Société

L’inceste, le silence et la justice : retour sur l’expérience canadienne

Historien, Sociologue

Dans La familia grande, paru il y a quelques jours, Camille Kouchner accuse son beau-père, Olivier Duhamel, d’avoir abusé de son frère jumeau, quand celui-ci avait 13 ans, dans les années 1980. Souvent, les incestes – et plus généralement les violences sexuelles familiales – restent longtemps enfouis dans le silence, ainsi que les traumatismes. Dès lors, ne faut-il pas étendre ou supprimer les délais de prescription ? À cet égard, le Canada, où il n’y a pas de prescription en matière criminelle, offre un intéressant terrain d’observation.

Dans La familia grande, paru aux éditions du Seuil début janvier 2021, Camille Kouchner accuse son beau-père, Olivier Duhamel, d’avoir abusé de son frère jumeau, Antoine, quand ce dernier avait 13 ans, à la fin des années 1980. À l’époque, Camille est au courant, mais son frère lui demande de se taire. Vingt ans plus tard, elle le pousse à alerter leur mère, qui décide de protéger son mari et de ne rien dire, « comme les amis du couple, des personnalités en vue soucieuses d’éviter tout scandale », ainsi que le relate Ariane Chemin dans Le Monde du 4 janvier 2021. Très médiatisée, l’accusation met sur le devant de la scène des enjeux enfouis dans l’ordinaire des violences sexuelles familiales : les silences, les traumatismes qu’ils recouvrent et les conditions de leur maintien, parfois aussi de leur rupture, des longues années voire des décennies plus tard.

Ces dénonciations tardives posent notamment la question de savoir ce que peut faire la justice si longtemps après les faits. Si la prescription continue de marquer un seuil temporel au-delà duquel toute action judiciaire est impossible, ses délais ont été allongés au fil des dernières décennies, produisant un droit instable et complexe, symptôme d’une tension entre le cadre juridique hérité du droit à l’oubli et le caractère de plus en plus intolérable de l’impossibilité de recevoir ces plaintes. Plus largement, et en raison même des extensions des délais de prescription déjà réalisées, la justice sera certainement de plus en plus conduite, dans les années à venir, à juger des faits commis des décennies auparavant.

Pour saisir les enjeux de cette mutation, le Canada offre un intéressant terrain d’observation. L’absence de prescription en matière criminelle rend en effet possible des plaintes et des procès pour des faits remontant parfois à plus de 30, 40 ou 50 ans. Dans le cadre d’une enquête menée sur l’histoire du traitement judiciaire des violences sexuelles au Canada, nous avons analysé 65 dossiers de procès tenus dans les années 2000 et 2010, au Québec, pour des actes imposés à des enfants, par des membres de leur famille, avant la fin des années 1980.

La majorité des dossiers fait état d’attouchements ou de fellations, et quelques-uns de pénétrations vaginales ou anales[1]. Sur ces 65 dossiers, les premiers actes ont pour la plupart été imposés dans les années 1960 et 1970. Le dossier le plus ancien fait état de premiers attouchements imposés en 1952 par un oncle à sa nièce, 60 ans avant que la justice ne prononce sa culpabilité. Dans ces 65 dossiers, tous les accusés sont des hommes : des pères et des beaux-pères, des oncles, des frères. Les victimes sont aux trois-quarts des filles[2].

Du pouvoir patriarcal à l’imposition des silences

Ces procès, autant que le récit de Camille Kouchner, confirment d’abord ce que disent les recherches menées en sciences sociales sur l’inceste. Il s’agit d’actes commis par des hommes, et la cause du maintien du silence est la même que celle qui rend les actes possibles : le pouvoir patriarcal exercé sur les femmes et les enfants dans l’espace domestique[3].

Le pouvoir patriarcal est à la fois symbolique, financier et concret. Dénoncer le père, le beau-père, l’oncle ou le grand-père, c’est ruiner un couple et risquer de perdre sa famille. C’est aussi souvent perdre un soutien de poids, le pourvoyeur de revenus. C’est fréquemment enfin risquer sa violence. L’inceste n’est pas tu parce qu’il serait indicible en raison de la nature extraordinaire de l’interdit qu’il brise, mais parce que, dans l’ordinaire du pouvoir patriarcal, la puissance qui impose le silence domine. Souvent, longtemps avant d’arriver sur le bureau des juges, parfois dès le moment où elles ont lieu, les violences sont exprimées, la plupart du temps à la mère, quelquefois aussi à une sœur, un frère, un prêtre ou un travailleur social. Ce n’est donc pas parce que la parole n’existe pas qu’elle demeure inconnue des institutions pénales, mais parce qu’elle est récusée par l’accusation de mensonge, la violence ou l’exigence de régler la question en famille.

Des décennies plus tard, ces silences se fissurent à la suite d’événements biographiques qui assurent à la victime ou à ses proches confidents la stabilité sociale et l’assurance psychique nécessaires à la (re)prise de (la) parole (mise en couple, maternité ou grand-maternité), auxquels peuvent s’ajouter d’autres éléments, de la mort d’un membre de la famille qui formait le blocage de la parole (la mère ou l’épouse du parent violent) à la crainte d’une récidive auprès des enfants de la génération suivante. C’est quand on parle aux conjoint·e·s, aux thérapeutes, aux ami·es ou à la fratrie, mettant des mots sur des violences passées qui continuent de marquer voire de briser la vie des victimes, qu’il devient possible de revenir du silence et d’avoir recours à la justice.

Une justice du passé lointain

Ces procès montrent aussi la manière dont le travail de la justice s’adapte aux contraintes de plaintes aussi tardives. Les juges canadiens mesurent bien la difficulté de faire entrer ces affaires dans les critères habituels de jugement sur la culpabilité et de détermination de la peine[4]. Mais ils estiment également, dans la suite des mobilisations féministes qui, depuis les années 1970, dénoncent les mécanismes socio-judiciaires qui concourent au blanchiment des auteurs de violences sexuelles, qu’il n’est pas possible de laisser ces plaintes sans réponse. Ils ont dès lors forgé, depuis le début des années 1990, ce que nous nommons une « jurisprudence de l’éloignement ».

Cette jurisprudence procède d’abord d’un assouplissement des critères pour juger de la crédibilité des victimes : les juges ne leur demandent pas, par exemple, de situer avec une précision infaillible le moment des faits. Cette jurisprudence consiste ensuite, en l’absence d’éléments de preuve indiscutables, de traces matérielles ou de témoins directs des actes, d’évaluer les témoignages de manière globale, en appréciant leur cohérence, autant factuelle qu’émotionnelle. Dans ce cadre, l’expertise psychologique ou psychiatrique joue un rôle mineur par rapport à l’évaluation morale de la sincérité des victimes par les juges. On le voit par contraste dans les rares cas où les juges doutent de cette sincérité, en renvoyant par exemple l’origine de la plainte à un conflit d’héritage.

Les récits des plaignant·e·s sont confrontés à ceux des auteurs présumés lorsque ceux-ci nient les faits – ce qui est majoritairement le cas. Ces derniers nient les conditions de possibilité des actes, prétendent avoir tout oublié ou mettent en avant des traits de leur caractère, père aimant ou frère attentionné, supposés rendre impensables de tels agissements. Quand l’existence et la persistance du traumatisme des victimes est établie, ces dénégations sont prises dans un faisceau d’interrogations critiques qui, si elles parviennent rarement à l’obtention d’un aveu, permettent d’en faire apparaître la fragilité : les accusés sont renvoyés aux incohérences de leur mémoire sélective, à la réalité de leur présence dans les lieux des actes dénoncés, parfois à leurs actes violents dans le cadre domestique. Les juges ne cherchent pas à prouver chaque acte mais écartent d’une manière globale la crédibilité de leur témoignage.

Cette jurisprudence considère enfin que la distance temporelle n’abolit pas la nécessité de la peine. Même s’ils ont majoritairement en face d’eux des personnes âgées sans casier judiciaire qui se présentent comme d’honnêtes citoyens, dont les avocats soulignent le caractère désormais inoffensif, les juges considèrent qu’ils doivent se mettre à la hauteur des actes. Parmi les accusés de nos dossiers finalement condamnés, les peines vont de 12 mois de prison – en 2004 pour un homme de 64 ans, qui a fait subir divers attouchements à ses deux belles-filles entre 1968 et 1971 –, jusqu’à 12 ans de prison – pour un autre, âgé de 59 ans au moment du procès, qui a régulièrement abusé de sa nièce, sept années durant, près de 40 ans auparavant.

Ces résultats n’épuisent pas les débats sur les délais de prescription et sur l’usage des peines. Ils montrent cependant que, même s’il ne concerne qu’une minorité de cas, le dispositif créé par la jurisprudence canadienne ne rencontre pas l’écueil craint par celles et ceux qui refusent l’extension – sinon l’abolition – des délais de prescription : le passage du temps n’empêche pas l’établissement de la culpabilité et la condamnation des auteurs.

Ce que la justice ne peut changer

Ces procès nous invitent enfin à réfléchir sur l’ampleur et les limites des transformations qu’ils incarnent. D’un côté, ils manifestent une rupture historique dans le traitement judiciaire des violences sexuelles. Les juges sont sortis des critères hérités du XIXe siècle pour qualifier, ou plus souvent disqualifier les plaintes : l’immédiateté de la dénonciation, la présence de témoins ou de traces visibles de blessures, l’évaluation de la moralité des victimes ou de leur consentement présumé, etc., qui de longue date ont favorisé l’impunité des agresseurs. De l’autre, même s’ils peuvent et doivent sans aucun doute devenir plus nombreux, ces procès fonctionnent comme des expériences-limites : aux limites de ce que peut faire le juge pour trancher dans l’incertitude en respectant les droits de la défense, aux limites également du sens donné aux peines prononcées, réduites, dans leur pure dimension répressive, à signifier la gravité des actes par la longueur de l’enfermement.

Ces affaires sont traversées par la tension héritée des mobilisations féministes initiées dans les années 1970 et des réformes législatives qui les ont suivies. Elles ont permis au Canada comme en France de réécrire le droit des violences sexuelles pour sortir de leur définition patriarcale héritée des Codes du XIXe siècle.

Mais d’une part, cette réécriture est demeurée inscrite dans le cadre d’un droit pénal qui, face à l’horreur des crimes, peine à envisager autre chose que la sévérité de la répression et l’extension de la surveillance. Et d’autre part, sortir d’un ordre juridique n’est pas sortir d’un ordre social dont la domination masculine et adulte demeure un trait structurant. Si ces procès donnent à voir des paroles libérées, il s’agit en effet toujours de paroles à distance, n’empêchant pas qu’au moment où les faits se sont déroulés, les violences sont demeurées largement tues, peu et tardivement sujettes à des poursuites judiciaires. Comme pour toute violence, la justice de l’après-coup demeure un moindre mal : ces procès n’existent que parce que des souffrances consécutives aux violences subies demeurent vives plusieurs décennies après les faits.

Il faut ainsi autant penser aux moyens de libérer la parole des adultes enfermés dans les silences du passé, qu’à la manière de libérer les enfants de la violence des adultes. Peut-être regarderons nous un jour cette justice du passé lointain comme le symptôme d’une période de transition entre l’impunité des agresseurs et la construction d’un cadre social qui rendrait inconcevables de tels actes, et intolérables les silences à leur propos. Mais des moyens d’une telle transformation, l’histoire judiciaire seule ne fournit évidemment pas la clé.


[1] Jouant de la symbolique associée à ces types d’actes dont la différence, pour les victimes, compte moins que le traumatisme que chacun d’eux est susceptible de provoquer, Olivier Duhamel estimait pour sa défense, lorsqu’il fut interpellé par les enfants Kouchner à la fin des années 2000, que « puisqu’il n’y a pas eu sodomie, mais “seulement” fellation, il n’y a pas eu viol », selon le récit qu’en propose Ariane Chemin.

[2] Jean Bérard, Nicolas Sallée, « Revenir sur les silences. Les violences sexuelles familiales (Québec, 1950-1980) et leur jugement des décennies après les faits », Genèses. Sciences sociales et histoire, 120 (3), p. 91-111.

[3] Dorothée Dussy, Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1. Marseille, Les Éditions La Discussion, 2013.

[4] Nous laissons ici de côté les enjeux des qualifications pénales utilisées par les juges dans de telles affaires. Nous renvoyons sur ce point à notre article précédemment cité.

Jean Bérard

Historien, maître de conférences en histoire à l’ENS Paris-Saclay

Nicolas Sallée

Sociologue, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal

Rayonnages

Société

Notes

[1] Jouant de la symbolique associée à ces types d’actes dont la différence, pour les victimes, compte moins que le traumatisme que chacun d’eux est susceptible de provoquer, Olivier Duhamel estimait pour sa défense, lorsqu’il fut interpellé par les enfants Kouchner à la fin des années 2000, que « puisqu’il n’y a pas eu sodomie, mais “seulement” fellation, il n’y a pas eu viol », selon le récit qu’en propose Ariane Chemin.

[2] Jean Bérard, Nicolas Sallée, « Revenir sur les silences. Les violences sexuelles familiales (Québec, 1950-1980) et leur jugement des décennies après les faits », Genèses. Sciences sociales et histoire, 120 (3), p. 91-111.

[3] Dorothée Dussy, Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1. Marseille, Les Éditions La Discussion, 2013.

[4] Nous laissons ici de côté les enjeux des qualifications pénales utilisées par les juges dans de telles affaires. Nous renvoyons sur ce point à notre article précédemment cité.