiques décrites dans un monde mathématique (celui des équations différentielles de Newton, dans un espace où les droites et les points n’ont pas d’épaisseur, où l’on peut connaître leur position et leur mouvement avec une infinie précision) ne sont qu’une abstraction, une simplification, une idéalisation, justement, de la réalité physique (matière, énergie, ondes pour les théories admises au début du XXIe siècle, qui admettent la transmutation réciproque de l’énergie et de la matière et la dualité ondes-corpuscules).

Les lois mathématiques de la physique sont parfaitement déterministes, mais cela permet-il de faire des prédictions sur ce qui va se passer réellement ? Oui, pense-t-on généralement, y compris les matérialistes, car si l’on connaît à peu près les condition initiales (position et vitesses des points qui représentent les objets matériels), alors la trajectoire des dés, pièces ou boules sera à peu près ce qu’on a calculé, et à plus forte raison la trajectoire des planètes, des rayons lasers, des avions… C’est en quelque sorte l’ambition suprême de la science : prédire ce qui va se passer grâce aux lois que « suit » la réalité, et donc pouvoir les appliquer en confiance pour construire des machines.

Il en résulte (Laplace ou Einstein et Schrödinger, qui utilisent des lois différentes dans des espaces mathématiques différents, sont d’accord là-dessus) que la « flèche du temps » n’est qu’une illusion : c’est nous qui découvrons progressivement un monde où tout est écrit par les lois de la Nature, de toute éternité. Même l’équation de Schrödinger, base de la mécanique quantique, décrit de façon déterministe l’évolution d’une distribution de probabilités et est réversible dans le temps, y compris, pour Schrödinger et Einstein, le « collapse du Psi » (ce qui se passe au moment d’une mesure). Mais il faut, pour que cela ait un sens physique, qu’existe cette continuité entre « conditions initiales » et « trajectoire ultérieure » (ou d’ailleurs antérieure, puisque dans cette conception le temps est réversible et peut, comme l’espace, être parcouru en tous sens) : une petite imprécision dans les unes n’entraîne qu’une petite différence dans les autres.

C’est en effet le cas dans la plupart des réalisations techniques. On n’hésite pas à franchir un pont ou à prendre l’avion même si l’on a lu que des accidents arrivent par suite d’« instabilités ». Le caractère probabiliste de la mécanique quantique (dans son interprétation dominante) n’empêche pas de construire des machines fabuleuses de précision, telles l’IRM (imagerie de l’intérieur de notre corps par résonnance magnétique nucléaire).

Poincaré démontre – et c’est une révolution – que ce n’est pas toujours le cas. Le réel n’est pas toujours prédictible, tout simplement, déjà, parce que cette continuité entre les conditions initiales et les trajectoires qui en découlent n’est pas du tout assurée. Dès que l’on applique les lois de Newton à plus de deux corps (la Terre et le Soleil par exemple), une infime variation dans les conditions initiales, si petite soit-elle, peut entraîner un écart exponentiellement croissant dans les trajectoires. C’est le problème de l’« instabilité », de la « sensibilité aux conditions initiales ».

Il en résulte que, si l’on prend en compte l’attraction réciproque du Soleil, de TOUTES les planètes et des astéroïdes, nous le savons aujourd’hui grâce à nos ordinateurs (ordinateurs qui, comme le réel, et parce qu’ils sont matériels, calculent toujours avec des « arrondis »), on ne peut exactement prédire ce que sera l’orbite de la Terre dans une centaine de siècles. On n’est pas sûr à cent pour cent que le gros astéroïde Apophis repéré comme « géocroiseur » le plus menaçant ne va pas entrer en collision avec elle en 2036 (pour 2029 le risque semble écarté). Et l’on pense que la stabilité du système solaire n’est pas du tout assurée, que d’ailleurs les plus grosses planètes ont migré il y a 900 millions d’années les unes par rapport aux autres…

Un exemple concret ? Ne prenons pas le lancer de dé, dont le mouvement dans l’espace à trois dimensions, même idéalisé, est déjà si compliqué (« mouvement à la Poinsot ») que seuls les plus habiles tricheurs se risquent à le penser comme déterministe. Prenons le billard, dont le principe du jeu est justement la précision imprimée aux conditions initiales (position et vitesse orientée dans une direction). Le billard sera supposé parfait, on le décrit dans le plan à deux dimensions. Le tapis vert est parfaitement plan, les boules roulent sans frottement, sans perte d’énergie, et elles sont parfaitement sphériques et parfaitement élastiques. D’un coup de queue parfaitement ajusté, je donne une impulsion à une boule en visant une autre boule parfaitement dans l’axe. Elles rebondissent alors l’une sur l’autre exactement dans l’axe.

Malheureusement, « parfaitement » n’est qu’une idéalisation. Dans la réalité, l’écart angulaire le plus infinitésimal de mon coup par rapport à l’axe les fera rebondir soit un tout petit peu sur la gauche, soit un tout petit peu sur la droite. Et cette divergence, incertitude radicale, va s’amplifier, au fur et à mesure que ma boule frappera d’autres boules, ou les champignons du billard (il suffit qu’elle frappe un bord convexe pour que la divergence des trajectoires s’amplifie). Au final, les trajectoires possibles finissent par occuper au hasard tout l’espace mathématique qui les décrit (l’espace des phases), mais elles respectent quand même des lois, celles du hasard.

Et il faut aussi prendre en compte le champ de gravité de toutes les autres boules… et des spectateurs. Totalement négligeable ? Dans le monde des idées, si vous voulez. Dans la réalité, même idéalisée comme ci-dessus, si neuf boules roulent sur le billard, alors il faut déjà tenir compte de la place des spectateurs dans la pièce : si je me déplace, je modifie les trajectoires. C’est le fameux « effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon suffit à déplacer un ouragan quelques jours plus tard dans le Golfe du Mexique, selon l’heureuse formule du modélisateur météorologiste Edward Lorenz, qui redécouvrira les travaux de Poincaré dans les années 1960.

Cela nous rappelle la « dialectique observateur/observé » chère à la mécanique quantique (mais déjà perçue dans l’étude des fluides turbulents : pour étudier les tourbillons d’un torrent, il faut y plonger des instruments de mesure qui eux-mêmes engendrent des tourbillons). Nous comprenons bien aujourd’hui, après des délires initiaux, que cette dialectique n’a en réalité rien de psychologique ou de spiritualiste. Les lois de la mécanique quantique restent sûrement vraies dans un laboratoire automatique posé sur la Lune : c’est lui, l’observateur. Et devant le billard on peut remplacer les spectateurs par des mannequins de même poids. Cependant, je peux décider de me déplacer ou pas selon des lois neuro-cognitives qui seront un jour peut-être considérées comme déterministes, mais resteront imprédictibles. Je peux rester immobile parce que le billard ne m’intéresse pas, ou parce que je préfère observer du coin de l’œil une agréable personne dans la pièce, ou je peux bouger pour mieux voir le billard, ou l’agréable personne, ou parce que ça me démange, là, sous le pied.

Je ne fais pas allusion à « l’agréable personne » par coquetterie. Dans la tradition littéraire française, c’est un lieu commun que de choisir les « jeux de l’amour et du hasard » comme déclencheurs de l’effet papillon. Pour l’un des fondateurs de la théorie des probabilités, Blaise Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la Terre aurait changé. »

Que dis-je, « tradition française » ! Coup de cœur et coup de dés sont à la racine de toute la littérature indo-européenne : la partie de dés entre les Pandava et les Kaurava dans le Mahabharata, le concours de beauté des trois déesses devant Pâris dans Les Chants cypriens à l’origine de L’Iliade, tous deux causes d’une guerre apocalyptique entraînant les hommes et les dieux. Les similitudes étonnantes entre ces deux épopées laissent supposer que le cycle de Troie et les chants les plus anciens du Mahabharata sont issues de légendes indo-européennes communes. Il est particulièrement intéressant que le rapprochement le plus net soit entre Ulysse et Arjuna, deux rois en exil qui conquièrent leur épouse face aux autres prétendants dans un concours de tir à l’arc. C’est à dire par la maîtrise parfaite des trajectoires. Mais une flèche dans le mille jamais n’abolira jamais le hasard : nous tournons toujours autour du même pot.

L’école française et l’école russe

Au moins la bille tournant autour d’un pot suit une trajectoire « stable » : une petite modification initiale n’éloignera pas trop la bille de sa trajectoire cyclique, c’est ce qu’on appelle la stabilité à la Liapounov. Très exactement autour de l’an fameux 1898, Alexeï Liapounov produit parallèlement à Poincaré ses théorèmes fondamentaux sur la trajectoire des systèmes dynamiques et la théorie des probabilités. L’idée est vraiment dans l’air du temps : cette même année fatidique du Coup de dés, 1898, voit encore la publication d’un article du mathématicien français Jacques Hadamard (modèle du savant Cosinus, dreyfusard et rationaliste, il mourra très vieux et « pro-chinois », et démontrera maints théorèmes en dormant).

Son article porte sur les surfaces telles que les selles de cheval ou les diabolos (dont les noms scientifiques sont respectivement « paraboloïde hyperbolique » et « hyperboloïde de révolution »), surfaces dites « hyperboliques » ou à courbure négative. Contrairement aux sphères, où le plan tangent en chaque point laisse toute la sphère du même côté, les plans tangents aux surfaces hyperboliques découpent nécessairement la surface. Hadamard s’intéresse à leur géodésique, plus court chemin d’un point à un autre sur une surface (la droite sur un plan, un grand cercle sur une sphère). C’est aussi la trajectoire d’un point matériel soumis à nulle autre force ou astreinte que de rouler sur la surface considérée, donc son mouvement « par inertie ». Ce sera la trajectoire des points matériels dans la relativité générale d’Einstein, où l’attraction universelle s’exerce en déformant l’espace-temps de proche en proche, à la vitesse de la lumière, et non comme une force instantanée à distance comme chez Newton (d’où l’existence des fameuses ondes de gravité, mais je m’égare).

Bref, Hadamard démontre qu’il y a des portions de la surface hyperbolique où les trajectoires correspondant à des conditions initiales proches restent proches, et d’autres où, en tout point, il existe des points infiniment proches à partir desquels les trajectoires divergent complètement. Là, on ne peut rien prédire physiquement de ce qui se passera, car tout point matériel a une épaisseur, si petite soit-elle. Hadamard offre ainsi aux successeurs de Poincaré un immense terrain de jeu.

Après ce brillant début de l’école française, Poincaré n’aura pourtant pas de grand successeur en Occident (à l’exception de G. D. Birkhoff), jusqu’à la redécouverte des instabilités, des bifurcations et du chaos par Stephen Smale, Edward Lorenz et (en un sens différent) René Thom qui, avec le chimiste Ilya Prigogine, se chargeront à partir des années 1970 d’en faire un nouveau paradigme pour les personnes cultivées.

À l’inverse, la théorie du chaos se développe immensément chez les successeurs soviétiques de Liapounov, tels Antonov, Krylov et Pontryagin, jusqu’à un point d’orgue : l’œuvre monumentale d’Andreï Nicolaïevich Kolmogorov et de ses élèves, parmi lesquels Yakov Sinaï, l’homme des billards aux bords convexes, dont il montre qu’ils doivent être pensés comme des surfaces hyperboliques. C’est d’ailleurs son article de 1970 à ce sujet qui relancera en Occident la mode du chaos : il faut savoir trouver le pitch pour vendre au public une théorie mathématique (telle la « théorie des catastrophes » de R. Thom).

Dans sa contribution à Chaos et déterminisme, « Les voies du chaos déterministe dans l’école russe », Simon Diner conclut par l’inévitable question : pourquoi un tel engouement dans l’Union soviétique stalinienne. Il admet qu’il y a bien un certain rapport entre cette culture mathématique et la philosophie de la praxis, le matérialisme dialectique, fût-il le plus vulgaire (le diamat). Outre une orientation appliquée (la thermodynamique hors d’équilibre et la dynamique des fluides réels, ces « sciences de l’ingénieur »), il y reconnaît un « néo-mécanisme émergentiste », non réductionniste, une approche réaliste de l’aléatoire : le temps compte, le réel a une épaisseur, tout retentit sur tout, le tout a des lois différentes de la partie, les choses naissent, se développent et se dissolvent, l’échelle et le sens pour l’observateur importent…

Quels rapports entre ces deux phares, Poincaré et Kolmogorov, et le Coup de dés de Mallarmé ? Patience. D’abord, deux prolongements.

La raison, le hasard et le temps créateurs

Nous comprenons déjà mieux pourquoi la trajectoire d’un dé (ou d’une pièce lancée à pile ou face), quoique obéissant à chaque instant à des lois déterministes, donne des résultats « au hasard » : l’instabilité du lancer au départ, et de chaque rebond sur la table, est totale. Cela n’empêche pas les « lois du hasard » de s’appliquer. Souvenons-nous de l’apologue des puces et des deux chiens des époux Ehrenfest, raconté dans Ressusciter quand même : on est sûr que, au bout d’un « temps de relaxation », les puces, d’abord regroupées sur le chien Azor, et sautant au hasard entre les deux chiens, se répartiront au hasard, mais en même quantité, entre les chiens Azor et Babar, et on peut calculer avec précision la probabilité de tout écart à cette distribution centrale. Ilya Prigogine, dans La fin des certitudes (Odile Jacob, 1996), va jusqu’à poser le principe : plus les trajectoires individuelles sont imprédictibles, plus sont fermement assurées les lois de probabilité qui les gouvernent.

Exemple : le dé. Nous sommes certains que la probabilité qu’il s’immobilise sur chacune des faces de 1 à 6 est la même. Nous n’avons pas besoin pour cela de calculer la somme de toutes les trajectoires possibles (comme on le fait en mécanique quantique à la suite de R. Feynman). Les résultats d’un coup de dé sont équiprobables, parce que, si le dé est parfaitement équilibré, il n’y a aucune raison qu’une face soit privilégiée. Notons la curieuse notion de causalité qui émerge ici : la raison, c’est que « Il n’y a aucune raison que… ». Elle contredit ouvertement la vision dominante de la « cause efficiente » selon Leibniz. C’est plutôt une forme de causalité structurale, voire de simple bon sens, le « principe » empirique de Pasteur : des causes symétriques donnent des résultats symétriques. C’est la raison même qui m’incite à répondre à la question ontologique « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » par l’explication désabusée : « Il n’y a aucune raison en effet, donc il y avait une chance sur deux qu’il n’y ait rien, ni Dieu créateur ni Big Bang, mais alors on ne serait pas là pour se poser la question. »

Et c’est le fugace point de contact entre le chaos mathématique, le vide des physiciens, et l’Abîme du Coup de dés. Le vide est plein de potentialités et ne cesse pas de l’être quand l’étant se dissout dans le néant ; si l’on veut un Vide sans potentialité d’engendrer l’être, alors il faut le construire exprès, comme le « vide comprimé » (qui n’engendre pas de particules virtuelles) que l’on injecte dans les laboratoires de détection des ondes gravitationnelles.

Seconde conséquence de la révolution de 1898 : la redécouverte du rôle créateur du temps et du hasard. « Redécouverte »… pour les théoriciens de la physique mathématique : le reste de l’humanité n’en avait jamais douté, quitte à l’attribuer à Dieu ou aux Parques. Les travaux de Poincaré sont d’ailleurs partiellement motivés par l’idée du physicien Boltzmann, qui fonde la flèche du temps sur la croissance inévitable, sauf localement, de l’entropie, de la répartition au hasard. Là encore il s’agit d’un « air du temps » de Mallarmé, l’air du temps « fin de siècle » (le XIXe) que peu d’années plus tard illustrera le philosophe Henri Bergson : le temps est créateur, il y a de l’évolution, idée également commune à Darwin et à Marx.

On mesure ici le contre-sens absolu qu’il y a à censurer le second verset de Mallarmé : « Rien n’aura eu lieu que le lieu / Excepté peut-être une constellation ». Sans Un Coup de dés, sans l’œuvre de Poincaré, d’Einstein ou de Schrödinger, de Kolmogorov et de Prigogine, ces constellations nées d’un coup de dé (car « Toute pensée émet un coup de dé »), la culture contemporaine ne serait pas la même. Sans les myriades de mutations au hasard, et leur sélection naturelle depuis que se sont formées, au hasard, les premières molécules organiques, il n’y aurait d’ailleurs pas d’intelligences vivantes – mais rien ne les prédestinait à avoir notre physionomie.

Nous avons vu que le temps de relaxation « hors d’équilibre » du saut des puces, au hasard, entre les deux chiens conduit à un équilibre : la répartition égale. Il reste toujours possible que toutes les puces reviennent un jour sur Azor, et qu’un singe dactylographe tape au hasard « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Cela arrivera même nécessairement, et même une infinité de fois… mais au bout de plusieurs durées de vie de l’univers. Mais du moins sommes-nous sûrs de l’existence de cet « attracteur » où les puces se trouveront presque toujours : la répartition égale entre les deux chiens. Le temps de relaxation (avant d’atteindre cet équilibre) semble n’y avoir joué aucun rôle.

C’est loin d’être le cas général ! Modifions la règle du jeu. Comme il est difficile de manipuler des puces, remplaçons-les par des boules au fond d’une urne. On part cette fois avec deux boules, une noire et une blanche, au fond de l’urne. On tire une boule à l’aveugle, on la regarde, on la remet dans l’urne en rajoutant une boule de la même couleur. Et on recommence. Supposons que la première boule tirée soit blanche. Au second coup il y a déjà deux fois plus de chance de tirer « blanche » que « noire », mais le rapport des boules ne va pas nécessairement se stabiliser sur « deux tiers de blanches ». Cependant, on constate que la proportion des boules blanches se stabilise assez vite (c’est un bon exercice, que dans ma jeunesse je vérifiais moi-même sur ma calculette HP programmable, aujourd’hui sur un micro-ordinateur d’entrée de gamme disposant d’un générateur de pseudo-hasard). En effet, la proportion des boules blanches ou noires dans l’urne détermine la probabilité de saisir une boule de telle ou telle couleur, mais la boule supplémentaire que l’on rajoute à chaque coup modifie de moins en moins cette proportion.

Eh bien… On démontre que la proportion qui se stabilise sera n’importe laquelle ! Toutes les proportions de boules blanches, tous les nombres rationnels entre zéro et un, sont équiprobables. Cela ne dépend que de l’histoire des coups tirés au hasard, où les premiers coups jouent évidemment un rôle majeur, cependant 2/3 et 1/3 ne sont pas privilégiés, car il est possible que l’on tire ensuite une série de plusieurs boules noires, ou blanches, qui neutralisent le premier coup. Ici, l’attracteur n’est pas aussi spectaculaire que le surgissement d’une constellation, ni même la répartition égalitaire des puces sur deux chiens, c’est platement la probabilité égale de toutes les répartitions finales possibles. Les lois des probabilités s’imposent, mais elles ne dictent rien de spécial au temps et au hasard : ce sont les coups successifs qui « décident ». Si l’équilibre se fixe au nombre qui ne saurait être un autre (707 blanches sur 1000, selon l’interprétation d’Un coup de dés par Quentin Meillassoux), ce sera le hasard !

Ici, au fil du temps de relaxation hors d’équilibre (de la durée plutôt, dirait Bergson), du hasard émerge une structure : la proportion de boules blanches. Avec le chimiste Prigogine et son école, nous apprendrons que ce rôle créateur du hasard et du temps est universel. Ce qui, encore une fois, n’empêche pas l’existence du hasard et de ses lois. Marx et Engels l’avaient bien compris : les myriades d’opinions et de décisions individuelles sont comme les mouvements désordonnés des particules de l’air, un bourgeois comme Engels peut avoir une vision du monde de prolétaire communiste ; mais le mouvement général de ces particules de l’atmosphère (le vent) est, lui, organisé par les lois de l’hydrodynamique (l’équation de Navier-Stokes). Et de même, statistiquement, l’être de classe détermine la conscience de classe, ce qui n’empêche pas les hommes de faire l’Histoire, qui a infiniment plus d’imagination que nous.

Des mouvements « au hasard » (mais avec des règles simples d’interaction) naissent les gigantesques termitières et les cyclones. Les images de la Terre par satellite, et mieux encore celles de Jupiter, nous ont montré la puissance terrible et magnifique, comme celle des révolutions humaines, de cette auto-organisation de l’atmosphère entre la couche chaude de l’océan et la couche froide de la stratosphère : les cyclones, fussent-ils créés par un battement d’aile de papillon, ont toujours la même allure.

Ce qu’avait compris Mallarmé

À la différence du termite le plus expert et du cyclone le mieux formé, Mallarmé, lui, consciemment, « réduit le hasard vers à vers » (mais si l’on considère le cerveau de Mallarmé comme un réseau de neurones, on se ramène au problème précédent). Quelle lecture fait-il, consciemment ou inconsciemment, de Poincaré… et eût-il fait de Kolmogorov ? Une lecture forcément poétique et pas mathématique : il « jouit de ses lectures [scientifiques ou philosophiques] plus qu’[il] ne les étudie », avouait-il à Villiers de l’Isle-Adam. Il faut cependant des ponts entre les austères démonstrations mathématiques et la substantifique moelle utile à un poète. Et le recueil Chaos et déterminisme nous en offre incidemment.

Dans sa contribution, « L’aléatoire du non-aléatoire », Yakov Sinaï admet d’emblée (p. 70) : « Les lois statistiques se manifestent dans les systèmes dont la dynamique a un caractère instable. H. Poincaré doit, semble-t-il, être considéré comme le père de l’idée du lien entre instabilité et statistique. » Soit exactement la traduction mathématique du vers-titre Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Je persiste et signe : les conversations avec Poincaré ont, autant que le « culte » à Alfred de Vigny, inspiré la rédaction du Coup de dés.

Et Yakov Sinaï de poursuivre : « La compréhension contemporaine [à la fin du XXe siècle] du lien entre l’instabilité et la statistique a pris naissance après l’introduction d’idées et de méthodes provenant de la théorie de l’information [celle de C. Shannon, 1949]. Un rôle d’importance essentielle a été joué par le travail de A. N. Kolmogorov en 1958, dans lequel un lien avec la théorie de l’information a été découvert pour la première fois. » Donc ce n’est pas chez Poincaré que Mallarmé est allé pêcher que le poète réduit le hasard vers à vers (ce que j’identifie à une prescience de la théorie de Shannon). Poincaré aurait pu y penser, il avait déjà toutes les cartes en mains, mais le plus grand des mathématiciens français a raté bien d’autres choses : d’un cheveu, la paternité de la relativité restreinte. Le poète Mallarmé était bien mieux armé que lui, comme son héritier Paul Éluard : « Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits ».

Andreï Nicolaïevich ne s’est pas arrêté là. Dans sa contribution sur l’école russe, Simon Diner rappelle qu’après avoir rapproché instabilité dynamique et théorie des probabilités (à la suite de Poincaré), puis ce couple de l’entropie (à la suite de Boltzmann et de la mécanique statistique), puis de la théorie de l’information (à la suite de Shannon), Kolmogorov, en 1962-63, jette un nouveau pont vers une branche totalement inconnue de ses prédécesseurs : la complexité algorithmique.

Un algorithme est une procédure systématique qui sert à calculer des nombres. La division apprise à l’école primaire en est un (« Soit 5172 à diviser par 6. En 51, il va combien de fois 6 ? 6 x 8 = 48, et 6 x 9 serait trop grand. Il y va 8 fois, je pose 8 au quotient et me reste 3, j’abaisse le chiffre suivant du dividende, le 7, et je recommence : en 37 il va combien de fois 6 ?… ») Rappelons qu’« algorithme » est une déformation du nom du Persan Al-Kwarismi, inventeur de l’algèbre (mot qui, lui, dérive du titre de son livre) et contemporain de Charlemagne « qui a inventé l’école » : ce n’est pas vraiment nouveau !

Longtemps, ces procédures resteront de l’ordre de la technique, de la basse cuisine des mathématiciens et physiciens. Dans ma jeunesse on les effectuait encore à la main, aidé d’un livre de chiffres appelé « table de log ». Mais l’invention des ordinateurs, qui fournissent en quelques minutes des suites de nombres qu’il nous aurait fallu des mois voire des années à calculer, ouvre la porte à une théorie des algorithmes, base intellectuelle des programmes informatiques. Convergent-ils, s’ils calculent par approximations successives ? S’arrêtent-ils tout seuls, s’ils sont suffisamment proches du résultat, ou tournent-ils en rond ? Existe-t-il un programme plus court que tous les autres pour arriver au résultat ?

La réponse à la dernière question est précisément celle de la « complexité algorithmique ». Par exemple, une suite de nombres pris au hasard ne peut pas faire l’objet d’un programme plus court que celui qui consiste… à les écrire. Or le but de la science, on l’a dit, est de prévoir ce qui va se passer grâce à des lois que l’on connaît déjà, donc écrire le programme avant de connaître le résultat, la suite de nombres. Il y a ainsi un lien intrinsèque entre « caractère plus ou moins aléatoire » (instabilités plus ou moins encadrées par les statistiques et l’information) et programmes : la complexité algorithmique.

Ce genre de préoccupations échappait évidemment à Poincaré, à qui l’on doit le déport des mathématiques vers l’étude du qualitatif (l’analysis sitis). Ce qui constitue plutôt une échappatoire face à la complexité des calculs qu’affronteront courageusement, trois quarts de siècle plus tard, les ordinateurs.

Et à Stéphane Mallarmé ? Bien sûr : la complexité algorithmique, lui non plus, il ne connaît pas. Mais après tout, si l’on veut bien nous accorder d’être plus mallarmistes que le roi… « L’unique nombre qui ne saurait être un autre »… « Si c’était le nombre / Ce serait le hasard »… Surtout si on le calcule deux fois, à la Quentin Meillassoux : en comptant les mots du poème (c’est long), et de manière symbolique à partir d’une charade au milieu du poème. Soit : 707, le nombre du matérialisme orphique.

Et le chaos « fin XXe siècle » ?

Il n’est pas tout à fait exact que les découvertes de Poincaré et Hadamard, en 1898, furent oubliées à l’entrée du XXe siècle. C’était l’époque où les mathématiciens batifolaient dans le « paradis que leur avait ouvert Cantor » (Hilbert) avec sa théorie naïve des ensembles, qui permettait enfin de comprendre l’infinité des infinis. Ils y découvraient une faune sauvage, des ensembles ayant la puissance du continu, mais de mesure nulle (longueur, surface ou volume), comme l’ensemble triadique de Cantor, les tapis de Sierpinski, les éponges de Menger… Mais le paradis leur fut bientôt fermé par les paradoxes de Russel : la « crise des fondements ». Il fallut entreprendre, selon un schéma très « orphique », la refondation austère, axiomatique des mathématiques par Von Neumann, Bourbaki et consorts, pour reconstruire l’Éden perdu, mais autrement.

D’autres mathématiciens se mirent au service des deux révolutions de la physique, la théorie de la relativité et la physique quantique : Hilbert lui-même ou, très brièvement mais de façon décisive, l’immense Emmy Noether, juive et spartakiste. Comme beaucoup d’autres, face au nazisme, elle se réfugia aux USA : ce fut le grand début des mathématiques et de la physique américaine. Il n’y avait plus de place en Occident pour les recherches sur l’instabilité et le hasard, abandonnées aux mathématiques soviétiques.

Pourtant, dans les vingt premières années du siècle, deux disciples de Poincaré et Hadamard, Pierre Fatou et Gaston Julia (qui sera une puissance académique aussi peu résistante que Jérôme Carcopino) explorent l’espace des « conditions initiales » pour des fonctions très simples. Leurs maîtres avaient montré que, pour une infime différence au départ, certaines envoyaient la trajectoire vers un point d’équilibre, d’autres vers un cycle ou quasi-cycle, d’autres vers l’infini. Et ils constatent avec stupéfaction que les zones d’où partent des trajectoires vers l’infini sont séparées des zones aux trajectoires bornées par une frontière (la « frontière de l’attracteur de l’infini ») d’une sidérante beauté, dessinée avec une infinité de détails qu’on allait appeler fractale, étoiles de mer aux queues d’hippocampes, poussières d’étoiles de Cantor, elles aussi dessinées comme des flocons de neige, reliées par des filaments : de splendides images galactiques, des feux d’artifice. Aujourd’hui on les trace par ordinateur, on les appelle « ensemble de Julia » mais sur Wikipedia c’est à l’entrée “Pierre Fatou” qu’on en trouvera de merveilleuses images animées. Mallarmé aurait adoré.

Quarante ans plus tard, Stephen Smale, activiste flower power contre la guerre du Vietnam, redécouvre Poincaré et résout certains des problèmes les plus difficiles sur lesquels le Français avait butté. Très vite, des cohortes de très jeunes mathématiciens redécouvrent sur les campus ce champ laissé en friche, mais ils disposent maintenant de la fameuse calculatrice programmable HP de ma jeunesse, s’incrustent auprès des puissants centres de calculs de leurs universités, et relancent pour de bon la théorie du chaos, chaos qu’ils parcourent pour la première fois en « explorateurs », par le calcul, à partir des problèmes concrets les plus variés, la météo, l’écoulement d’un fluide, la propagation de la rougeole, jusqu’aux gouttes d’eau d’un robinet qui fuit. Ils retrouvent bientôt un ancien qui, après avoir fui les nazis, a fui la France, dégouté par Bourbaki : Benoît Mandelbrot, l’inventeur des fractales, ancien élève de Julia à Polytechnique. Et à Orsay ou rue d’Ulm : d’autres lointains héritiers de Poincaré. La boucle est bouclée, mais à un niveau combien supérieur !

Le livre de James Gleick, La théorie du chaos, retrace très journalistiquement cette saga. La traduction française de l’édition revue de 2008 (Champs-Flammarion) annonce en quatrième de couverture « Quelques scientifiques français et américains commencent à explorer le sujet dans les années 1970 ». De Russes, point de nouvelles. En réalité le texte cite plusieurs fois Poincaré et, en passant, Liapounov, Kolmogorov, Sinaï… Et même une conversation en barque, à Vienne : un Soviétique, par le truchement d’un Polonais, explique doucement à un jeune Américain qu’en Union soviétique on travaille aussi là-dessus depuis belle lurette.

Peu importe. La dialectique des instabilités et des lois du hasard est maintenant entrée dans la culture des happy few. « L’évolution est un chaos avec du feed-back. Dieu joue aux dés mais les dés sont pipés, c’est à la physique de découvrir comment ils sont pipés, pour comprendre le réel et s’en servir », déclare Joseph Ford au journaliste. Et J. Doyne Farmer : « C’est comme les deux faces d’une pièce de monnaie, d’un côté il y a l’ordre, avec une émergence du hasard, de l’autre le hasard, avec son propre ordre sous-jacent ». Ordre et chaos ont maintenant leurs cartes de géographie : les ensembles et fractales de Julia et Mandelbrot, émergeant du chaos plus belles encore que la Grande Ourse au septentrion. De stupéfiantes régularités universelles (valables pour de très larges familles d’équations) apparaissent, comme le Nombre qui semble scander le passage des équilibres aux cycles, puis au chaos, puis à de nouveaux équilibres, surgi aussi mystérieux que le nombre Pi : le nombre de Feigenbaum, 4,6692016…

Conclusion : les dés, le climat, la Covid

Même si c’était le Nombre qui ne peut être un autre ce serait le hasard… Mallarmé, pas plus que Poincaré, ne pouvait rien savoir du nombre de Feigenbaum. L’avait-il deviné ? Le poète serait-il un voyant, selon le mot d’un collègue qu’il n’aimait pas : Arthur Rimbaud ?

Soyons plus terre-à-terre. Comme je le montre dans Ressusciter quand même, ce que Mallarmé a voulu dire, dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, c’est que malgré cela – malgré le triomphe final du hasard dans l’entropie maximale, c’est à dire la victoire du Néant – il faut avoir le courage de lancer les dés, fût-ce en désespéré. Avoir le courage d’écrire, de penser. Car « Toute pensée émet un coup de dés »Mais ce qui est stupéfiant dans cet ultime message, c’est qu’il ait choisi pour métaphore un courant de réflexions scientifiques, lancé par son ami Henri Poincaré (mais après tout, lequel a influencé l’autre ?) qui, tout au long du siècle suivant, fera entrer de plein pied la physique et les mathématiques dans la « chair » des phénomènes réels.

Dans un article récent, visant à réhabiliter l’importance d’une jeune informaticienne qui rédigea en 1955 le tout premier « modèle informatique » d’un phénomène réel afin de l’explorer et y découvrit des cycles et discontinuités inattendues, et dont le nom, Mary Tsingou, fut occulté comme il arrivait si souvent aux femmes qui se risquaient dans la recherche, le physicien Thierry Dauxois livre quelques remarques fort pertinentes. Un très grand nombre de systèmes physiques réels, on vient de le voir, sont hors d’équilibre et suivent des trajectoires imprédictibles, ce qui n’empêche pas que ces trajectoires respectent une distribution de probabilités parfaitement calculable. Mais on en parle si peu en classe que notre culture est restée déterministe, sauf chez les happy few. « Ces idées sont trop peu enseignées dans nos formations et trop peu assimilées par nos concitoyens, même dans les sphères politiques ! Comprendre que prévoir la météo pour la fin de la semaine est notoirement difficile (justement les modèles sont chaotiques), mais que cela n’empêche pas de prédire le climat dans quelques dizaines d’années, est important », conclut-il.

Et de fait, le climato-scepticisme s’alimente du constat qu’il y a encore des vagues de froid. De même, nos concitoyens s’agacent de constater l’incapacité de la science à nous dire où, quand et pourquoi a surgi et ressurgira le SARS-CoV-2, pourquoi certains pays à la gouvernance sanitaire pourtant peu exemplaire sont épargnés. L’épidémiologie est de fait un cas aujourd’hui classique de théorie de chaos : même dans l’Europe ravagée par la peste noire, des villes comme Bruges, Milan, Magdebourg, mais aussi le Béarn, n’ont pas vu passer l’épidémie quand les régions voisines perdaient la moitié de leur population.

Mallarmé eût répondu : « Une tempête de neige si puissante qu’elle paralyse l’Espagne à l’hiver 2020-2021 n’empêchera jamais ces années d’être les plus chaudes de l’Histoire passée et moins chaudes que les années futures. Une ville épargnée par hasard n’empêchera jamais une pandémie de dicter sa loi au destin du monde. » Il faut savoir saisir sa chance… et pour cela y penser. Car toute pensée émet un coup de dés.


[1] H. Mondor, Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 698

[2] A. Dahan Dalmelic, J.-L. Chabert et K. Chemla (dir.), Chaos et déterminisme, Le Seuil, 1992.

Alain Lipietz

Ancien député européen (Vert), Économiste

Notes

[1] H. Mondor, Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 698

[2] A. Dahan Dalmelic, J.-L. Chabert et K. Chemla (dir.), Chaos et déterminisme, Le Seuil, 1992.