Société

PMA avec tiers donneur : Quelle modalité d’établissement de la filiation ? (2/2)

Sociologue

Après avoir rappelé, dans le premier volet de ce texte, les enjeux de la filiation des enfants conçus par don, Irène Théry revient sur chacune des trois grandes solutions actuellement en débat, de façon à éclairer celle qui figure aujourd’hui dans le projet de loi relatif à la bioéthique.

Bien que l’ouverture de la PMA à toutes les femmes recueille un large consensus, elle pose la question de la façon dont sera établie la filiation des enfants conçus par don. Trois grandes solutions ont été débattues au cours des derniers mois et l’une d’elle figure aujourd’hui dans le projet de loi relatif à la bioéthique.

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Il importe de saisir chacune des solutions proposées et le cadre historique dans lequel elles s’inscrivent (présenté dans le premier volet de cet article) afin de comprendre pourquoi revenir à la solution de la « filiation par déclaration anticipée de volonté » pour tous, qui figurait dans le pré-projet du gouvernement (art. 4), apparaît être la voie la plus juste et la plus raisonnable.

 

Solution 1 : Filiation charnelle pour les couples de sexe différent et institution d’une filiation par présomption de co-maternité et/ou reconnaissance pour les couples de femmes

La particularité de cette solution consiste tout d’abord à conserver en l’état pour les couples de sexe différent la filiation charnelle telle qu’elle a été définie en 1994. Les partisans de cette solution en donnent des raisons qui sont celles-là mêmes qui ont fondé la filiation pseudo-biologique et pour laquelle le don est un « traitement ». On peut les résumer en quatre points :

– Le recours au don est un « mode de conception » d’un enfant par ses parents, considérés comme les « véritables procréateurs ». Comme tout mode de conception il appartient à l’intimité des parents.

– Le recours au don est un traitement de l’infertilité et relève à ce titre du « secret médical »

– Le recours au don doit rester secret sous peine de devenir un « stigmate »

– La filiation charnelle est la seule qui permet de conserver ce secret y compris vis à vis de l’enfant. Or il appartient aux parents de décider s’ils veulent dire ou pas, et quand ils voudront dire ce secret à l’enfant.

Ces arguments, très proches de ceux de certains médecins, balayent les trois premières critiques qui ont été faites à la filiation établie en 1994. Elles sont ici considérées comme secondaires par rapport au cœur de la construction : le pouvoir conféré aux parents de dire ou de cacher, affirmé comme supérieur dès lors que le « mode de conception » est leur secret intime, personnel.

En revanche les tenants de cette solution partagent la quatrième critique, et sont favorables à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes.

 

Quelle proposition pour les femmes seules et les couples de femmes ?

Pour les femmes seules, la proposition est d’utiliser la filiation charnelle titre VII, et de fonder la maternité sur l’accouchement. Pour les couples de femmes, la proposition est de distinguer selon que la mère a accouché ou n’a pas accouché. Pour la mère qui accouche, la filiation serait fondée sur l’accouchement, selon la filiation charnelle titre VII. Pour la mère qui n’accouche pas, il est proposé de créer une nouvelle modalité d’établissement de la filiation.

Cette modalité, inspirée de la filiation paternelle du titre VII, distingue une filiation par « présomption de co-maternité » quand les femmes sont mariées et une filiation par « reconnaissance » si elles ne le sont pas. La proximité des mots avec les catégories juridiques « présomption de paternité » et « reconnaissance » de la filiation paternelle, ainsi que la distinction entre mariage et non-mariage, souligne la volonté d’imitation et accrédite la formule en général employée à l’appui de ce choix : « étendre le droit commun aux couples de femmes ».

Cependant, si on dit plus justement que ce qui est proposé est « d’étendre la filiation charnelle du titre VII aux couples de femmes », on aperçoit bien que sous cet objectif d’unité, c’est tout de même une filiation spécifique aux couples de femmes qui est créée. En effet, comme on l’a rappelé, la filiation charnelle du titre VII est une présomption ou une reconnaissance de procréation, dont le sens social et juridique est que les parents selon la filiation sont aussi les géniteurs de l’enfant (même si cela peut être faux). Or personne ne propose de présenter les lesbiennes comme les deux génitrices de l’enfant, contrairement aux accusations réitérées de certains psychanalystes[1] et de La Manif pour tous lors des manifestations de 2013.

C’est pourquoi on peut montrer que ce qui est proposé est une nouvelle modalité d’établissement de la filiation, réservée aux couples de femmes, que l’on peut définir comme une « filiation par déclaration de consentement au don ».

 

Qu’est-ce que la présomption de co-maternité ?

Il en existe deux versions : une version large et une version limitée. La version large prévoit que, comme le mari de la femme qui accouche, l’épouse de celle-ci est désignée comme la mère du simple fait de son statut matrimonial (« la mère est celle que les noces désignent »). Le fondement, pourtant, n’est pas le même que dans la présomption de paternité : c’est ici le consentement à être parent qui est présumé. Mais peut-on, en droit démocratique, « présumer » un consentement et non se donner les moyens de constater qu’il a bien été donné, de façon libre et éclairée ?

Au-delà de cette question, le problème majeur que pose cette « présomption de co-maternité » est celle des droits des tiers, et en particulier des hommes qui sont les géniteurs des enfants et pourraient revendiquer d’en devenir les pères. Ce peut être le cas dès qu’on sort du recours au don en PMA, par exemple si la mère qui a accouché a eu un amant, ou si le couple de femmes a conclu avec un couple gay, un projet de co-parentalité. Dans ces cas, la présomption de co-maternité entre en conflit avec les droits reconnus en général aux hommes de reconnaître leurs enfants et d’en devenir les pères. De ce conflit nait une insécurité juridique majeure pour la filiation des enfants ainsi établie. Sera-t-elle contestée ? Et si oui que se passera-t-il ?

La version limitée tient compte de ces objections et réserve la possibilité d’une co-maternité au seul cas où les épouses ont eu recours à une PMA avec tiers donneur. Le fondement de la co-maternité de l’épouse est alors la « présomption de consentement au don ». Ici encore deux voies sont possibles. Soit la présomption de consentement au don n’est assortie d’aucun élément, soit elle est assortie de la production d’une preuve : le consentement au don tel qu’il a été signé chez le notaire selon la procédure obligatoire en France.

Si elle n’est assortie d’aucune preuve, on revient au cas précédent : a priori rien ne distingue la version limitée de la version large. Si elle est assortie de la production du consentement au don, alors la présomption de co-maternité n’est plus du tout une « présomption » au sens juridique du terme : son fondement est en réalité déclaratif, c’est une maternité sur déclaration de consentement au don. Il n’y a alors aucune différence liée au statut matrimonial, et la filiation par présomption de co-maternité est, malgré son nom différent, la même procédure que la reconnaissance par la compagne non mariée.

 

Qu’est-ce que la reconnaissance de l’enfant par la femme qui n’a pas accouché ?

Tout homme peut reconnaître un enfant, qu’il soit pacsé, concubin, ou n’ait aucune cohabitation avec la femme qui a accouché. La raison, on l’a dit, est qu’il se reconnaît géniteur de cet enfant, et prend ici le risque d’un contentieux. En revanche, la femme qui reconnaît un enfant ne reconnaît pas en être la génitrice. Quel est alors le fondement de cette reconnaissance et doit-on penser que toute femme peut reconnaître l’enfant dont une autre femme accouche, y compris sans cohabitation avec elle ? La difficulté à fonder une filiation par reconnaissance de maternité « en général » explique qu’il n’en existe que la version limitée : elle est réservée au seul cas du recours à une PMA avec tiers donneur.

La reconnaissance est alors une reconnaissance de consentement au don. C’est pourquoi les propositions défendues par les partisans de cette solution indiquent que la femme devra produire le consentement au don devant l’officier d ‘état civil pour que la reconnaissance puisse être acceptée, une condition en quelque sorte « constitutive » de cette reconnaissance qui n’a aucun équivalent pour la reconnaissance par un homme.

La question se pose alors de savoir si l’officier d’état civil ne devra pas nécessairement mentionner dans l’acte de naissance de l’enfant, à la rubrique « Événements relatifs à la filiation » que le document lui a bien été présenté. Si tel est le cas, cet acte mentionnera explicitement le mode de conception de l’enfant.

Quoi qu’il en soit, il est clair que la présomption de co-maternité et la reconnaissance de maternité, malgré la proximité des mots, ne sont nullement une « extension » de la présomption de paternité et de la reconnaissance de paternité du titre VII, mais bien les deux versions possibles d’un nouveau mode d’établissement, spécifique aux mères lesbiennes : la filiation sur déclaration du consentement au don.

 

Où inscrire cette filiation : Titre VII bis ou titre VII du code civil ?

La question est posée de savoir où cette filiation trouverait sa place dans le code civil. Dans un premier temps, ce qui avait été envisagé est de créer pour elle un titre VII bis, entérinant ainsi la différence avec la filiation charnelle du titre VII[2]. Mais dans ce cas, la spécificité d’une filiation spécifique aux mères lesbiennes est très voyante et heurte de front la démarche générale, qui se voulait « universaliste », comme l’indique la formule « étendre le droit commun ».

C’est pourquoi la proposition est désormais d’inscrire la filiation sur déclaration de consentement au don au sein du titre VII, filiation charnelle, ce qui modifierait l’économie générale de celui-ci. Ici, deux grandes logiques de justification sont possibles.

– Ou bien on souligne que la création de cette filiation « ne touche rien au droit des hétérosexuels », et on assume de faire cohabiter au sein du titre VII deux filiations aux fondements différents. On peut alors s’interroger sur le sens de cette hétérogénéité.

– Ou bien, on soutient au contraire qu’il n’y a pas d’hétérogénéité car toute filiation est fondée en dernier ressort sur la volonté. Cette version, défendue par certains contempteurs de la filiation charnelle, qu’ils trouvent « biologisante » mériterait un débat approfondi[3]. Notons simplement qu’elle est manifestement contradictoire avec l’autre affirmation selon laquelle « on ne touche pas à la filiation des hétérosexuels ».

Ces deux possibilités expliquent une situation qui au premier abord peut sembler très étonnante. On retrouve parmi les défenseurs de cette solution d’un côté des courants que l’on pourrait qualifier de « traditionnels », attachés surtout à maintenir la filiation du titre VII pour les couples de sexe différent , dans la ligne des lois bioéthiques de 1994; et de l’autre côté des courants « radicaux » dont l’objectif à terme est au contraire de réécrire le droit de la filiation afin que la référence au corps et à la procréation soit effacée et que la filiation soit redéfinie universellement comme un acte de volonté. Pour les uns, la proposition est « minimale » (« on ne touche rien ») pour les autres, son intérêt majeur est d‘introduire un coin dans la filiation du titre VII dans la perspective de sa refondation.

Sans approfondir ici ce sujet, concluons sur le point central : la création d’une une filiation spécifique aux couples de femmes. Comme nous l’avons souligné, l’engendrement avec tiers donneur n’est nullement un « traitement ». C’est pourquoi le recours au don est pratiqué par des personnes seules, des couples de sexe différent, des couples de même sexe. Or loin d’entériner cela pour bâtir un véritable droit commun au sens d’une filiation semblable pour tous les enfants issus de don, la solution proposée entérine au contraire la séparation. D’un côté, elle maintient les enfants de parents hétérosexuels dans une filiation pseudo-charnelle qui ne leur permet pas de savoir qu’ils sont nés d’un don, au risque de créer une discrimination entre les enfants, en particulier dans l’exercice du droit d’accès aux origines qui leur est accordé par le projet de loi. De l’autre, sous couvert « d’étendre le droit commun », elle crée pour les mères lesbiennes une modalité spécifique d’établissement de la filiation.

 

Solution 2 : Instituer, entre la filiation charnelle (titre VII) et la filiation adoptive (titre VIII) une troisième modalité d’établissement de la filiation, la « filiation par déclaration anticipée de volonté », pour tous les parents ayant recouru à un don (titre VII bis)

 À la différence de la précédente, cette solution s’efforce de tenir compte des critiques du modèle Ni vu ni connu que l’on a rappelées plus haut. Si le recours à la filiation charnelle pose problème au plan des droits de l’enfant, si les parents ayant recouru au don ne bénéficient pas d’un accompagnement institutionnel, si les familles issues de don sont maintenues dans l’ombre et que se perpétue ainsi le stigmate, et si le recours au don n’est pas le « traitement » d’une stérilité pathologique, mais une façon de mettre un enfant au monde et de fonder une famille qui peut concerner aussi bien les couples de femmes et les mères célibataires que les couples hétérosexuels, pourquoi conserver à tout prix cette modalité d’établissement ?

La particularité de la solution proposée ici est d’instituer une nouvelle filiation, fondée sur l’engagement parental, commune à tous les enfants conçus par don, que leurs parents soient seuls ou en couple, mariés ou non mariés, de sexe différent ou de même sexe. Il s’agit bel et bien de transformer ce qui fut si longtemps considéré comme un secret et une question privée relevant uniquement de l’intimité des parents, en une question sociale : la reconnaissance par la société des familles issues de don comme étant, à côté des familles fondées sur la procréation ou sur l’adoption, des familles pleinement légitimes. Au cœur de cette démarche : affirmer que le recours au don ne concerne jamais uniquement les parents, contrairement à ce que prétend la vision biomédicale, mais toujours au premier chef l’enfant lui-même. Loin d’opposer liberté des parents et intérêt de l’enfant, comme on le fait souvent, l’objectif est bien plutôt de les penser ensemble en appréhendant la filiation de façon relationnelle, comme un tout défini simultanément par ses deux pôles.

 

Du modèle « Ni vu ni connu » à un modèle de « Responsabilité »

On a souligné plus haut les raisons de la longévité, en France, du modèle « Ni vu ni connu » d’effacement du don, dont les deux piliers sont l’établissement du lien à l’enfant via la filiation charnelle, et l’anonymat définitif empêchant tout accès aux origines. La raison majeure qu’avancent les défenseurs de ce modèle est désormais le souci d’assurer les places de chacun : que les parents soient des parents, que les donneurs restent des donneurs. Mais on doit souligner que ce souci est partagé par tous, quelle que soit la solution préconisée. En d’autres termes, la discussion ne porte pas sur l’objectif mais sur le moyen d’y parvenir.

L’hypothèse générale des partisans de la « filiation par déclaration de volonté » est qu’il y a une autre façon, plus solide que l’effacement du don et plus conforme à nos valeurs contemporaines, de parvenir à ce résultat : c’est tout simplement d’assumer le recours au don, autrement dit de l’organiser, de l’encadrer et de le légitimer. Cette démarche met au premier plan, comme une sorte de « boussole du législateur » le respect des droits de l’enfant, et se revendique d’une valeur majeure : celle de la responsabilité, au sens fort du latin respondeo, « je réponds de »[4].

Cette responsabilité s’entend en deux sens. Elle concerne les parents, les donneurs, les médecins, autrement dit les protagonistes du don qui par principe devraient pouvoir répondre de leurs actes devant l’enfant si celui-ci s’enquiert de l’histoire de sa venue au monde et des choix qui ont été faits pour lui. Elle concerne, aussi la société tout entière, autrement dit nos institutions communes. Respecter le plus possible le sens des actes humains qui sont faits lors d’un engendrement avec don, expliciter la « règle du jeu », fonder la filiation d’une façon qui soit respectueuse de la démarche des parents et des droits de l’enfant, sont autant de façons d’assumer un « principe Responsabilité ».

 

Pourquoi une troisième façon d ‘établir la filiation ?

Il existe aujourd’hui deux modalités pour établir la filiation, charnelle et adoptive, considérées comme absolument égales. Ainsi le choix de notre société est à la fois celui de l’unité (les droits devoirs et interdits définissant le lien de filiation sont les mêmes pour tous) et celui du pluralisme (ce lien peut avoir divers fondements et réunir des parents et des enfants de différentes manières). Nous ne voyons aucune contradiction à valoriser le fait de devenir parent d’une façon ou de l’autre. Autrement dit, à la querelle idéologique entre partisans de la primauté du « parent biologique » et partisans de la primauté du « parent social », la réponse de la société démocratique est de valoriser l’un et l’autre.

La valeur éminente accordée à ce pluralisme permet de se demander si le droit actuel de la filiation étend suffisamment l’éventail des possibles. L’engendrement avec tiers donneur n’est ni une procréation du couple, ni une adoption. Il représente la troisième façon de fonder une famille. C’est pourquoi rechercher quelle filiation lui correspond et l’inscrire dans un troisième « titre » du code civil (VII bis) est une ambition qui apparaît justifiée, dès lors qu’elle vient conforter une pratique sociale éprouvée depuis près d’un demi-siècle.

 

Le fondement de la filiation : l’engagement parental solidaire

Quel peut être le fondement de la filiation en cas d’engendrement avec tiers donneur ? La réponse apportée à cette question est que ce fondement ne peut être que l’engagement parental de celles ou ceux qui, pour avoir un enfant, sollicitent un don de gamètes. Dans le cas des couples, la spécificité de cet engagement est la solidarité de l’un et l’autre parent, indépendamment du fait que l’un soit « biologique » et l’autre pas. Or il y a en France un moment où cet engagement et cette solidarité se manifestent de façon particulière, c’est le consentement au don, reçu chez le notaire. Ce consentement doit être signé par l’un et l’autre des parents d’intention. Il doit être remis à l’équipe médicale, qui alors seulement peut enclencher le processus de PMA avec don.

On a dit plus haut qu’avec ce consentement au don, quelque chose de l’engagement parental avait commencé d’être reconnu dès 1994 comme le fondement possible de la filiation dans l’engendrement avec tiers donneur. Consentir au don, c’est indirectement accepter de devenir le parent de l’enfant qui naitra du don auquel on a consenti. Mais cette amorce a été barrée par le souci de privilégier le secret du don. La voie proposée est ici d’aller jusqu’au bout de ce qui a été amorcé en 1994, et de compléter le consentement au don (destiné au médecin) par un autre document, distinct, (destiné à l’officier d’état civil). C’est la proposition d’une Déclaration anticipée de volonté (DAV), explicitant l’engagement de devenir le parent de l’enfant à naître et fondant ainsi la filiation. En droit un engagement ne se présume pas, il se prend, de façon libre et éclairée, et selon des formes établies.

 

Filiation, mention à l’état civil intégral et droits de l’enfant

La déclaration anticipée de volonté permet d’établir la double filiation dès la naissance de l’enfant. Mentionnée dans l’acte de naissance intégral, à la rubrique « Événements relatifs à la filiation », elle indique sur quel fondement la filiation a été établie.

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, cette mention n’est nullement faite pour « contraindre » les parents à dire à l’enfant qu’il est issu d’un engendrement avec tiers donneur et n’aura pas cet effet. Une comparaison le fait comprendre : on sait qu’autrefois l’adoption fut fréquemment cachée à l’enfant, par des parents adoptifs soucieux d’avoir « une famille comme les autres ». Or la mention du jugement d’adoption figurait à l’état civil intégral, un acte qui n’est accessible qu’à la personne concernée et que l’on consulte très rarement. Ce n’est qu’une fois adulte, et parfois même âgée, que la personne découvrait parfois sur ce document qu’elle avait été adoptée. Aucune « contrainte » n’avait empêché les parents de cacher la vérité. Aujourd’hui que personne ne cache l’adoption à l’enfant, on mesure le chemin parcouru : la dissimulation venait réalité du manque de légitimité sociale de l’adoption, une situation aujourd’hui heureusement dépassée.

Si elle ne contraint à rien, en revanche cette mention aura pour fonction dans ce « conservatoire de la vie civile » qu’est l’état civil intégral de l’enfant (quasi inaccessible aux tiers), de garder la mémoire de la façon dont ses parents sont devenus ses parents. Ce qui amène à affronter la véritable question qui se cache dans les inquiétudes (parfois très réelles, parfois un peu surjouées) sur la mention de ce nouveau mode de filiation à l’état civil. Sommes-nous prêts, au bout d’un demi-siècle, à assumer collectivement le don ?

Dans la perspective défendue par la solution « déclaration de volonté pour tous », l’État n’est plus le grand organisateur du secret du don, se déchargeant ensuite sur les individus du soin de rétablir la vérité en privé. Au contraire, il est l’instance qui, après avoir permis que des dons se fassent, accueille les familles qui en sont issues au sein de nos institutions parmi les plus importantes : celles de la parenté.

Il permet tout d’abord aux parents de se sentir confortés dans leur démarche, puisque l’engagement qu’ils ont pris est désormais reconnu solennellement comme fondant la filiation, et qu’un nouveau titre du code civil valorise celle-ci à l’égal de la filiation charnelle et de la filiation adoptive. Il entérine la solidarité constitutive de cette démarche et n’établit aucune hiérarchie entre le parent biologique et celui qui ne l’est pas.

Pour l’enfant, cette modalité d’établissement de la filiation est une façon de lui signifier qu’il est bien un enfant comme les autres. Non plus en niant son histoire et en l’empêchant d’y accéder mais au contraire en inscrivant l’engendrement avec tiers donneur parmi les façons de venir au monde et d’acquérir des parents que notre société considère comme pleinement légitimes.

Il y a ainsi un rapport direct, bien que les questions soient distinctes, entre l’établissement de la filiation par « déclaration anticipée de volonté » des parents, et le droit pour les enfants conçus par don d’accéder à leurs origines. Ce sont les deux façons complémentaires de reconnaître à l’enfant conçu par don toutes les composantes de son identité narrative.

 

Solution 3 : Maintenir la filiation charnelle pour les couples de sexe différent et instituer une filiation par déclaration anticipée de volonté (DAV) réservée aux seuls couples de femmes (Projet de loi).

Les développements précédents permettent de présenter plus brièvement la troisième solution, celle qui a été retenue dans le projet de loi. Il apparaît en effet que c’est un « mixte » des deux précédentes. De la solution 1, le projet conserve la filiation charnelle du titre VII pour les couples formés d’un homme et d’une femme. De la solution 2, il conserve la filiation par déclaration de volonté. Mais la conséquence de ce double choix est que la filiation par déclaration de volonté est réservée aux couples de femmes. Tout le problème est de savoir si ce choix sera perçu par nos concitoyens comme un compromis raisonnable entre l’ancien et le nouveau, ou au contraire comme une construction composite, travaillée de contradictions et susceptible d’alimenter tensions et divisions.

 

Tout une partie du projet s’inscrit dans un modèle de « Responsabilité »

Tout d’abord, on souligner les éléments forts qui inscrivent le projet dans la logique de ce qu’on a nommé un modèle de Responsabilité. Pour commencer, il ouvre la PMA à toutes les femmes, et en particulier aux couples de femmes. Ce faisant, il répond à une attente de justice et d’égalité posée depuis 2013 et la loi sur le mariage pour tous. Mais ce n’est pas tout. En abandonnant le modèle « thérapeutique » qui avait justifié de réserver le don aux seuls couples hétérosexuels en âge de procréer, il reconnaît ouvertement que les familles issues de don existent. On sait en effet que les familles homoparentales sont les seules familles issues de don « visibles », où il n’est pas question de nier le recours à un donneur, et où la fierté du don accompagne systématiquement la façon dont les enfants sont informés de leur histoire.

Ensuite, il propose pour elles d’organiser la filiation de façon cohérente avec cette démarche de reconnaissance et de valorisation du recours au don. Non pas en cherchant à imiter le modèle hétérosexuel de la filiation charnelle mais en partant de la spécificité de l’engendrement avec tiers donneur (comme la filiation adoptive part de la spécificité de l’adoption) et en donnant toute sa place au projet parental et à l’engagement comme fondement de la filiation, sans hiérarchie entre la mère biologique et celle qui ne l’est pas. La déclaration anticipée de volonté (DAV) signée conjointement devant le notaire assure aux deux mères une véritable égalité statutaire, comme en témoignera l’acte de naissance intégral de l’enfant.

Enfin le projet de loi, par un important article 3, ouvre l’accès aux origines pour les personnes conçues par don à leur majorité. En abandonnant l’anonymisation définitive des donneurs, il leur redonne possiblement un nom et un visage, autrement dit une humanité. Les enfants ne sont plus censés naitre de leurs parents et d’un « matériau interchangeable de reproduction ». Loin de favoriser la confusion des parents et des donneurs, cette démarche, au contraire, énonce comme jamais auparavant la « règle du jeu » régissant les familles issues de don. Chercher ses origines n’est pas et ne peut jamais être, chercher un parent. Ce n’est pas non plus une nouvelle norme psychologique ou juridique qui est énoncée : le projet rend l’accès aux origines possible, mais n’impose rien.

 

Cependant le projet entérine la pérennisation du modèle « Ni vu ni connu »

Mais parallèlement, toute une partie du projet de loi s’écarte radicalement de la logique de reconnaissance du don décrite plus haut, en proposant de maintenir une filiation charnelle du titre VII pour les couples formés d’un homme et d’une femme.

L’Avis du Conseil d‘État donne les raisons de ce choix. Il n’est aucunement motivé par une critique en tant que telle de la solution d’une déclaration anticipée de volonté pour tous. Tout au contraire, il en salue avec force la cohérence, l’intelligibilité, et l’universalité. Cette solution, dit le Conseil d‘État : « organise un régime cohérent et accessible dans sa compréhension en faisant correspondre un mode d’établissement de la filiation à un mode particulier de procréation, le recours à un tiers donneur, que le couple soit formé d’un homme et d‘une femme, de deux femmes ou que le projet parental soit celui d’une femme non mariée. Les enfants nés du même processus de procréation sont tous placés dans la même situation de connaissance de leur mode de conception et d’accès éventuel à la connaissance de leurs origines à leur majorité » (p.14)

Pourquoi, malgré un tel satisfecit, cette solution n’a-t-elle pas été retenue ? L’unique raison donnée est qu’elle met fin en cas de don à l’usage de la filiation charnelle pour les couples hétérosexuels, alors que son « avantage » est de leur donner une liberté majeure envers l’enfant : pouvoir décider de lui révéler ou de lui cacher le don. Par trois fois, cette prérogative est rappelée. Deux fois est simplement soulignée « leur liberté dans le choix de révéler ou de ne pas révéler à leur enfant son mode de conception ». Une autre fois, l’avis va plus loin et affirme explicitement la prééminence de la liberté des parents de cacher le don sur le droit de l’enfant d’accéder à ses origines :

« La déclaration anticipée de volonté apparaissant sur l’acte de naissance de tous les enfants nés par AMP, le projet[5] fait prévaloir à l’égard du couple formé d’un homme et d’une femme, le droit de l’enfant à connaître ses origines sur la liberté des parents de choisir de révéler le mode de conception, et si oui, à quel moment ».

La critique n’est pas argumentée. Mais il est clair que le choix du Conseil d’État d’accorder plutôt la prééminence à la « liberté des parents » qu’au « droit de l’enfant » s’appuie sur une certaine représentation du don : celle que nous avons analysée depuis le début de cet exposé comme la caractéristique majeure du discours biomédical élaboré en 1994 : le don est un « mode de conception » choisi par un couple, et à ce titre, comme tous les « modes de conception », il s’agit « d’une vérité d’ordre intime et privé » (la formule est répétée dans l’Avis).

Très clairement, nous sommes ici, au cœur même de la façon de penser qui a permis de construire autrefois le secret du don, le modèle « Ni vu ni connu ».

 

La mise à part des familles homoparentales

La tension entre ces deux logiques ne crée aucun « compromis », elle n’adoucit aucun angle, elle ne met aucune eau dans aucun vin. Tout à l’inverse, elle se traduit par un durcissement, car elle se matérialise par la séparation radicale entre les familles hétéroparentales et les familles homoparentales. Ni les modes de filiation, ni les fondements du lien, ni la prise en compte des droits de l’enfant ne leur sont communes. À partir de l’idée qui semble banale que les familles homoparentales ne sont pas dans la « vraisemblance biologique », ce qui est entièrement effacé est tout ce qu’il y a de commun à la démarche de tous les parents qui sollicitent un don, à la façon dont ils s’engagent dans un projet, à la forme de solidarité qu’ils créent entre eux, à l’attention majeure aux droits de l’enfant qui les guide pour agir.

Cette séparation des familles apparaît, paradoxalement, comme une façon de placer en infériorité les familles homoparentales, puisqu’elles sont traitées à part, avec une filiation différente, pour la seule et unique raison qu’elles ne peuvent pas bénéficier de la de l’intimité et de la liberté de mentir qui peuvent s’épanouir à l’abri de la « vraisemblance biologique ». Par une sorte de retournement tragique, tout ce qui définit magnifiquement la filiation des couples de femmes par l’engagement et la volonté, et dont on a souligné à quel point cela s’arrime aux valeurs de responsabilité, devient potentiellement un « marqueur », une façon de « montrer du doigt ». Comme si ces familles n’étaient intégrées que pour être immédiatement ségréguées.

 

L’inégalité instaurée au détriment des enfants de parents hétérosexuels

L’autre conséquence majeure de cette coexistence de deux logiques, posées côte à côte et ne se rencontrant pas, est l’inégalité qu’elle crée entre les enfants, selon que leurs parents sont de même sexe ou de sexe différent. S’il ne fait question pour personne que les enfants des couples de femmes connaîtront leur histoire, et pourront exercer leur droit d’accès à leurs origines, il n’en est pas de même pour les enfants des couples formés d’un homme et d’une femme. Comment instituer un droit considéré par la CEDH comme aussi important que l’accès aux origines, tout en affirmant simultanément que la liberté des parents de cacher le don est plus grande que ce droit ? La contradiction entre l’affirmation générale du droit aux origines pour les enfants conçus par don, qui est une des avancées majeures du projet de loi, et le choix d’une filiation charnelle titre VII motivée uniquement et explicitement par la possibilité qu’elle offre de cacher le don, est patente. On introduit ici une véritable discrimination entre les enfants, au détriment de ceux dont les parents sont de sexe différent.

 

Promouvoir la valeur Responsabilité

La partition des familles issues de don en deux ensembles séparés, marqués par deux modes différents d’établissement de la filiation, au moment même où l’on ouvre la PMA à toutes les femmes, introduit une tension majeure dans le projet de loi et rend peu audible le message qu’il porte.

On peut faire l’hypothèse que l’opinion française, qui a attendu ce projet de loi comme un progrès dans l’égalité et le signe que nous allons vers une société plus inclusive, sera hostile à l’institution dans le code civil français d’une filiation spécifique pour les mères lesbiennes, qui n’a pas de réelle justification et heurte nos traditions républicaines.

L’attachement de nos concitoyens aux droits de l’enfant est croissant et le projet de loi traduit cette valeur dans son article 3 accordant le droit d’accès aux origines. C’est un choix de société essentiel traduisant la volonté de notre société d’assumer et valoriser désormais le recours au don au lieu de continuer à le dissimuler et le nier. Il paraît difficilement acceptable de léser sur ce plan les enfants de parents hétérosexuels.

C’est pourquoi il apparaît que si l’on veut répondre sur le fond à ces deux attentes majeures (véritable droit commun des familles en matière d’établissement de la filiation, égalité des enfants dans l’accès à leur histoire et à leurs origines) la solution la plus raisonnable serait de revenir à la solution d’une « filiation par déclaration anticipée de volonté » pour tous, qui avait été retenue comme une option dans le préprojet du gouvernement (art. 4).

Le message du projet de loi redeviendra alors clair et porteur de valeurs fortes : accueillir toutes les familles issues de don au sein de notre droit, leur faire une place au soleil dans notre paysage familial, soutenir la démarche des parents en valorisant leur engagement et leur volonté, respecter les droits des enfants à leur histoire et à leurs origines. Promouvoir, en un mot la valeur Responsabilité.

 


[1] Jean Pierre Winter, Homoparenté, Albin Michel 2010.

[2] Voir l’audition de la juriste Laurence Brunet devant la Mission parlementaire.

[3] Cf D. Borillo, La famille par contrat, PUF, 2018.

[4] I. Théry et A. M. Leroyer, Filiation, origines, parentalité ; le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, rapport à la Ministre de la Famille, O. Jacob, 2014.

[5] Il s ‘agit ici du projet d’instaurer la même filiation par « déclaration anticipée de volonté » pour tous.

Irène Théry

Sociologue, Directrice d'études à l'EHESS

La plainte et la grâce

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Notes

[1] Jean Pierre Winter, Homoparenté, Albin Michel 2010.

[2] Voir l’audition de la juriste Laurence Brunet devant la Mission parlementaire.

[3] Cf D. Borillo, La famille par contrat, PUF, 2018.

[4] I. Théry et A. M. Leroyer, Filiation, origines, parentalité ; le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, rapport à la Ministre de la Famille, O. Jacob, 2014.

[5] Il s ‘agit ici du projet d’instaurer la même filiation par « déclaration anticipée de volonté » pour tous.