International

Journal d’un retour au Cameroun

Anthropologue

De retour d’un bref séjour à Douala, l’anthropologue Jean-Loup Amselle esquisse le portrait d’une scène intellectuelle camerounaise très riche, porteuse d’une longue tradition et aujourd’hui traversée par de vifs débats entre kémites, diopistes et mbembeistes autour, notamment, de l’afrocentrisme, l’afrofuturisme et de l’universalisme.

Plusieurs décennies après mon premier séjour au Cameroun, je débarque à Douala invité par l’Institut français dans le cadre de la « Semaine des idées », manifestation qui a lieu chaque année à la fin du mois de janvier dans tous les pays du monde où la France possède une représentation culturelle. J’y arrive dans des conditions bien différentes de la première fois où j’avais été accueilli au champagne par des amis maliens vers 4 h de l’après-midi.

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Douala, débats et tensions axiologiques

Là, l’atmosphère est plutôt lourde puisque je tombe au milieu d’un drame national, celui du meurtre horrible et des mutilations atroces subies par Martinez Zogo, l’animateur d’une radio privée qui n’avait pas sa langue dans sa poche et qui fustigeait à longueur d’antenne tous les profiteurs du régime. C’est dans cette ambiance pesante, qui frappe le pays de sidération, que j’interviens une première fois dans une espèce d’ilot urbain de verdure « The Forest Creative Loft » aux côtés de l’économiste Richard Makon, sur le thème du « retour de l’animisme»[1]. Mon interlocuteur est un homme charmant, gagné aux idées d’Achille Mbembe et qui ne manque pas d’exalter les valeurs africaines susceptibles selon lui de revivifier l’économie politique du continent africain[2]. L’atmosphère est détendue, les quelques questions posées sont intéressantes et l’unanimité du public se fait autour d’une authenticité culturelle à mettre en avant pour se déprendre de l’occidentalisation.

Tout autre est la réception de mon intervention le jour suivant à l’Université de Douala sur le thème « Afrocentrisme, postcolonialisme et universalisme ». Bien qu’ayant pris mes précautions en testant au préalable mes idées au Sénégal, je me heurte d’emblée à Douala aux réactions violentes des « kémites », c’est-à-dire des partisans de Cheikh Anta Diop qui ne supportent pas un seul instant que les idées du maître soient objectivées et soient soumises à une appréciation critique. Par une sorte de retournement du stigmate, le racisme colonial qui prétend que rien n’est venu d’Afrique, est inversé et est mise en avant au contraire l’idée que tout procède de ce continent : l’homme bien sûr mais également la culture. Les Égyptiens de la période pharaonique étaient des Noirs, imbibés de culture africaine et c’est cette culture dont les Grecs se sont emparés pour donner naissance à la culture occidentale. Si « miracle », il y a eu dans l’histoire de la pensée, il ne s’agit en aucun cas d’un « miracle grec » mais bel et bien d’un « miracle africain ». Telle est la thèse qui est énoncée.

Échaudé par cette confrontation avec les « kémites », j’appréhendais quelque peu la table-ronde sur le thème de « L’actualité de la pensée contemporaine africaine » à laquelle je devais participer quelques jours après à Yaoundé et au cours de laquelle j’avais prévu de reprendre pour l’essentiel ce que j’avais dit à Douala. J’étais d’autant plus dubitatif que j’avais comme interlocuteurs, outre un sociologue de l’Université de Yaoundé, un personnage atypique que l’on m’avait présenté comme un « sachant » bassa du nom d’une des ethnies du centre du Cameroun, lui-même se présentant comme à la fois comme « initié », « géologue de formation », « égyptologue », « météoricien », « planétologue » et écrivain. Bref la conversation, loin de se dérouler selon les critères universitaires auxquels j’étais accoutumé, risquait de révéler quelques surprises.

Tel ne fut pas le cas. Devant un public nombreux et après avoir exposé mes idées, le « sachant » bassa Mbombog Mbog Bassong affirma la primauté d’« une pensée africaine unique », pensée africaine centrée autour de la Maât (spirale de l’univers en termes diopistes) qu’il légitimait en s’appuyant paradoxalement sur des auteurs occidentaux comme Edgar Morin, René Thom ou Jean-Pierre Changeux. Dans une veine légèrement différente, le sociologue Armand Leka Essomba estima, pour sa part, que sa discipline était enfermée dans la « caverne afro-coloniale » et que pour y échapper, l’on devait recourir en priorité à des concepts africains contrairement à ses étudiants qui ne juraient que par Goffman ou Bourdieu.

La discussion qui s’ensuivit fut néanmoins paisible et le « sachant » bassa qui craignait sans doute la confrontation avec le « grand sorcier blanc » vint ensuite m’exprimer sa sympathie en me qualifiant de « maître »…. Bref, contre toute attente, cette rencontre avait permis de confronter de façon pacifiée deux paradigmes opposés : l’un axé sur les sciences sociales, l’autre sur des visions alternatives considérées par l’organisatrice de la rencontre comme étant toutes deux pareillement légitimes.

Ma dernière intervention eut lieu à l’École normale supérieure, dans le cadre du cercle de réflexion « Kwame Nkrumah ». Là, je me trouvais en terrain ami, auprès de philosophes panafricanistes devant lesquels je pus présenter paisiblement mon dernier livre L’Invention du Sahel.

La scène intellectuelle camerounaise

Au cours de ce bref séjour, j’ai donc pu avoir une idée des contours de ce que l’on pourrait nommer la « scène intellectuelle camerounaise ». Celle-ci se caractérise par de vifs affrontements entre courants et tendances opposés même si l’on peut trouver des points de passage et de jonction entre les différentes orientations et si les adversaires d’un jour se retrouvent aussi parfois le lendemain autour d’une table de bistrot.

L’une des tendances les plus fortes est sans doute celle des « kémites » qui sont présents dans d’autres pays d’Afrique, notamment au Sénégal, pays où naquit et vécut Cheikh Anta Diop. Et au Mali où l’un d’entre eux a récemment profané le Coran. Mais, ce qui frappe, s’agissant du Cameroun, c’est que certains intellectuels, bien que rétifs au kémitisme, le rejoignent d’une certaine façon en dressant, par exemple, un parallèle entre les savoirs africains endogènes et la physique quantique ou bien encore en fustigeant les « faustiens », c’est-à-dire les Occidentaux ayant conclu un pacte avec le diable en s’engageant dans la voie du capitalisme. D’autres, tout en se tenant à distance des idées de Cheikh Anta Diop, font profession de foi afro-futuriste, à la manière du film Black Panther, ce qui est une autre façon de retourner les idées afro centristes axées sur l’origine africaine de l’humanité[3].

Une autre tendance majeure de la scène intellectuelle camerounaise est représentée par les adeptes d’Achille Mbembe dont beaucoup de Camerounais sont fiers même si d’autres – notamment les kémites – expriment leurs réserves voire leur hostilité à son égard. En outre, depuis son rapprochement avec Emmanuel Macron lors de la préparation et la tenue du sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, Achille Mbembe occupe une place importante dans la redéfinition de la politique africaine de la France, politique axée sur le recours à la société civile, à la jeunesse africaine et au travail sur la mémoire des crimes coloniaux[4]. Quelques semaines avant ma venue au Cameroun s’est d’ailleurs tenu à Yaoundé, sous l’égide de l’Institut français, un Forum régional intitulé « Notre Futur – Dialogues Afrique-Europe ». Il s’agissait d’un cycle de neuf sessions devant durer trois ans, qui prenait acte des conclusions du rapport d’Achille Mbembe intitulé « Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain », ainsi que des attentes exprimées par les jeunes participants du sommet Afrique-France de Montpellier.

Achille Mbembe est ainsi devenu, d’une certaine manière, une sorte de personnage officiel au Cameroun, situé à l’articulation du pouvoir camerounais et de la diplomatie française, ce qui le rend populaire mais le fragilise également aux yeux de ceux qui sont hostiles à la présence française en Afrique.

Outre les kémites déjà mentionnés, les panafricanistes s’opposent également à ce qu’ils nomment le postmodernisme et le postcolonialisme d’Achille Mbembe dont les idées sur le fonctionnement de l’État en Afrique et sur la « politique du ventre », leur paraissent favoriser l’essor de l’ultra-libéralisme et donc in fine empêcher l’Afrique de reprendre l’initiative historique et de s’émanciper[5]. L’accent est donc mis sur la domination extérieure (l’impérialisme) avec peut-être le risque de diluer les responsabilités locales des malheurs de chaque pays concerné.

Mais au-delà de ce clivage entre trois tendances ou courants opposés – kémites, mbembeistes et panafricanistes – ce qui semble rassembler les kémites et les panafricanistes, c’est une détestation affirmée des idées de Léopold Sédar Senghor axées sur la défense de la « négritude ». S’il existe une marque distinctive de la scène intellectuelle camerounaise par rapport à la scène intellectuelle ouest-africaine, notamment sénégalaise, celle-ci réside à n’en pas douter dans une hostilité, non pas à la « négritude » de Césaire vue comme une voie d’émancipation face au capitalisme, mais au « senghorisme » conçu comme un essentialisme portant au nues l’« émotion-féminité » de l’« homme noir » incapable de sortir de sa condition sauf à se métisser avec la culture occidentale[6].

Au-delà, c’est toute l’ethnophilosophie inspirée de l’ouvrage de Placide Tempels la Philosophie bantoue ou du livre de Marcel Griaule sur la cosmogonie dogon qui est rejetée[7]. L’école camerounaise de philosophie, pour autant qu’elle existe dans son unité, se veut universaliste, elle récuse l’idée d’une nécessité d’un retour en arrière vers les ancêtres et assume sa volonté d’un dépassement vers l’universel afin de retrouver possiblement, dans une phase ultérieure, la tradition[8].

La scène intellectuelle camerounaise est donc extrêmement riche et nous n’avons fait que l’effleurer lors de ce bref parcours en laissant de côté des penseurs importants comme Fabien Eboussi Boulaga, notamment, auquel un récent numéro de Politique africaine a été consacré[9]. Cette scène intellectuelle est en effet porteuse d’une longue tradition incarnée notamment par Marcien Towa dont la pensée va faire l’objet d’un prochain colloque[10], et elle est en fait l’une des plus importantes d’Afrique même si elle est moins connue que celles d’autres pays du continent. Les tensions qui l’animent et qui lui donnent toute sa vivacité, contrastent avec le blocage de la scène politique. Il existe en effet un espace de liberté académique concédé par le pouvoir, doublé d’un espace de liberté sur les réseaux sociaux pour ces mêmes intellectuels mais cette soupape de sûreté ne s’étend pas aux journalistes des radios privées qui ne peuvent s’en prendre aux profiteurs qu’au risque de leur vie.


[1] Cf. mon article dans AOC du 22 novembre 2021.

[2] Richard Makon, Décoloniser la pensée africaine de l’économie, L’Harmattan, 2021, 272 pages.

[3] Voir les propos du cinéaste de Jean-Pierre Bekolo, Afrofuturisme, portrait 1.

[4] La commission chargée de travailler sur l’action de la France au Cameroun pendant la colonisation et après l’indépendance du pays sera codirigée par l’artiste camerounais Blick Bassy et l’historienne française Karine Ramondy.

[5] Charles Romain Mbele, Essai sur le postcolonialisme en tant que code de l’inégalité, Yaoundé, Editions Clé, 2014 (2010) ; N. Foé (2011),« Les politiques de la philosophie en Afrique: Émancipation, postcolonialismes, herméneutique et gouvernance », Diogène, 235-236, p. 174-191 ; « Le professeur Nkolo Foé rejette le projet de Macron et de Mbembe » [en ligne le 26 mars 2021].

[6] Marcien Towa, Identité et transcendance, L’Harmattan, Cameroun, 2011, p. 122.

[7] Pour une critique des différentes ethnophilosophies, voir Charles Romain Mbele, Le Ghetto théocratique, L’Harmattan, 2017, 278 pages.

[8] Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Editions Clé, 2012 (1971), 76 pages.

[9] « Eboussi Boulaga. Défaites et utopies », Politique africaine, 2021, n° 164.

[10] Colloque Marcien Towa et la question du développement en Afrique.

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Notes

[1] Cf. mon article dans AOC du 22 novembre 2021.

[2] Richard Makon, Décoloniser la pensée africaine de l’économie, L’Harmattan, 2021, 272 pages.

[3] Voir les propos du cinéaste de Jean-Pierre Bekolo, Afrofuturisme, portrait 1.

[4] La commission chargée de travailler sur l’action de la France au Cameroun pendant la colonisation et après l’indépendance du pays sera codirigée par l’artiste camerounais Blick Bassy et l’historienne française Karine Ramondy.

[5] Charles Romain Mbele, Essai sur le postcolonialisme en tant que code de l’inégalité, Yaoundé, Editions Clé, 2014 (2010) ; N. Foé (2011),« Les politiques de la philosophie en Afrique: Émancipation, postcolonialismes, herméneutique et gouvernance », Diogène, 235-236, p. 174-191 ; « Le professeur Nkolo Foé rejette le projet de Macron et de Mbembe » [en ligne le 26 mars 2021].

[6] Marcien Towa, Identité et transcendance, L’Harmattan, Cameroun, 2011, p. 122.

[7] Pour une critique des différentes ethnophilosophies, voir Charles Romain Mbele, Le Ghetto théocratique, L’Harmattan, 2017, 278 pages.

[8] Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Editions Clé, 2012 (1971), 76 pages.

[9] « Eboussi Boulaga. Défaites et utopies », Politique africaine, 2021, n° 164.

[10] Colloque Marcien Towa et la question du développement en Afrique.