L’étrange croisade du roman national contre la cancel culture
Les propos tenus par Rama Yade, rapportés dans L’Express du 19 novembre dernier, qui disait avoir ressenti comme une « micro-agression » le fait de devoir marcher devant la statue de Colbert lorsqu’elle franchissait les portes du Palais Bourbon à l’époque où elle était en responsabilité ont bien évidemment suscité l’émotion de celles et ceux qui, dans les rangs de la droite conservatrice et de l’extrême-droite, sont hantés par le wokisme et la cancel culture.
Une hantise que Rama Yade avait elle-même dénoncée dans son interview, à juste titre, en faisant état du décalage de perception dont le wokisme est l’objet : « brandi de manière abusive comme un outil de censure », disait-elle, il devrait être au contraire regardé comme « un noble combat, de justice et de revendication d’égalité dont devrait s’enorgueillir la patrie des droits de l’homme ».
L’alibi universaliste permet d’euphémiser certaines agressions commises dans le passé par les puissances coloniales.
Cette appréhension biaisée du phénomène, que déplorait l’ancienne secrétaire d’État chargée des droits de l’homme, est un travers qu’on ne saurait nier. Il convient même d’aller plus loin et de se demander si le wokisme n’est pas une illusion. S’il existe, incontestablement, des individus qui se disent woke, c’est-à-dire « éveillés » aux divers avatars contemporains d’oppression et d’injustice, ils n’ont en revanche jamais constitué un corpus idéologique que croient déceler ceux qui agitent le spectre du wokisme.
Loin d’être une idéologie, le wokisme n’est en réalité que le produit rhétorique, en France, de la substantivation d’un adjectif anglo-saxon[1]. Il est l’invention de toutes pièces d’un anglicisme dans le seul but de discréditer les luttes diverses et légitimes de la gauche contre les formes de discrimination qui perdurent, de facto, malgré la promesse républicaine que portent, de jure, nos législations d’aujourd’hui.
À l’appui de cette délégitimation, les tenants de l’étonnante « croisade anti-wokisme » usent alors du paravent commode de l’universalisme pour discréditer ces luttes, en les faisant passer pour l’expression fantasmée d’une américanisation rampante du débat public et en agitant le spectre du communautarisme.
On décèle le même usage stratégique de l’universalisme dans l’acharnement obsessionnel contre la cancel culture pour stigmatiser tout discours mettant à l’index un personnage historique s’étant rendu coupable, dans le passé, d’actions attentatoires aux intérêts et à la vie d’êtres humains que la patine du temps a permis plus ou moins d’occulter.
Ce que Rama Yade disait éprouver en passant devant la statue de Colbert n’est rien d’autre qu’une certaine forme d’indignation devant la souffrance qu’ont subie les esclaves africains à l’époque où la France, incarnée par la figure de celui qui promulgua le Code noir, participait à la traite négrière.
Pour neutraliser ces marques légitimes d’indignation, l’alibi universaliste permet alors d’euphémiser certaines agressions commises dans le passé par les puissances coloniales en les regardant, au terme d’un raisonnement dialectique de type hégélien, comme un mal nécessaire par le détour duquel il a fallu transiter pour bâtir une civilisation. Il en est ainsi, tout particulièrement de la justification a posteriori des méfaits de la colonisation.
Mais cette justification n’est pas toujours camouflée derrière le masque de l’universalisme. Un autre moteur rhétorique lui sert de caution : il s’agit du mythe tenace du roman national dont les tenants de la cancel culture, ainsi désignés par leurs adversaires, ne sont pas dupes.
Prenons l’exemple des méfaits de Napoléon Bonaparte qui a pourtant fait l’objet, cette année, d’une commémoration nationale. Il eût été surprenant que la commémoration de la mort de Napoléon Ier n’attirât point les polémiques autour de la question hautement sensible de la mémoire. Rompant avec ses prédécesseurs qui, à l’exception de Georges Pompidou, n’ont jamais célébré celle de l’empereur, Emmanuel Macron a tenu au mois de mai dernier à lui rendre hommage aux termes d’un discours calibré prononcé sous la coupole de l’Institut de France et suivi par le dépôt d’une gerbe aux pieds du tombeau des Invalides.
Le bicentenaire de la disparition du captif de Sainte-Hélène, survenue le 5 mai 1821, ravivait ainsi la querelle qui oppose aujourd’hui, autour de la question de l’histoire, deux discours que les mots d’Emmanuel Macron, fidèle à sa rhétorique du « en même temps », ont tenté de dépasser en définissant ainsi son initiative : « commémorer n’est pas célébrer ».
D’un côté, nous avons les partisans du « roman national » qui rejettent toute segmentation de l’histoire. Ils considèrent qu’elle est un héritage dont on ne doit retirer aucun élément, fût-il de nature à entacher nos principes universels les plus élémentaires. C’est ainsi que l’empreinte négative du Premier Empire, qui a rétabli l’esclavage dans les colonies et promulgué un Code civil ponctué de dispositions de nature patriarcale, aujourd’hui abrogées, ne saurait faire obstacle à la commémoration d’un homme qui a su répandre dans toute l’Europe continentale, fût-ce au prix de deux millions de pertes humaines, l’esprit des Lumières.
De l’autre, nous avons les tenants de la déconstruction qui, au nom de la lutte actuelle contre les discriminations, estiment légitime l’exercice d’un droit d’inventaire parmi les faits soumis au regard de l’historien. Depuis l’ouvrage que Robert Paxton publia sur La France de Vichy en 1973 pour démonter le mythe gaullien d’une France résistante[2], cette approche invite à la reconnaissance des fautes commises par nos anciens à l’aune de nos principes contemporains.
Elle consiste également, comme s’y sont employés les contributeurs de l’ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron sur L’histoire mondiale de la France, à entreprendre un jugement critique de l’histoire en se fondant sur des données scientifiques pour désacraliser des figures ou des évènements auréolés par les gardiens du « roman national »[3]. Aux yeux de ces derniers, semblable déconstruction commet l’irréparable : elle désenchante le passé au risque de saper la transcendance républicaine et de compromettre toute chance de maintenir la cohésion nationale.
La déconstruction de l’histoire, qui répond vertueusement aux exigences requises de l’esprit scientifique et universitaire, n’est certes pas exempte d’intentions militantes. En exigeant de purger la mémoire française de ses figures colonisatrices, à l’instar de Colbert dont Rama Yade souhaiterait le déboulonnage, elle alimenterait le discours victimaire et se présenterait, selon la droite conservatrice, comme l’expression du ressentiment et du repli identitaire de certaines communautés qui voient dans l’universalisme le masque hypocrite de la domination occidentale souillée par le péché colonial.
Cette dérive potentielle, particulièrement active dans les campus américains sous la forme de ce qui est ainsi baptisé du nom de cancel culture, hérisse évidemment les tenants du roman national qui ont beau jeu d’enrôler à leur service la bannière de l’universalisme en dénonçant le danger du racialisme[4]. Sauf que pour absoudre le passé des traces compromettantes qui salissent le beau roman de l’histoire, l’universalisme n’est pas toujours, loin s’en faut, l’outil le mieux mobilisé.
Je songe à l’argument qui consiste à invoquer l’excuse du contexte : il est souvent déployé, par exemple, pour dire que si Napoléon a rétabli l’esclavage aboli avant lui par le régime de la Convention, on ne saurait trop lui en faire grief car nul ne devrait juger l’histoire avec les « lunettes » du présent. Le contexte de l’époque, durant laquelle toutes les monarchies européennes pratiquaient encore l’esclavage, serait une puissante cause d’exonération de la responsabilité de l’empereur qui, en quête de financements pour soutenir sa flotte face aux Anglais, céda facilement aux sollicitations des propriétaires terriens des Antilles. Le contexte du cours de l’histoire, voilà l’excuse.
Même batterie d’arguments tenant lieu de circonstances atténuantes pour expliquer la présence, dans le Code Napoléon, des discriminations supportées par l’épouse au profit de son mari : à l’époque, assène-t-on, la France n’est pas une exception et la femme n’y obtiendra le droit d’ouvrir un compte bancaire qu’en 1965.
L’excuse du contexte est le biais historiciste des tenants du roman national.
Il est vrai qu’en jugeant les actes de nos lointains prédécesseurs à l’aune des critères éthiques contemporains, la déconstruction de l’histoire court un risque épistémologique bien connu que la doctrine du roman national se plait à relever en vue de disqualifier la cancel culture : l’anachronisme.
Mais le scrupuleux respect du contexte historique, antidote de l’anachronisme, n’est pas un réflexe méthodologique innocent. Observé en vue de préserver le mythe de l’épopée napoléonienne, il trahit le désir d’éviter que la légende noire n’entache la légende dorée de l’empereur et contribue, chemin faisant, à nourrir paradoxalement ce contre quoi les tenants du roman national, tout comme les voix les plus traditionnalistes de l’Église catholique, ne cessent de se dresser : l’historicisme. Voilà une dérive que le philosophe Léo Strauss, connu pour son tropisme conservateur, avait pour obsession de condamner. Ce dernier imputait ce travers à la modernité et au progressisme gangrénés, selon lui, par le démon du relativisme.
Selon le penseur allemand de l’Université de Chicago, l’historicisme est le germe le plus puissant de dissolution des valeurs puisqu’il consiste à ériger au rang d’idéal ce que produit le cours de l’histoire indépendamment de tout étalon anhistorique. Aux antipodes de la philosophie antique et platonicienne qui élevait l’idéal au digne rang d’étalon fixe pour juger ce qu’accomplissent les hommes dans l’histoire, l’historicisme alimente la confusion des faits et des valeurs en laissant s’épanouir un sentiment de fatalité devant la contingence de celles-ci[5]. Sur fond de relativisme – chaque époque définissant arbitrairement son propre référent axiologique –, le vent fugace de la modernité, que Léo Strauss divise en trois vagues, aurait fini par ériger au rang d’idéal le réel du moment en substituant l’histoire au droit naturel.
La première étape de cette décomposition visée par Léo Strauss, hanté par les vestiges grecs et romains de l’hétéronomie, est le moment Machiavel. Par son cynisme, le philosophe florentin attribua non pas à la vertu mais à la passion et à l’égoïsme des hommes – c’est-à-dire à l’être – la tâche de faire advenir ce qui doit être. Dans l’esprit de Machiavel, précurseur de la modernité que Leo Strauss considérait « plus grand que Christophe Colomb[6] », gérer la Cité en déterminant le juste et l’injuste est une entreprise qui dépend des réalités imparfaites des hommes.
La deuxième vague du rabaissement historiciste de l’idéal au niveau du réel repéré par la démarche critique de Strauss est le moment rousseauiste : pour le citoyen de Genève, le devoir-être est l’expression collective des volontés particulières à un moment historique donné. La volonté générale ne saurait errer par cela seul qu’elle existe. Derrière ce postulat emblématique de la pensée légicentriste, se laisse deviner l’empreinte historiciste de la modernité qui n’est rien d’autre, aux yeux de quiconque est animé du souci de séparer le droit (idéal) et la loi (réelle), qu’une tragique démission devant la toute-puissance du tourbillon des faits historiques.
Le troisième temps culmine avec Nietzsche qui, au nom d’un vitalisme absolu, fustigeait la posture chrétienne de l’idéaliste érigeant les valeurs au rang de référence pour jauger la vie.
Il est dès lors troublant d’observer le même procédé chez les tenants du roman national, pourtant si attachés au maintien d’une transcendance républicaine qu’ils tiennent obstinément à prémunir des effets, néfastes à leurs yeux, de l’accélération du temps et de l’évolution des mœurs. En usant de l’habille précaution méthodologique de la contextualisation des évènements, ils pratiquent, dans le rétroviseur de l’histoire et au mépris de l’idéal universaliste, le même relativisme qu’on associe habituellement, depuis Nietzsche, aux chantres de la déconstruction et de l’inversion des valeurs.
L’excuse du contexte est le biais historiciste des tenants du roman national. Un biais que refusent celles et ceux qui osent, à l’instar de Rama Yade, exprimer publiquement leur émotion devant certaines statues dont le socle, comme l’ont toujours montré les révolutions, n’est jamais à l’abri de la finitude. Une finitude dont on sait, depuis la chute de Rome, qu’elle est le lot commun des civilisations.