éducation

Urgence civique à l’école : les impensés d’un marronnier gouvernemental

Politiste

Après chaque attentat, et plus généralement à chaque fois que le consensus républicain semble mis à mal, l’école est appelée à la rescousse. Mais les interventions en cascade sur l’urgence civique à l’école tendent à éclipser du débat public la question des inégalités scolaires et, derrière, des inégalités sociales dont elles sont le reflet et le moteur. L’éducation civique offre ainsi aux sociologues un parfait analyseur des dynamiques et des enjeux plus généraux qui sous-tendent la question du rôle de l’école dans la formation des élèves.

Le 6 mai dernier, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer se rendait à la cérémonie commémorative organisée en l’honneur de Samuel Paty dans son ancien lycée de Moulins dans l’Allier. Ce fut l’occasion de mettre en avant la vocation civique de l’école et le rôle des enseignant·es dans la diffusion des valeurs de la République.

Au-delà de sa triste raison d’être, cet hommage prend place parmi ces rituels de mise en récit de l’institution scolaire par elle-même au cours desquels elle célèbre sa « noble » mission de construction des citoyen·nes de demain. De façon accentuée depuis les attentats de ces dernières années, cette mobilisation du mandat civique de l’école d’État républicaine s’articule à un discours de crise. L’école y est invoquée comme tout à la fois la responsable et la solution d’un éreintement du consensus républicain et plus largement du désenchantement citoyen qui traverserait la société actuelle.

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Devenant un quasi marronnier de l’agenda médiatique et politique, la tâche de l’institution scolaire dans la formation civique des jeunes générations est constituée en problème public. Or, l’inflation de discours à laquelle elle donne lieu brouille bien souvent les frontières entre l’école imaginée et l’école telle qu’elle est.

Par contraste, c’est par le retour aux pratiques et la prise de recul qu’il permet que l’enquête sociologique peut contribuer au débat public. En s’intéressant aux réformes de l’éducation civique, nous avons pu dans un ouvrage paru récemment [1] apporter des éclairages utiles pour lever un certain nombre de prénotions et d’impensés qui caractérisent le traitement public de ce dossier. Non pas que ce dernier se réduise à cet enseignement au demeurant marginal dans les curricula. Mais l’éducation civique est un analyseur des dynamiques et des enjeux plus généraux qui sous-tendent la question du rôle de l’école dans la formation civique des élèves.

Les fonctions sociales d’un discours de crise

Ce n’est qu’en apparence que le discours sur la crise du creuset républicain déstabilise l’institution scolaire. Au contraire, les usages sociaux de ce type de discours donnent à voir leur fonction de réassurance collective. L’école ne restera pas sans réponse, répète-t-on après chaque attentat. Dans une rhétorique grave et solennelle, le pouvoir gouvernemental se met en scène en annonçant (re)mettre au centre du système la formation civique et républicaine des élèves.

Hier, à la suite des attentats de janvier 2015, Najat-Vallaud Belkacem appelait de ses vœux une « Grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » et officialisait une réforme de l’éducation civique. Aujourd’hui, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, Jean-Michel Blanquer annonce à son tour un renforcement de l’enseignement moral et civique. Autant de mesures qui, si elles connaissent le plus souvent de timides concrétisations dans la réalité, montrent comment le discours de crise est d’abord au principe d’une politique symbolique consistant à agir en disant qu’on agit au sommet de l’État.

Les professeur·es ne sont pas dupes de cette part d’instrumentalisation politique. Une sorte de « bon sens enseignant » acquis par la pratique les amène à dissocier les annonces de changement pour lesquelles leur hiérarchie se payerait de mots, et celles, au contraire, dont les retentissements concrets seront d’ampleur. En l’espèce, leur réception distanciée des annonces gouvernementales est d’autant plus forte que les professeur·es peuvent avoir le sentiment d’être les « idiot·es utiles » d’un système dont ils et elles devraient vanter les principes – liberté, égalité, fraternité – en étant les premier·es témoins de leur violation.

L’on songe à ces enseignant·es de lycée professionnel qui avouent se sentir coupés en deux, entre le devoir d’enseigner les valeurs républicaines et la confrontation aux discriminations dont sont victimes leurs élèves d’origine populaire et souvent descendant·es de l’immigration. Comment croire et faire croire au principe d’égalité lorsque des élèves se voient refuser des stages au motif de la consonnance maghrébine de leur nom de famille ou de leur attachement réel ou supposé à l’Islam ?

Et pourtant, la force des discours annonciateurs du vacillement de la société et de l’école républicaines transparaît dans le réenchantement institutionnel qu’ils produisent chez ces mêmes enseignant·es. Loin d’un effet magique, ce ravivement du sens du métier s’explique par la rencontre entre une formulation avantageuse des finalités de l’école et des enseignant·es que les transformations de la place dans la société disposent à s’en saisir comme pierre angulaire de la réaffirmation de leur utilité sociale.

La croyance dans la finalité républicaine du métier a aujourd’hui une fonction objective de compensation de la dévalorisation du statut que les enseignant·es perçoivent et déplorent au quotidien. Semblablement à des mécanismes à l’œuvre dans l’appréhension de l’échec scolaire, cette rhétorique de la compensation participe d’une externalisation des responsabilités des problèmes, renvoyés en particulier sur les familles qui auraient abandonné la mission d’éducation civique de leurs enfants (« on pallie encore le manque des parents »).

Au-delà, qu’il s’agisse de l’égalité femme-homme, de la liberté d’expression, de l’intérêt pour la politique et les élections, ou encore des façons acceptables d’interagir avec autrui (la parole plutôt que les gestes), la lutte contre les « codes des quartiers » (sic.) que les professeur·es de certains établissements considèrent être les dernier·es à mener naturalise une stigmatisation qui mêle le jugement de classe et la disqualification d’une partie de leur public sur une base ethnoreligieuse.

Ainsi, il apparaît que du ministère aux enseignant·es, le registre de crise agit comme un canal de grandissement institutionnel, qui confirme d’autant mieux l’école et ses agent·es dans leur bien-fondé qu’il relègue au second plan les critiques sur leurs difficultés à lutter contre les inégalités sociales et scolaires.

Une subordination structurelle

Dans le contexte ambiant, le risque de confusion est fort entre l’importance symboliquement accordée à la mission civique de l’école au sommet de l’État, l’importance sociale qu’on peut certainement lui reconnaître, et l’importance qu’elle pourrait avoir dans le fonctionnement ordinaire de l’institution scolaire. En effet, prendre pour acquis le passage de l’une à l’autre reviendrait à faire abstraction des fonctions sociales qui sont aujourd’hui celles de l’école.

Dans la continuité de la massification scolaire, qui a vu se prolonger le séjour à l’école de franges de la population auparavant précocement éliminées, l’importance des titres scolaires s’est accrue pour devenir un facteur décisif de détermination du devenir social des individus et de leurs chances d’amélioration de leurs conditions de vie. Aussi, l’école est avant tout l’objet de stratégies plus ou moins conscientes entre individus et entre groupes sociaux pour l’appropriation de biens scolaires dont on sait que l’inégale valeur sociale ne cesse de s’accentuer. Il n’est dès lors pas surprenant que la principale attente à l’égard de l’école relève bien davantage de la quête de diplômes que de l’éducation citoyenne.

Cet état de fait permet de comprendre la place dominée que la formation à la citoyenneté ne peut qu’occuper dans la hiérarchie symbolique des tâches qui structurent l’ordre scolaire dans ce qu’il a de plus routinier. Celui-ci repose sur le primat des échéances purement scolaires, dont l’enquête dans les lycées livre sans doute une image exacerbée avec le mot d’ordre autour duquel tout le monde – parents, enfants, et enseignant·es – semble s’accorder : « Le bac d’abord ! ». C’est ce mouvement de fond que l’illégitimité structurelle de l’éducation civique met en lumière.

Du côté des élèves et de leurs parents, d’abord, qui peinent à attacher un intérêt prononcé à un enseignement dont la place est dérisoire ou nulle dans les évaluations finales. « C’est pas comme si c’était noté au bac ! », entend-on dans les couloirs de la part d’élèves envisageant de « sécher » le cours. Du côté des professeur·es, ensuite, pour qui l’éducation civique ne fait pas nécessairement figure de « sale boulot », mais tend souvent à apparaître comme l’appendice optionnel (« si on a le temps ») d’un enseignement disciplinaire qui capte toute l’énergie et au travers duquel ils et elles sont indirectement évalué·es.

La formation à la citoyenneté constitue sans doute un supplément d’âme du travail, mais dont le cours structurel des choses laisse que trop rarement la disponibilité nécessaire pour s’y adonner en tant que telle. De ce point de vue-là, alors qu’il est régulièrement pointé comme marque de mauvaise volonté, le détournement des heures d’éducation civique – pour avancer notamment sur le programme disciplinaire – est bien moins une subversion de l’ordre institutionnel que la révélation – et la confirmation – de son emprise.

Ce balisage en pratique du champ des possibles donne à voir une école qui (depuis son sommet) dit une chose mais ne peut (au concret) qu’en faire une autre.

Les effets de « scolarisation » de la citoyenneté

Les prises de parole publiques sur la question civique à l’école laissent le plus souvent impensé ce à quoi l’éducation à la citoyenneté renvoie sur le terrain. À cet égard, l’éducation civique est un révélateur exemplaire des incidences de son engendrement dans l’espace scolaire. L’enquête sociologique permet de mesurer les effets de la forme scolaire, en tant que produit historique de l’autonomisation relative de l’école dans le monde social qui se traduit dans l’ordre matériel des choses et dans les dispositions et représentations des individus qui y vivent.

Tel qu’il se traduit en classe, le principe de l’apolitisme scolaire favorise un évitement de la conflictualité. Pour les enseignant·es, le retour aux grands principes est une ficelle du métier aussi légitime qu’efficace pour consensualiser les échanges qui semblent se politiser. Le paradoxe, c’est que cette éviction du clivage réalisée au nom de l’idéal de neutralité montre précisément que l’école n’est pas le lieu neutre qu’elle prétend être, mais bien plutôt un lieu neutralisant. Dans le passage de l’extérieur à l’intérieur de l’établissement, la scolarisation des enjeux sociaux en produit une transfiguration qui les dépouille de leurs dimensions conflictuelles.

Par ailleurs, si l’organisation de discussions contradictoires entre élèves est officiellement encouragée, on observe une mise à l’écart des débats qui ne soient pas préalablement réglés, et ainsi largement vidés de leur spontanéité – le principe étant de s’échanger des arguments préparés et contrôlés à l’avance par les enseignant·es. Avec des élèves encouragé·es à laisser de côté leurs opinions (dis)qualifiées de subjectives, l’incitation à la dépersonnalisation participe de l’imposition d’une hiérarchie implicite des registres de savoir. Le registre pratique, basé sur l’expérience et l’espace vécus, est dévalué au regard du registre intellectuel, basé sur un élargissement du rapport au monde nécessitant un sens de la montée en généralité dont les élèves sont inégalement doté·es en fonction de leur passé social.

Si le temps des maximes de morale semble définitivement révolu dans les classes, le formalisme de l’éducation civique demeure. La citoyenneté n’y est pas éprouvée par (et pour) la pratique. Elle y apparait plutôt comme un ensemble d’exigences morales et politiques à apprendre. À l’étude formelle de la laïcité ou encore du triptyque républicain, s’ajoute l’appréhension des droits fondamentaux dont le sens est décortiqué par le biais des textes qui s’en font les garants.

Les effets désincarnants de la forme scolaire débouchent sur l’enseignement d’une citoyenneté de papier, un modèle prescrit de bon comportement qui fonctionne tacitement par conversion des attentes entre « bon·ne » élève et « bon·ne » citoyen·ne. L’emboîtement de la socialisation scolaire et de la socialisation politique s’éclaire dans la porosité des modèles de déviances sous-jacents à leurs systèmes d’attentes respectifs.

Ceci vaut tout aussi bien pour l’énonciation des bonnes manières d’être au monde, à partir d’une analogie entre le comportement exigé dans l’enceinte de l’école et celui qui serait attendu dans le reste de la société, que pour la stigmatisation de comportements politiques expressément jugés indésirables. Il en est ainsi du « vote à la tête ». Consacrant le modèle de citoyen.ne rationnel·le s’exprimant par adhésion à des idées longuement examinées par la lecture des programmes, par la lecture des journaux ou par l’écoute de la radio, les professeur·es tracent une ligne de démarcation entre « bon·ne » et « mauvais·e » électeur·ice derrière laquelle transparaît l’idéal de l’élève appliqué·e à la tâche et soucieux·se de recherches personnelles.

Les enseignants donnent à penser qu’il existerait une authenticité de la citoyenneté, qui correspond en réalité à un légitimisme politique socialement situé. Les effets de l’éducation civique sont dès lors d’autant moins certains que cet enseignement traduit à sa manière la distance sociale qui sépare l’école d’une partie de leurs publics, la congruence de ces normes civiques avec les comportements connus à l’extérieur – notamment dans la famille – étant socialement distribuée.

Ce que peut l’école : réinvestir la question des inégalités

L’enquête ethnographique livre ainsi une image réaliste de l’éducation civique et de l’improbabilité qu’elle ait une influence significative sur les élèves. Sous ses allures pessimistes, la principale vertu de ce constat est d’aider à décaler le regard pour poser différemment la question des effets civiques de l’école. L’on voit sans peine que les interventions en cascade sur l’urgence civique à l’école tendent à éclipser du débat public la question des inégalités scolaires et, derrière, des inégalités sociales dont elles sont le reflet et le moteur. Contre cette polarisation de la parole publique, il y aurait pourtant profit à réinvestir le terrain des inégalités scolaires. Plus encore, il y aurait intérêt à penser ensemble la lutte contre les inégalités scolaires et la formation civique des élèves.

Depuis les années 1970, des travaux de sociologie politique confirment régulièrement que la détention différenciée de capital culturel joue un rôle majeur dans la construction du rapport au politique et dans la manière d’investir son rôle de citoyen·ne. Bien que le désenchantement politique semble aujourd’hui faire fi des frontières entre groupes sociaux, il demeure par exemple que la propension à s’intéresser aux débats politiques reste sensible au niveau de diplôme, tout comme la perception des élites et des (en)jeux politiques ou bien des institutions républicaines n’est pas étrangère aux expériences socialement douloureuses dont l’échec scolaire peut être une des formes.

Ce constat pour rappeler que si l’école façonne assurément les comportements politiques, c’est au travers de chaînes de causalité plus profondes que la relation de cause à effet trop souvent postulée entre la déclamation de normes civiques et leur appropriation par celles et ceux à qui elles sont professées. Dès lors, c’est sans doute moins dans une action aux finalités explicitement civiques que dans la poursuite effective d’un idéal de correction des inégalités socio-culturelles que le système scolaire trouvera son plus sûr levier pour bâtir les futur·es citoyenn·es dont il a la charge.


[1] Thomas Douniès, Réformer l’éducation civique ? Enquête du ministère à la salle de classe, Paris, PUF, 2021.

Thomas Douniès

Politiste, Doctorant allocataire au CURAPP-ESS (Université de Picardie Jules -Verne) et au CRESPPA-CSU (Paris 8 - Paris Nanterre)

Mots-clés

Laïcité

Notes

[1] Thomas Douniès, Réformer l’éducation civique ? Enquête du ministère à la salle de classe, Paris, PUF, 2021.