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Les sentinelles à la frontière Israël-Palestine : observer les oiseaux avec les Zahavi

Anthropologue

Entre ornithologie, immunologie et anthropologie, les travaux de figures scientifiques de la paix en Israël, Amotz et Avishag Zahavi, permettent de penser le basculement de la société israélienne vers un modèle de rapport à l’autre qui fait entrer les individus en compétition, depuis un modèle social qui préfère la co-existence à la co-destruction.

Du 20 au 23 novembre 2023, je devais participer à une réunion de microbiologistes et d’anthropologues à l’Institut Weizmann des sciences, au sud de Tel Aviv, dans le cadre d’un programme de recherche auquel je participe depuis dix ans sur les conséquences du séquençage génétique du microbiome pour la connaissance de l’humanité.

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Les chercheurs israéliens qui s’apprêtaient à nous accueillir, et qui sont parmi les meilleurs spécialistes mondiaux des déterminations biologiques de l’obésité, avaient réuni plusieurs entrepreneurs promouvant la viande fabriquée en laboratoire ; ils nous proposaient de tester les projets de la « start-up nation » pour mettre fin à la souffrance animale par la recherche de pointe.

Les attentats du Hamas le 7 octobre ont saisi d’effroi ces chercheurs, qui ont dû annuler notre rencontre pour la deuxième fois : la même rencontre avait été prévue en octobre 2020 et annulée à cause de la pandémie de Covid, mais cette fois c’est une guerre réelle qui commençait, dans laquelle nos collègues étaient réservistes. Au cours des six derniers mois, ces chercheurs, avec lesquels je n’avais jusqu’alors jamais parlé de politique, critiquaient de plus en plus ouvertement le gouvernement de Benjamin Netanyahou. Même si je n’ai pas eu de contacts avec eux depuis l’annulation de notre rencontre, je suis certain qu’ils condamnent fermement la déclaration du chef des armées israéliennes selon laquelle les terroristes du Hamas seraient des animaux à éradiquer quelles qu’en soient les conséquences pour les citoyens de Gaza.

La conférence que je devais donner à l’occasion de cette rencontre portait sur la notion de sentinelle chez Amotz et Avishag Zahavi. Ces deux ornithologues, fondateurs de la « théorie du handicap » qui a bouleversé la biologie néo-darwinienne dans les années 1990, ont joué un rôle central dans ma réflexion sur l’anthropologie des relations entre humains et oiseaux, après avoir été au point de départ de l’enquête philosophique de Vinciane Despret sur les animaux et les morts[1]. Depuis les années 1970, les Zahavi observaient des passereaux arabes (appelés en anglais « babblers » et en vocabulaire ornithologique « cratéropes écaillés ») dans le désert du Néguev. Ils avaient repéré un comportement qui contredisait les fondements de la biologie darwinienne, et qu’ils ont décrit en utilisant le terme militaire de « sentinelle ».

Les Zahavi proposaient, à la suite de Darwin, de décrire le comportement de l’oiseau sentinelle comme une affirmation de la valeur de l’individu par comparaison avec les autres.

Lorsqu’un prédateur s’approche de ces oiseaux, plusieurs d’entre eux se perchent sur une branche et entament une véritable danse au cours de laquelle ils émettent des sons d’une grande diversité. L’énigme qu’ont résolue les époux Zahavi est similaire à celle de la queue du paon, pour laquelle Darwin a raffiné sa théorie de la sélection sexuelle. Si les organismes vivants cherchent à maximiser leur potentiel génétique par l’accouplement, comment expliquer que certains individus mettent leur vie en danger en présence d’un prédateur ?  La biologie néo-darwinienne invoquait un instinct altruiste poussant l’individu à se sacrifier pour défendre le potentiel génétique de son groupe, selon la théorie de la « sélection de groupe ». Mais les Zahavi proposaient, à la suite de Darwin, de décrire le comportement de l’oiseau sentinelle comme une affirmation de la valeur de l’individu par comparaison avec les autres. Le cri du cratérope écaillé, comme la queue du paon, est un « signal coûteux » qui manifeste au reste du groupe sa valeur dans la compétition sexuelle, puisqu’il ose défier le prédateur en lui manifestant qu’il l’a vu et qu’il ne lui sert à rien d’attaquer.

Dans sa lecture du travail des Zahavi, Vinciane Despret remarque bien ce qu’il y a de problématique dans cet usage d’une métaphore militaire pour penser les relations entre oiseaux et prédateurs sur le mode de la compétition sexuelle. Mais elle souligne également que l’invention théorique des Zahavi est de penser cette métaphore militaire comme une communication par signaux, et elle explique cette innovation par le fait que les époux Zahavi ont eux-mêmes passé du temps avec les passereaux arabes dans le désert du Néguev pour entrer dans leur danse et en comprendre la signification.

Jean-Marie Schaeffer a plus récemment souligné la contribution des Zahavi à une philosophie des phénomènes esthétiques qui va au-delà de ce qu’il appelle « l’exception humaine » en analysant leurs variations dans les danses ou les berceaux par lesquels les oiseaux communiquent entre eux par signaux[2]. La coupure entre les signes dans le langage humain et les signaux dans les interactions animales est dépassée par la notion de « signal coûteux » élaborée par les Zahavi, puisqu’elle dénote une capacité de tout vivant au luxe ou au prestige, c’est-à-dire à une production excessive de signaux au regard d’une logique utilitaire.

Ce qui est plus gênant dans la théorie ornithologique des Zahavi, ce n’est pas la métaphore militaire – puisqu’ils sont plutôt du côté des « colombes » que des « faucons » lorsqu’ils montrent qu’il vaut mieux communiquer avec son ennemi que viser à le détruire – mais la critique des kibboutzim. D’un côté, ils en évoquent le souvenir nostalgique dans leur livre fondamental, The Handicap Principle : « la danse des passereaux nous rappelait les histoires que la génération de nos parents nous racontait sur les membres des premiers kibboutzim qui dansaient dans les premières années d’Israël, les plus difficiles et épuisantes : ‘Pendant des mois nous n’avions rien à manger mais nous dansions toute la nuit.’ »[3] Mais de l’autre côté, ils confient à Vinciane Despret que leur critique de la théorie de la « sélection de groupe » rejoignait celle des kibboutzim dans la société israélienne des années 1970. « Le kibboutz est devenu le lieu du parasitisme social. Et les autres doivent travailler à leur place et les nourrir quand même. Cela aboutit à des conflits et des insatisfactions. Le kibboutz est la preuve que la sélection de groupe, ça ne marche pas. »[4]

La théorie des sentinelles élaborée par les époux Zahavi apparaît ainsi rétrospectivement comme le signe d’un basculement de la société israélienne du modèle travailliste de la communauté, avec les danses des kibboutzim par lesquelles des êtres vivants échappent à la tyrannie de la survie, au modèle néo-libéral de la surveillance, où des individus sont en compétition les uns avec les autres pour émettre le plus beau signal d’alerte sur l’arrivée d’un prédateur[5]. La ruine des accords de Camp-David dans les années 1990 s’explique aussi par le fait que deux gouvernements socialistes qui auraient pu s’entendre sur les conditions d’une paix durable entre deux États, ceux d’Yitzhak Rabin en Israël et de Yasser Arafat en Palestine, ont été remplacés par des gouvernements néo-libéraux qui prospèrent sur l’élévation du coût des signaux d’alerte, ceux de Benjamin Netanyahou en Israël et du Hamas à Gaza.

Je continue à penser qu’une histoire de l’ornithologie israélienne à travers cette figure scientifique de la paix serait une contribution importante à l’anthropologie des sciences.

J’ai rencontré Amotz Zahavi à deux reprises : lorsqu’il a reçu le prix de la Fondation Fyssen à Paris en 2010 pour l’ensemble de ses travaux sur la communication sociale, et lorsque je suis allé à Tel Aviv en 2015 pour un colloque sur les sciences de la conservation au Centre d’Éthique Edmond Safra. Lorsque j’ai présenté mon travail sur les sentinelles des pandémies en Asie orientale à partir de mes entretiens avec les ornithologues de Hong Kong et Taiwan[6], mon discutant était un élève de Zahavi, Yossi Leshem, qui travaillait dans l’armée israélienne et suivait les oiseaux migrateurs pour éviter leur collision avec des avions militaires. Il m’a proposé de discuter avec Zahavi des ressemblances entre ce que faisaient les ornithologues à Hong Kong et Taiwan aux frontières avec la Chine et ce que faisaient les ornithologues israéliens aux frontières avec les pays arabes.

Par un heureux hasard, Yossi Leshem avait rendez-vous le lendemain à la Knesset à Jérusalem avec des ornithologues taïwanais pour lâcher des oiseaux en signe de paix et de coopération entre ces deux petits États situés au cœur du Moyen- et de l’Extrême-Orient. Amotz Zahavi, quant à lui, comprenait mal les analogies que je voyais entre son travail avec les passereaux arabes dans le désert du Néguev et celui des birdwatchers de Hong Kong et Taiwan lorsqu’ils détectent sur les oiseaux chinois les signaux d’alerte précoce des virus pandémique de grippe et de l’extinction des espèces. Il est mort deux ans plus tard, et je continue à penser qu’une histoire de l’ornithologie israélienne à travers cette figure scientifique de la paix serait une contribution importante à l’anthropologie des sciences[7].

Ce qui est le plus intéressant à mes yeux dans le travail d’Amotz Zahavi, en vue de penser l’inflammation des conflits sur la sécurité des États en même temps que les alertes environnementales sur les catastrophes climatiques, c’est la conférence sur « l’immunologie comme science cognitive » qu’il a donnée à l’Institut Weizmann des sciences en 1994 pour expliquer comment des pathogènes non-virulents deviennent virulents, c’est-à-dire comment ils peuvent détruire la cellule qui doit les accueillir. Zahavi y abordait la relation entre le pathogène et la cellule sous l’angle de la communication par signaux, en la décrivant comme un échange d’informations sur les propriétés des deux partenaires. « Si l’hôte ne coopère pas, écrit-il dans The Handicap Principle, il est plus avantageux pour le parasite d’agir de manière virulente ; c’est donc avec le soutien de l’hôte qu’un phénotype non-virulent devient virulent.[8] »

Une telle théorie explique comment deux partenaires d’une interaction, que ce soit une cellule et un virus, un oiseau et un prédateur ou un État et une organisation terroriste, en viennent à s’entre-détruire faute d’avoir perçu à l’avance les « signaux coûteux » de leur possible coexistence. L’inflammation politique actuelle en Israël-Palestine, sur fond de crise environnementale et climatique dans l’accès à l’eau, laisse encore quelques minces espoirs que les signes de paix émis par les oiseaux sur cette frontière puissent être à nouveau entendus, et qu’ils soient l’occasion d’une nouvelle danse sur cette terre ancestrale.

Prendre sur le conflit entre Israël et la Palestine un regard décalé depuis les oiseaux sentinelles à Hong Kong et Taiwan, à travers les échos singuliers qu’ils trouvent dans l’ornithologie des Zahavi, ce n’est pas seulement plaider pour la paix au côté des « colombes » contre les « faucons » qui partent à nouveau en guerre, selon une conception métaphorique, voire totémique, des relations entre humains et animaux. C’est interroger plus profondément ce que signifie « faire la paix avec la nature », selon le mot du secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres, lorsque les difficultés d’accès à l’eau et à la terre entraînent certains humains à en traiter d’autres « comme des animaux ».

En plaidant pour les oiseaux sentinelles tels qu’ils ont été théorisés par les Zahavi, je ne propose pas de renforcer la société néo-libérale de surveillance en l’étendant aux oiseaux qui perçoivent les signaux d’alerte sur la frontière avec l’ennemi. Je propose plutôt de retrouver les origines socialistes des sciences de la vigilance, comme j’ai pu le faire dans mon travail sur Lucien Lévy-Bruhl et Jean-Jaurès (que j’ai résumé dans un précédent article d’AOC).

Voir le conflit entre Israël et la Palestine comme un conflit parmi d’autres sur la planète, comme l’a été le conflit entre la France et l’Allemagne au siècle dernier et comme le sera peut-être le conflit entre la Chine et Taiwan, dans le siècle à venir, ce n’est pas nier la violence de ce qui s’y joue : c’est percevoir les signes de justice qui peuvent en sortir.  Pour cela, il ne faut pas laisser la vigilance des sentinelles aux militaires et aux politiciens, qui répondent de façon injuste à une demande de sécurité inadéquatement formulée : il faut enrôler les journalistes, les artistes et les associations de citoyens pour les faire participer à une perception plus adéquate et plus juste des menaces réelles qui sont devant nous.


[1] Cf. Amotz Zahavi et Avishag Zahavi, The Handicap Principle. A Missing Piece of Darwin’s puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997, et Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1996 (rééd. Paris, La Découverte, 2021)

[2] Cf. Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015, p. 276.

[3] Zahavi, The Handicap Principle, op. cit., p. 117

[4] Despret, La danse du cratérope écaillé, op. cit., p. 145.

[5] Israël est à la pointe à la fois pour la surveillance technologique et pour les fêtes techno, comme l’attentat du 7 octobre l’a tragiquement rappelé : un défaut de surveillance conduit à un massacre dans une rave party. Cf Dror Moreh, Les sentinelles, Paris, Tempo, 2017

[6] Cf. Frédéric Keck, « Des sentinelles pour l’environnement : les observateurs d’oiseaux à Taiwan et Hong Kong », Perspectives chinoises, 2, p. 43-54, et Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones sensibles, 2020 (rééd. Paris, Seuil, 2021)

[7] On trouve des éléments pour une telle histoire dans le livre récemment paru d’Irus Braverman, Settling Nature. The Conservation Regime in Palestine-Israel, ‎Minneapolis, University of Minnesota Press, 2023.

[8] Zahavi, The Handicap Principle, op. cit., p. 194.

Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Cf. Amotz Zahavi et Avishag Zahavi, The Handicap Principle. A Missing Piece of Darwin’s puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997, et Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1996 (rééd. Paris, La Découverte, 2021)

[2] Cf. Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015, p. 276.

[3] Zahavi, The Handicap Principle, op. cit., p. 117

[4] Despret, La danse du cratérope écaillé, op. cit., p. 145.

[5] Israël est à la pointe à la fois pour la surveillance technologique et pour les fêtes techno, comme l’attentat du 7 octobre l’a tragiquement rappelé : un défaut de surveillance conduit à un massacre dans une rave party. Cf Dror Moreh, Les sentinelles, Paris, Tempo, 2017

[6] Cf. Frédéric Keck, « Des sentinelles pour l’environnement : les observateurs d’oiseaux à Taiwan et Hong Kong », Perspectives chinoises, 2, p. 43-54, et Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones sensibles, 2020 (rééd. Paris, Seuil, 2021)

[7] On trouve des éléments pour une telle histoire dans le livre récemment paru d’Irus Braverman, Settling Nature. The Conservation Regime in Palestine-Israel, ‎Minneapolis, University of Minnesota Press, 2023.

[8] Zahavi, The Handicap Principle, op. cit., p. 194.