Insertion professionnelle, mode d’emploi
La réforme actuelle de l’université se fixe comme objectif de lutter contre les erreurs d’orientations des étudiants. Par la définition de prérequis et l’introduction de la sélection à l’entrée de la première année, il s’agirait de prévenir l’échec des étudiants aux profils scolaires inadaptés et de distribuer a priori au mieux les candidats à l’enseignement supérieur dans une formation faite pour eux.
Récemment, dans ces colonnes, Sophie Orange et Romuald Bodin soulignent ainsi que le projet de loi sur l’orientation et la réussite des étudiants rejoue l’intolérance historique de notre système d’enseignement supérieur à l’égard des tâtonnements, des bifurcations, des essais/erreurs dans les parcours d’études des jeunes. Parcoursup pourrait contribuer à renforcer la linéarité des parcours et à entretenir un idéal de placement professionnel précoce. Faire ses études le plus vite possible, éviter les errements, pour s’insérer rapidement par la suite.
Il y a une dizaine d’années, Cécile Van De Velde avait déjà montré que l’expérience de la jeunesse française, était, à la différence de ce que l’on observe dans d’autres contextes nationaux, guidée par cette logique de placement professionnel. Son symptôme le plus évident s’observe dans le caractère d’empressement que prennent les parcours étudiants. La moyenne d’âge des étudiants français est de 22,5 ans, quand elle est de 24,5 ans en Allemagne et au Danemark et de 28,5 ans en Suède ! Le seuil de moins de 20% d’une classe d’âge en études est franchi à 25 ans en France, quand il ne l’est qu’à 29 ans au Danemark. La rapidité avec laquelle les étudiants français quittent l’enseignement supérieur exprime ainsi une forme d’urgence au placement.
L’expérience de la jeunesse française est aussi très séquencée. Les parcours des jeunes suivent une chronologie assez rigide (études, insertion professionnelle, emploi stable) alors que ces différents temps de la jeunesse se dilatent et se contractent, se superposent ou se prennent dans le désordre fréquemment dans d’autres pays. En Allemagne et dans les pays du nord de l’Europe, près d’un tiers des étudiants ont occupé un emploi pendant plus d’un an après l’obtention du diplôme sanctionnant leur scolarité secondaire.
L’insertion professionnelle possède en France une vraie consistance, elle est un « âge de la vie » à part entière, et se présente comme l’enjeu prioritaire de la jeunesse.
On pourrait voir dans la faiblesse du salariat étudiant (seuls 13% des étudiants français travaillent régulièrement pendant leurs études, quand ils sont 35% à le faire au Danemark) un paradoxe : s’ils ne travaillent pas, l’emploi n’est peut-être pas un objectif fort de leurs études ? C’est mal comprendre l’enjeu des études : précisément, en France, les études étant conçues comme une préparation à l’emploi, elles ne doivent pas être contrariées par des expériences d’emploi peu sérieuses. L’insertion professionnelle est donc repoussée, en France, au lendemain des études, et est pensée comme un horizon de celles-ci.
C’est donc une singularité française : l’insertion professionnelle possède en France une vraie consistance, elle est un « âge de la vie » à part entière, et se présente comme l’enjeu prioritaire de la jeunesse. Dans notre enquête récente sur l’insertion professionnelle des étudiants, nous montrons que cette logique du placement relève d’une norme, d’un idéal largement partagé (par l’institution universitaire, par les étudiants et leurs parents, par les employeurs…). Son caractère diffus complique évidemment son identification ; on peut néanmoins essayer d’en montrer les manifestations concrètes dans trois contextes : l’université, les relations familiales et le marché du travail.
À l’université, d’abord, il est attendu des jeunes qu’ils produisent des projets d’études et des projets professionnels. On l’a dit, la précision des choix d’études et des motivations de ces choix réclamée par le système d’affectation post-bac, en dit long sur l’exigence de placement de notre système d’enseignement supérieur.
Avant même qu’il ait pu expérimenter un cursus, formé ses goûts ou ses préférences vocationnelles, on attend de l’élève qu’il détermine ses intentions. Par la suite, on réclamera de lui qu’il produise un projet professionnel, afin de donner un sens à son investissement dans les études. Cette finalisation professionnelle des études est évidente dans les formations « adéquationnistes », celles qui sont marquées par des contenus professionnels forts et des débouchés professionnels précis.
Dans les filières courtes professionnalisantes, en effet, la formation prend en charge l’objectif d’insertion professionnelle. Elle vise à l’acquisition de compétences professionnelles par les étudiants et développe des dispositifs d’entrée dans l’emploi avant la sortie du diplôme. Elle fabrique aussi chez les étudiants des dispositions favorables aux attendus de l’emploi et facilite ainsi la transition entre les deux mondes.
Si elle est plus évidente dans les formations adéquationnistes, la contrainte à la définition du projet professionnelle est plus aiguë encore dans les formations généralistes, c’est-à-dire les formations qui ne présentent pas de finalité professionnelle évidente, les formations littéraires en particulier. Celles-ci sont touchées en priorité par les dispositifs d’aide à la construction du projet professionnel.
La professionnalisation des étudiants reste un objectif prioritaire des formations de l’enseignement supérieur.
De manière moins explicite mais non moins contraignante, les étudiants sont régulièrement amenés à justifier leurs choix d’études en fonction d’un projet d’avenir : quand l’étudiant-e demande une réorientation après sa L1, quand il-elle soutient son mémoire de L3, quand il-elle souhaite entrer en M2… Les étudiants littéraires sont constamment renvoyés à une norme de projection qui rend illégitime le fait de poursuivre des études pour elles-mêmes, sans but extérieur, sans cible professionnelle. Ainsi, qu’elle soit affichée ou non, qu’elle soit organisée par l’institution ou non, la professionnalisation des étudiants reste un objectif prioritaire des formations de l’enseignement supérieur.
Deuxièmement, les proches, les parents en particulier, partagent cette norme de placement et la rappellent, parfois en toute bienveillance et bien malgré eux, aux étudiants. La relation des étudiants à leurs parents ne relève pas de l’intimité familiale, d’une sorte de sphère privée impénétrable. Les interactions qui s’y jouent peuvent sembler particulières à chaque contexte familial ; en réalité, elles sont largement contraintes socialement et présentent, de ce fait, des caractéristiques structurelles communes.
En effet, il existe en France une relation de dépendance ambiguë, de « semi-indépendance » entre les étudiants et leurs parents. Les étudiants français sont d’abord très autonomes dans le travail scolaire. Parce qu’il existe un fossé générationnel scolaire, lié à une démocratisation du secondaire qui a fonctionné par à-coups, nombre d’étudiants poursuivent des études supérieures là où leurs parents s’étaient arrêtés avant le bac. Ignorants des règles universitaires, les parents, qui pourtant suivent avec scrupules les scolarités de leurs enfants jusqu’à la fin du lycée, relâchent leur surveillance et ouvrent ainsi un espace d’autonomie scolaire nouveau pour leurs enfants.
Cette indépendance des étudiants est aussi souvent sanctionnée par la sortie du foyer familial, puisque les étudiants français présentent des taux de décohabitation parmi les plus élevés d’Europe. Pourtant, l’indépendance des étudiants ne s’étend pas aux aspects financiers des études. Rares sont les étudiants qui s’assument financièrement, par le prêt étudiant ou par le salariat en cours d’études. Le financement des études reste principalement du ressort des parents, ou du ressort de l’État mais qui, par la voie fiscale, fait transiter son aide par le biais des parents. On a peu insisté sur la dimension relationnelle de ce mode de financement privilégié qu’est la famille en France.
Dans les pays scandinaves ou en Angleterre, l’étudiant poursuit ses études soit grâce à l’aide anonyme de la collectivité, soit grâce à ses propres revenus futurs : le financement des études est donc dans les deux cas indépendant des relations sociales directes de l’étudiant. C’est un organe abstrait, la banque ou l’État qui organise son financement.
En France, au contraire, la question du financement des études possède une charge morale évidente, celle couramment induite par le don. Parce qu’il reçoit l’aide gracieuse de ses parents, l’étudiant est engagé, est tenu à un contre-don, qui peut parfois même être contractualisé : les parents veulent bien payer les droits d’inscription, le logement et les dépenses alimentaires si l’étudiant conduit ses études sérieusement et réussit ses examens. À la différence du cas danois ou anglais, l’étudiant français, parce qu’il a recours au financement familial, contracte donc une forme de dette qui se solde en devoir de réussite dans les études et dans l’insertion professionnelle. Il apparaît impossible de se défaire de la nécessité de « rendre des comptes », d’autant plus que l’asymétrie informationnelle (« comment ça se passe à la fac ? ») est forte pour des parents soucieux de l’avenir de leurs enfants, mais étrangers à l’univers des études.
Enfin, l’analyse des parcours d’insertion professionnelle montre la prégnance d’un idéal statutaire sur le marché du travail. Le marché du travail français est très segmenté entre des emplois précaires cumulant de faibles rémunérations et des emplois stables, auxquels sont attachés des droits sociaux forts.
Le schéma de pensée qui guide les jeunes est celui d’une logique de statuts, d’une logique de places : à chaque place scolaire doit correspondre une place professionnelle.
Certes, si des formes intermédiaires d’emplois se développent et brouillent cette représentation manichéenne du marché du travail français, elle reste plus valable en France qu’ailleurs. Il faut comprendre qu’elle induit chez les jeunes des attentes très puissantes vis-à-vis de l’emploi, et en particulier du premier emploi, perçu comme déterminant pour la suite de la carrière. Quand on étudie les parcours de recherche du premier emploi, on entend chez les jeunes une définition claire de l’insertion professionnelle comme l’accès à un emploi stable dans le domaine d’études, dont les responsabilités et le salaire doivent être à la hauteur de leurs qualifications.
Cet idéal d’insertion est lié à une forte valorisation de la certification scolaire : il n’est pas concevable, au départ, de subir un déclassement à l’insertion. Le schéma de pensée qui guide les jeunes est celui d’une logique de statuts, d’une logique de places : à chaque place scolaire doit correspondre une place professionnelle. Dans d’autres cas, où les jeunes manifestent des formes de refus de l’insertion, la logique statutaire est exprimée dans des termes quelque peu différents. Il s’agit là, pour des jeunes plus souvent issus de formations culturelles et artistiques, de valoriser plutôt la singularité de leur talent.
Quoi qu’il en soit, ils n’admettent pas non plus l’idée d’un premier emploi « bas », précisément parce qu’il ne correspond pas à la place sociale qu’ils s’étaient imaginés occuper. C’est même une des motivations essentielles de leur refus de s’insérer. La posture de refus est en cela très intéressante : elle n’est pas anomique et nous dit beaucoup sur la norme anxiogène du placement.
Cette dernière oblige les jeunes à s’insérer, mais dans des emplois qui respectent une certaine honorabilité. En retour, dans les représentations des jeunes, l’insertion est donc tout à la fois désirée et redoutée. Le refus de l’insertion ne signifie pas l’indifférence à l’insertion ; bien au contraire, l’insertion professionnelle étant chargée d’un tel enjeu statutaire, elle inspire parfois chez les jeunes une forme d’évitement.
En somme, ces constats posent la question de la construction de l’expérience de la jeunesse en France, et en particulier celle de l’acquisition de l’autonomie des jeunes. Si l’entrée dans la vie d’adulte est, en France, particulièrement crispée sur la nécessité de s’établir, elle semble fabriquer au contraire des comportements de repli sur les études ou d’évitement des responsabilités professionnelles qui s’opposent en partie à cet idéal de placement. D’autres expériences étrangères, qui décloisonnent les temps d’études et d’emploi, qui proposent des solutions pour l’indépendance financière des jeunes, qui valorisent les parcours d’études non linéaires, qui évitent les formes de déterminations trop précoces, favorisent probablement une acquisition de l’autonomie des jeunes plus progressive, et, peut-être aussi, plus heureuse.