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Les années Merkel, droit d’inventaire

Géographe

Ce jeudi 2 décembre, une cérémonie militaire officielle marquera, à Berlin, le départ d’Angela Merkel. Après seize ans de mandature, l’heure est aux adieux et au bilan pour Die Kanzlerin, qui passera la semaine prochaine le flambeau au socio-démocrate Olaf Scholz.

Alors qu’elle aspirait à quitter son poste de chancelière dans le calme, passant le témoin au plus “merkelien” de ses anciens ministres et adversaires (Olaf Scholz, SPD), Angela Merkel a dû reprendre du service pour affronter coup sur coup la crise climatique et la crise pandémique. Mais que ce soit à Glasgow lors de la COP26 ou dans la gestion de la quatrième vague de Covid-19 qui déferle sur l’Allemagne, Merkel s’est montrée en retrait, comme timorée par l’enjeu. La « spécialistes des crises » n’a pas été à la hauteur de l’événement. Mais l’a-t-elle vraiment été par le passé ? Comment a-t-elle pu conjuguer crises successives et croissance économique continue ? L’actualité brûlante nous donne l’occasion de revenir sur le singulier parcours de celle qui incarnait l’Allemagne depuis deux décennies.

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Tout ou presque a déjà été dit sur Angela Merkel, et pourtant elle échappe encore en partie à l’analyse. Celle qui fait partie du quotidien des Européens depuis seize ans, qui est plébiscitée par eux au moment où elle tire sa révérence, s’avère plus difficile à cerner qu’il n’y paraît. Contrairement à nombre de ses homologues masculins, elle n’est faite pas d’un bloc ; elle doute, elle soupèse toutes ses décisions et elle recherche en toute chose le juste équilibre… quitte à jouer les équilibristes ?

Pour tenter de percer à jour la personnalité de celle qui est encore officiellement la chancelière de l’Allemagne, il nous semble vain de présenter un bilan de son action en suivant classiquement un fil conducteur chronologique. Il nous paraît plus fécond d’aborder « Madame la chancelière » à travers le prisme de son ambivalence.

Consciemment ou non, Angela Merkel a en effet cultivé l’ambiguïté tout au long de son parcours politique, renvoyant d’elle-même plusieurs images, parfois contradictoires, sans que jamais cela n’entame sa popularité, au contraire. Et si l’ambiguïté foncière de Merkel pouvait s’expliquer par une forme d’apolitisme ? Curieux paradoxe pour décrire une femme qui, plus que toute autre depuis vingt ans, a incarné la politique au sens fort du terme ! Mais il s’agit néanmoins d’une hypothèse qui mérite d’être étayée.

Une personnalité double

L’ambivalence commence avec son passé. Après qu’Angela Merkel s’est révélée au grand jour en prenant les rênes du parti chrétien-démocrate (CDU) moribond en 2000, les médias allemands, d’abord circonspects, eurent tôt fait de la dépeindre sous un jour quasiment héroïque : comment une simple fille de pasteur, née en Allemagne de l’Est, devenue sous la RDA docteure en physique et membre de l’Académie des sciences, s’est-elle hissée après la chute du Mur, à la force du poignet, au rang de ministre de l’Environnement du chancelier Helmut Kohl avant de prendre sa place à la tête de la CDU puis du pays ? L’histoire est connue, elle est belle, elle est bankable et, par conséquent, Angela Merkel n’a jamais rien entrepris pour la modifier ni l’enrichir, d’autant moins qu’elle est de nature pudique et qu’elle n’est pas du tout portée sur le dévoilement médiatisé de son passé.

Mais il existe une autre histoire, sans doute moins glamour mais tout aussi vraie. On ne sait pas grand-chose de la vie et des engagements politiques d’Angela Merkel avant 1989. On sait juste que dans les derniers mois du régime est-allemand, elle s’était rapprochée de certains futurs leaders d’opposition et qu’elle faisait partie du mouvement « Der demokratische Aufbruch ».

Mais on comprend moins pourquoi, juste après la chute du Mur, cette fille de parents engagés à gauche a rejoint les rangs de la CDU et pas du SPD ou de Bündnis 90 – Die Grünen (les Verts), comme son frère et bon nombre de ses anciens compagnons de route. Pur opportunisme, résultat de simples circonstances ou conviction sincère ?

Très peu commenté, ce tournant constitue pourtant la pierre de touche de l’ascension politique d’A. Merkel au cours des années 1990. Devenue porte-parole adjointe du gouvernement auprès du dernier chef de l’État est-allemand de l’histoire, Lothar de Maizière, on sait qu’elle a assisté aux négociations du Traité dit 2+4 puis du Traité de Réunification, qui entrera en vigueur le 3 octobre 1990. Mais la future chancelière ne dévoilera rien sur le rôle qu’elle y a effectivement joué, vraisemblablement moindre que ce que certains ont imaginé.

Ensuite, l’histoire officielle insiste sur son essor au sein de la CDU et du gouvernement dirigé par le chancelier Helmut Kohl, qui avait visiblement pris Angela Merkel en affection et qui l’appelait d’ailleurs « das Mädchen » (la jeune fille). Mais quelques années plus tard, au moment du scandale des pots-de-vin de la CDU, l’idylle filiale entre le vieux chancelier et sa Mädchen est consommée et personne n’a vu venir le véritable coup de poignard à la Brutus asséné par Merkel à son pygmalion.

Par le biais d’un article publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 22 décembre 1999, où elle dénonce les pratiques financières frauduleuses au sein de son parti, Angela Merkel, alors secrétaire générale de la CDU, provoque la démission du patriarche Helmut Kohl et de son dauphin désigné, Wolfgang Schäuble, alors président du parti, auquel elle succède en 2000.

Deux ans plus tard, au lendemain de la défaite de la CDU/CSU face au SPD de Gerhard Schröder (Merkel n’était pas candidate), grâce à un autre coup politique dont elle a le secret, A. Merkel réclame et obtient la double direction du parti et du groupe parlementaire de la CDU contre son éternel rival Friedrich Merz, qui ne s’en est jamais remis.

Plus généralement, à l’opposé de son image candide, Merkel a systématiquement éliminé aussi bien ses adversaires que ses rivaux en interne, avec un art consommé du « merkiévélisme ». On cherche en vain un point de comparaison outre-Rhin. On le trouvera peut-être en France, à travers la figure de François Mitterrand.

De même que Mitterrand est venu de la gauche puis n’a cessé de gouverner au centre, Merkel est venue de la droite pour se placer également toujours plus au centre, finissant par incarner à la perfection « die Mitte », ce « centre » dont elle n’a cessé de se réclamer sans jamais le définir. C’est aussi une habile façon de se placer au centre de l’échiquier politique et de paraître incontournable, indiscutable.

Comme Mitterrand à gauche, Merkel a éliminé sans coup férir tous ses rivaux politiques dans son propre camp et au-delà : Roland Koch, Norbert Röttgen, Wolfgang Schäuble, Friedrich Merz, Ursula von der Leyen (tous de la CDU) ainsi qu’Edmund Stoiber et Horst Seehofer (de la CSU bavaroise)… Quant à ses adversaires politiques du SPD, elle les a laminés ou piégés dans des grandes coalitions CDU-SPD dont ils sortaient systématiquement affaiblis, ayant perdu du crédit auprès de l’électorat de gauche et toujours plus de terrain au fur et à mesure des grandes joutes électorales (le SPD passant de 34,2 % aux élections législatives de 2005 à 20,5 % à celles de 2017, soit une chute spectaculaire de 13,7 points).

Mutatis mutandis, dans un système politique différent, cela rappelle un peu l’art consommé qu’avait François Mitterrand d’éliminer ses concurrents en interne (Michel Rocard, Jean-Pierre Chevènement, Lionel Jospin) et de crisper voire d’épuiser ses premiers ministres de droite lors des deux périodes de cohabitation (Jacques Chirac puis Edouard Balladur).

Comme François Mitterrand, Angela Merkel incarne à merveille « la force tranquille ». Mais sous des dehors inoffensifs, Merkel la prussienne est un monstre politique aussi redoutable que Mitterrand le florentin. À eux deux, ils auront régné trente ans et imprimé une marque profonde sur la vie politique de leur pays et de l’Europe.

La première femme et la première Allemande de l’Est au poste de chancelier

Cela a été maintes et maintes fois relevé, à juste titre : le fait qu’une femme encore relativement jeune (46 ans), d’une part, et originaire de l’ex-Allemagne de l’Est, d’autre part, prenne en 2000 les rênes d’un parti conservateur ouest-allemand composé pour l’essentiel d’hommes de plus de 50 ans relève de l’incongru, si ce n’est du miracle. Or, la lune de miel entre Angela Merkel et la CDU va durer plus de vingt ans. Le fait que cette même femme, en 2005, accède au poste de chancelière en battant de justesse le chancelier sortant et redoutable « carnassier » de la politique Gerhard Schröder n’est pas moins inattendu, et porteur de symboles.

La victoire d’Angela Merkel semble marquer la fin de l’hégémonie des hommes ouest-allemands sur la vie politique outre-Rhin et l’arrivée sur le devant de la scène de deux groupes minoritaires et minorés, les femmes et les Allemands de l’Est. Dit autrement, la victoire de Merkel laissait potentiellement entrevoir, quinze ans après la chute du Mur, une autre Allemagne, une Allemagne doublement réunifiée – Est/Ouest, femmes/hommes – et en paix avec elle-même.

C’est du moins ce qu’une première lecture, un peu superficielle, de l’accession d’Angela Merkel au poste suprême peut laisser penser. Mais à ce fol espoir en forme de conte de fée propagé par les médias s’oppose une autre lecture, plus terre-à-terre, moins lisse, des mêmes événements. L’animal politique Merkel, pour pouvoir gravir les échelons au sein de la CDU puis être adoubée par l’ensemble de la population, s’est bien gardée de mettre en avant son genre, ses origines est-allemandes ou le fait qu’elle était fille de pasteur.

Elle a fait ses classes auprès de la CDU d’Helmut Kohl dans les années 1990 et a très tôt compris que cette triple « anomalie » génétique la desservirait plutôt qu’elle ne l’aiderait à conquérir le pouvoir. En outre, sa personnalité l’inclinait à vouloir se fondre dans la masse plus qu’à revendiquer sa différence. Enfin, comme tant de femmes politiques issues de minorités sociales avant elle, Angela Merkel s’est efforcée de se conformer aux normes sociopolitiques en vigueur afin d’être acceptée puis intégrée par la majorité, selon un processus d’assimilation que les sociologues ont minutieusement décrit.

Chez la chancelière Merkel, cette assimilation des codes politiques ouest-allemands a tellement bien fonctionné qu’elle en a gommé ses propres spécificités. Au cours de ses 16 ans au pouvoir, Angela Merkel n’a eu de cesse de se présenter comme la chancelière de tous les Allemands, la représentante de l’Allemagne réunifiée.

Jamais, y compris pour des raisons électorales (séduire la population est-allemande, attendrir les électeurs ouest-allemands), elle n’a joué sur ses origines modestes d’Allemande de l’Est. Jamais non plus elle n’a cherché à se présenter comme chancelière au féminin, encore moins comme « femme la plus puissante du monde », ainsi que le magazine américain Forbes la qualifia à quatorze reprises. Elle voulait juste être une chancelière normale. Elle y est arrivée au-delà de ses espérances.

Mais ce fut au prix d’un immense malentendu avec une partie de l’électorat est-allemand, qui lui reprochera jusqu’au bout, et de manière de plus en plus radicale au fur et à mesure des scrutins électoraux, sa « trahison », autrement dit le fait d’avoir « abandonné » ses anciens compatriotes, les Allemands de l’Est. La violence de la foule, les cris et les injures à l’encontre de la chancelière et du président de la République d’alors, Joachim Gauck (lui aussi d’origine est-allemande), lors de la cérémonie de la Fête nationale à Dresde en 2016, rappelaient des scènes similaires vécues par l’ex-chancelier Kohl lors de certaines de ses visites en ex-RDA au milieu des années 1990. Dans les deux cas, la vindicte populaire des « Ossis » à l’égard des dirigeants allemands exprimait un fort sentiment d’injustice et de déclassement. Mais dans le cas de Merkel et Gauck, ce sentiment était exacerbé par l’impression d’être floués par les leurs, par ceux-là mêmes qui auraient dû les protéger.

De fait, Angela Merkel n’a jamais été très populaire à l’Est du pays, d’abord acquis au SPD (pendant les années 1990) puis, durant les quatre mandats de Merkel, en partie aux deux principaux partis d’opposition, le PDS devenu Die Linke, à « la gauche de la gauche », et l’Alternative für Deutschland (AfD), à l’extrême-droite. Apparu d’emblée comme un parti populiste anti-Merkel en 2013, l’AfD réalise une percée inattendue aux élections législatives de 2017, où il obtient 12,6 % des voix, avec des pointes à plus de 25 % dans certains Länder de l’Est. Aux élections du 26 septembre 2021, l’AfD a globalement perdu du terrain (10,3 %), sauf à l’Est où les cinq Bundesländer lui ont accordé au minimum 18 % des suffrages et jusqu’à près de 25 % dans ses bastions de Saxe et de Thuringe, déclassant littéralement la CDU/CSU, le parti de la chancelière. Au total, le vote en faveur de l’AfD est deux fois plus important qu’à l’Ouest, et cette spécificité de la géographie électorale allemande – certains commentateurs parlent de l’AfD comme de la « Lega de l’Est » – souligne le divorce d’une partie des électeurs est-allemands à l’égard des partis de gouvernement, singulièrement de la CDU et plus encore d’Angela Merkel.

Si l’on adopte cette perspective, on est loin de l’image d’Épinal de Merkel chancelière maternelle d’une nation retrouvée. De fait, sous l’ère Merkel, la fracture Est/Ouest, béante dans les années 1990, ne s’est pas vraiment résorbée, malgré une conjoncture économique exceptionnelle entre 2010 et 2020 qui aurait pu servir à amoindrir sinon gommer les différences socio-économiques qui subsistent entre les deux parties de l’Allemagne.

Car même si aucun autre pays au monde n’a investi autant d’argent que l’Allemagne dans la remise à niveau de sa partie la plus fragile, trente ans après la réunification, les stigmates de la partition demeurent. En 2021, les salaires pratiqués dans la partie orientale du pays demeurent en moyenne de 18 % inférieurs à ceux de la partie occidentale. Le taux de contrats précaires, de CDD, de temps partiels subis, de mini-jobs est nettement supérieur à l’Est qu’à l’Ouest. Même l’alignement des retraites, vieille antienne de la CDU et de Mme Merkel, n’est toujours pas achevé.

En outre, ce que les chiffres officiels ne disent pas mais qui pèse lourd dans la trajectoire sociale différenciée des actifs et singulièrement des jeunes, c’est que les Allemands de l’Est ne disposent pas du tout du même capital ni du même patrimoine que les Allemands de l’Ouest. En 2017, le capital net des adultes vivant dans la partie Ouest du pays s’élevait à 121 500 €, celui des adultes établis dans la partie Est à 54 500 €, soit moins de la moitié[1]. Pire : après 55 ans, les différences se creusent dangereusement.

Ces disparités semblent être à la source du « malaise oriental » que nous analysions en 2019 dans les colonnes d’AOC et qui font qu’encore aujourd’hui, 40 % des Allemands nés ou socialisés dans la partie orientale se perçoivent comme des « citoyens de seconde classe » (« Bürger zweiter Klasse »). À ce malaise social pérenne à l’Est, la chancelière Merkel n’a jamais cherché à apporter la moindre réponse, laissant au passage le soin à l’AfD de prospérer en se présentant comme le parti des exclus et des mécontents – une stratégie, si c’en est une, qui rappelle un peu celle de François Mitterrand à l’égard du Front national naissant au cours des années 1980.

Aussi étrange que cela puisse paraître, la chancelière Merkel et ses quatre gouvernements successifs – dont les Ossis furent quasiment absents – n’ont jamais pris le problème du « malaise oriental » à bras-le-corps. Pas d’action forte ou symbolique en dehors de la prorogation de principe des transferts financiers massifs de l’Ouest vers l’Est jusqu’en 2019 ; pas de discours apaisant de Mme Merkel et très peu de visites dans les nouveaux Bundesländer, qu’elle connaît pourtant très bien (elle a grandi dans le Brandebourg, à Templin, a fait ses études supérieures à Leipzig puis a été chercheuse à Berlin-Est) ; pas de ministère ni de secrétaire d’État dédié aux nouveaux Bundesländer mais un simple chargé de mission sans portefeuille ni moyens, dont le dernier représentant en date, Marco Wanderwitz (CDU), s’est illustré en juin 2021 en affirmant qu’une partie de la population est-allemande était « perdue pour la démocratie ». Une allusion maladroite à peine déguisée aux électeurs de l’AfD qui lui a coûté son mandat direct lors des élections législatives du 26 septembre 2021, dans une circonscription saxonne a priori acquise à la CDU et qui vient de basculer dans le giron de l’AfD.

C’est dire si les fronts identitaires demeurent tendus, même 32 ans après la chute du Mur. Si on ne peut pas imputer à la seule chancelière Angela Merkel le bilan mitigé de la réunification, il semble clair que son inaction en matière d’intégration a favorisé les sentiments d’incompréhension (surtout à l’Ouest), de ressentiment voire de colère (surtout à l’Est). Même si ces sentiments extrêmes ont eu tendance à progressivement s’estomper au cours des quatre mandats de Merkel, ils furent néanmoins régulièrement réactivés par des événements majeurs – au premier rang desquels l’accueil massif des réfugiés de Syrie et d’Irak en 2015, très mal vécu par de nombreux Allemands de l’Est – ou plus mineurs en apparence.

On peut ici citer, à titre d’exemple, d’une part la destruction de l’un des plus grands symboles de l’identité est-allemande, le Palais de la République, situé en plein cœur de Berlin, et d’autre part, à l’autre bout de la période Merkel, les révélations sur l’absence presque totale des Allemands originaires de l’ex-RDA à tous les postes de pouvoir, politique, économique, diplomatique, scientifique, culturel, trente ans après la réunification.

Dans le premier cas, Merkel n’était pas encore chancelière lorsque le Bundestag prit la décision de détruire l’ancien Palais de la République et de le remplacer par l’actuel Berliner Schloss/Humboldt Forum. En revanche, une fois élue chancelière, elle soutint le projet de reconstruction du château, finalement inauguré en 2020, et son nom restera associé à ce pompeux édifice qui évoquera encore longtemps, pour ses contempteurs de l’Est comme de l’Ouest, un pastiche réactionnaire de l’ancien château des Hohenzollern.

Dans le deuxième cas, une vaste enquête menée en 2016 par l’université de Leipzig, corroborée par une étude de la fondation Friedrich-Ebert, a jeté un pavé dans la mare en démontrant que « les élites au pouvoir dans les nouveaux Länder de l’Est sont dominées de manière éclatante par l’Ouest ». De fait, les Allemands de l’Est n’occupent que 1,7 % des postes de hauts-fonctionnaires et de cadres dirigeants, soit un dixième de la part qu’ils représentent dans la population.

La même étude montre aussi que sur les 120 chefs de départements des ministères fédéraux (les « Abteilungsleiter », aux pouvoirs très étendus), trois seulement viennent de l’Est ; trois également sur les 60 secrétaires d’État du gouvernement en 2016. Sur les 30 PDG des plus grandes entreprises allemandes cotées en bourse (le DAX), aucun n’est originaire de l’ex-RDA. Parmi les 200 membres des conseils d’administration des plus grandes entreprises, seulement cinq viennent d’Allemagne de l’Est, selon le magazine Der Spiegel. Aucun des sièges sociaux des grands Konzerne du DAX n’est situé dans la partie orientale du pays, Berlin compris.

Le monde culturel et universitaire n’est pas épargné par ce véritable « plafond de verre » qui pèse sur les destinées des Allemands nés ou socialisés à l’Est. Dans les universités et les écoles supérieures situées dans la partie orientale du pays, la grande majorité des professeurs, des doyens de faculté et la totalité des présidents sont originaires de l’Ouest du pays.

De cette inégalité criante, Mme Merkel ne s’est jamais préoccupée. Elle n’a pas tenté de la combattre par la mise en place d’un système de discrimination positive ou de quota, à l’instar du quota de femmes en vigueur depuis 2015. Elle ne l’a même pas dénoncée pour la forme. Il est vrai que la composition très ouest-allemande de ses gouvernements successifs ne l’aurait pas rendue très crédible auprès de l’opinion.

Le lièvre et la tortue

Parmi tous les chefs d’État, Angela Merkel possède un tempo bien à elle. Contrairement à nombre de ses homologues masculins, elle exècre la précipitation. Elle déteste être bousculée, prise au dépourvu, pire encore : prise en défaut. Sa formation de scientifique de haut niveau l’incline toujours à l’analyse approfondie avant toute prise de décision.

Tous ceux, en Allemagne et en Europe, qui l’ont côtoyée de près sont unanimes pour dire que Merkel connaît ses dossiers sur le bout des doigts, qu’elle s’informe en permanence et qu’elle n’hésite pas une seconde à se faire expliquer par des experts en finance ou en climat des problèmes réputés ardus. In fine, elle est souvent capable d’anticiper sur la suite des événements et de prévoir les réactions de ses adversaires.

Cette inclination naturelle, qui ne variera pas d’un iota pendant 16 ans, comporte un atout et un inconvénient. L’atout se comprend facilement : avec une telle connaissance des dossiers politiques, Merkel « l’experte » possède le savoir donc la maîtrise des tendances ou des décisions politiques à venir. L’inconvénient de cette façon analytique de fonctionner réside dans le fait que le rythme de Merkel va souvent à l’encontre du rythme de la vie politique, bien plus rapide. On ne compte plus les conseillers politiques de la chancelière trépignant dans l’antichambre en attendant un signal (une décision) qui ne vient pas.

À l’étranger, c’est pire. Les anciens présidents français Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, toujours prompts à agir vite, avaient parfois de la peine à masquer leur agacement face au rythme lent d’Angela Merkel, qui semblait leur rappeler avec un brin de malice que « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». A priori plus enclin à la patience, leur prédécesseur François Hollande a néanmoins déclaré ironiquement avoir trouvé avec Merkel son maître en matière de synthèse et de compromis.

Au cours des nombreux sommets européens auxquels elle a participé, la chancelière finissait souvent par obtenir le compromis qu’elle visait à force de persévérance et de ténacité, au bout de la nuit, quitte à épuiser ses interlocuteurs. À ce titre, Merkel fut qualifiée par la presse allemande et étrangère de négociatrice hors pair mais soporifique, ennuyeuse, lente. Cependant, comme dans la fable de La Fontaine « Le lièvre et la tortue », à la fin, c’est la tortue qui gagne. Mais à quel prix ?

Fidèle à son tempo et à ses principes, Angela Merkel, en politique intérieure comme en matière extérieure, analyse, observe, soupèse plus qu’elle n’agit, décide, tranche. Alors qu’elle est omniprésente sur la scène politique allemande depuis vingt ans, dont seize au sommet de l’État, elle laisse étonnamment peu de réformes derrière elle. D’une part, elle a tiré bénéfice des réformes douloureuses dites « Hartz » engagées par son prédécesseur Gerhard Schröder, qui ont fini par porter leurs fruits à la fin de la décennie 2000 (reflux du chômage, reprise de la croissance).

D’autre part, une fois parvenue au pouvoir en 2005, ce sont davantage ses ministres socio-démocrates puis libéraux, à qui Merkel n’hésita pas à confier des portefeuilles importants, qui menèrent à bien les réformes sociales et sociétales jugées nécessaires par la grande coalition (réformes de l’assurance-maladie, de la santé, de la fiscalité des entreprises, de la politique d’intégration des immigrés, retraite à 67 ans, augmentation des allocations aux familles monoparentales ; plus tard, en 2017, légalisation du mariage homosexuel). Une fois adoptées, ces réformes furent attribuées par l’opinion non pas à tel ou telle ministre mais au gouvernement Merkel dans son ensemble, et à Merkel en particulier. Au final, c’est la chancelière qui en bénéficia le plus en termes d’image, sans qu’elle ait jamais besoin de se mettre en avant.

Pour autant, la vie politique de la chancelière Merkel n’a pas été pas un long fleuve tranquille, loin s’en faut. Sans parler de ses relations tendues avec les puissants de ce monde – Vladimir Poutine, Raccep Tayip Erdogan, Donald Trump, Jair Bolsonaro –, elle eut à affronter au moins quatre crises internationales graves, depuis la crise financière et économique de 2008-2010, la crise de l’Euro en 2010, la crise climatique, jusqu’à la pandémie en 2020-2021.

Il serait exagéré d’affirmer que A. Merkel a été à la hauteur des événements. Face à l’adversité, elle a temporisé, cherchant à comprendre la situation avant d’envisager d’agir, comme le note le politologue allemand Henrik Utterwedde. Cette attitude très prudente, éventuellement adaptée aux situations normales, va s’avérer problématique face aux situations de crise.

En décembre 2008, en pleine tourmente financière et alors que tous les indicateurs économiques étaient au rouge, Merkel a attendu la toute dernière minute avant de déclencher son plan de sauvetage des banques allemandes. En 2010, face à la grave crise frappant la Grèce et menaçant l’Italie, elle est restée inflexible face aux demandes d’aide de ses homologues grecs, infligeant à la population des mesures d’austérité aussi inédites qu’injustes, mesures dictées par le « chancelier de l’ombre » et ministre des finances Wolfgang Schäuble. L’histoire retiendra que l’euro fut ainsi sauvé, elle ne retiendra pas que l’Allemagne a engrangé 2,9 milliards d’euros d’intérêts sur la dette grecque entre 2010 et 2017.

La crise climatique (traduction de l’expression « Klimakrise ») est d’une autre nature que les deux précédentes. Parce qu’elle n’est pas survenue d’un coup mais qu’elle était depuis longtemps annoncée, parce que l’Allemagne est un pays riche et pionnier de l’écologie, parce qu’enfin A. Merkel est physicienne de formation, on aurait pu imaginer que la chancelière soit à la manœuvre sur un terrain qu’elle connaissait très bien pour avoir occupé, sous le dernier mandat du chancelier Helmut Kohl, le portefeuille de ministre fédéral de l’environnement entre 1994 et 1998.

À ce poste, ne s’est-elle pas illustrée en organisant en 1995 à Berlin la toute première Conférence sur le climat/COP ? Dans son livre-programme intitulé Le prix de la survie (Der Preis des Überlebens) et paru en 1997, n’a-t-elle pas clairement analysé l’urgence climatique et écrit, presque à la façon prophétique d’une Greta Thunberg : « Quelle est la valeur réelle de la protection de l’environnement à nos yeux ? Quel prix sommes-nous prêts à payer pour notre survie ? ».

Dix ans plus tard, en 2007, une fois parvenue au pouvoir, Merkel gagne définitivement ses galons de « Klimakanzlerin » (« chancelière du climat ») en exhortant coup sur coup l’UE à s’engager sur des objectifs climatiques contraignants et en convaincant le président américain George W. Bush lors du sommet du G8 à Heiligendamm de placer la politique climatique sous le patronage de l’ONU.

Las, ces belles intentions ne furent pas suivies d’actes concrets. Une fois devenue chancelière, A. Merkel mesura vite à quel point le changement climatique ne faisait pas (encore) partie des préoccupations majeures de la population. Par conséquent, elle s’adapta. Exit les ambitions élevées de réduction des gaz à effet de serre et les annonces impopulaires susceptibles d’entraver sa réélection. La politique climatique et environnementale ne constitua jamais la priorité des différents gouvernements Merkel. Sur le plan international, à travers les sommets sur la protection de l’environnement et les COP annuelles dont la COP 21 à Paris en 2015, l’Allemagne, par la voix de sa chancelière, donnait le change et semblait montrer la voie à suivre. Mais sur le plan intérieur, c’était une autre affaire.

Le lobby de l’industrie automobile allemand était bien trop puissant pour que Merkel prenne le risque d’interdire le moteur diesel à moyenne échéance. Au contraire, pendant des années, elle se battit discrètement à Bruxelles pour que les taux autorisés d’émissions de gaz à effet de serre soient les moins contraignants possibles. Quant à la fin du charbon, toujours annoncée et toujours reportée, elle fut finalement âprement négociée avec les industriels et les syndicats en 2020, qui aboutirent à un compromis satisfaisant pour eux mais catastrophique aux yeux des écologistes : une fin très coûteuse et fixée en… 2038.

Le jugement de l’activiste allemande de Fridays for Future Luisa Neubauer à propos de l’inaction des gouvernements Merkel en matière climatique est sans appel : « Les gouvernements dirigés par Mme Merkel au cours des seize dernières années ont systématiquement empêché que nous réduisions nos émissions de gaz à effet de serre aussi vite que les scientifiques et l’Accord de Paris sur le climat l’exigeaient[2]. » De fait, l’Allemagne reste en 2020 le plus gros émetteur de CO2 en Europe.

À la fin de son dernier mandat, fin 2019, pressée par les jeunes manifestants de Fridays for Future ainsi que par une opinion de plus en plus inquiète, A. Merkel et les ministres concernés accouchèrent enfin d’une Loi Climat ambitieuse prévoyant notamment une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport au niveau de 1990. Mais un an et demi plus tard, en février 2021, la plus haute juridiction du pays, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, retoque la loi Climat et exige du gouvernement de prendre davantage de mesures concrètes et chiffrées pour que les objectifs annoncés dans la loi aient une chance d’être atteints. Un douloureux camouflet pour l’ex-« chancelière du climat ».

Lors de la dernière grave crise en date, liée à la survenue du coronavirus au début de l’année 2020, Merkel l’attentiste n’a pas brillé par son sens de l’anticipation. Les ordres et contre-ordres sur le port du masque et plus généralement sur les mesures sanitaires à respecter donnèrent davantage l’impression d’une improvisation permanente que d’un plan concerté.

À la fin de l’année 2020, alors que le laboratoire allemand BionTech fut le premier au monde à mettre sur le marché un vaccin autorisé, le gouvernement Merkel se perdit en conjectures et en hésitations et « oublia » de passer commande à temps. Résultat : l’Allemagne, comme la France, dut attendre quelques longs et douloureux mois avant de pouvoir procéder à la vaccination massive de sa population.

Finalement, les deux premières grosses vagues pandémiques ne purent être évitées et l’Allemagne, dont le système de santé est souvent vanté en France, fut néanmoins confrontée à des problèmes similaires de services d’urgence débordés et de services de réanimation saturés. Il faut cependant préciser qu’outre-Rhin, ce sont les Länder qui sont responsables de la politique de santé et qu’en cas de désaccord avec l’État fédéral, ce sont eux qui ont le dernier mot.

Mais Merkel, à juste titre excédée par l’attitude égoïste des ministres-présidents des Länder, fut incapable de s’imposer ne serait-ce qu’auprès des ministres-présidents de son propre camp ou au moins de trouver un autre modus operandi qui n’aurait pas compromis l’équilibre subtil des champs de compétence de chacune des parties, Bund et Länder. Il est d’ailleurs significatif que très rapidement, dès l’été 2020, la chancelière se soit mise en retrait sur ce dossier brûlant, laissant le soin à son ministre de la santé Jens Spahn et aux experts scientifiques officiels d’occuper le terrain politico-médiatique… et de prendre les coups à sa place.

Ce qui ressort de l’analyse de l’attitude de Mme Merkel face aux crises majeures qu’elle a eu à affronter, c’est son attentisme plus que son activisme, sa lenteur de réaction plus que son sens de l’anticipation et son conservatisme plus encore que son fameux pragmatisme, toujours mis en avant par les commentateurs.

Jamais, au moment de l’acmé de la crise grecque en 2010, Merkel (et Sarkozy) n’a réellement envisagé de prendre la seule mesure de bon sens qui s’imposait, à savoir restructurer la dette grecque aux dépens des prêteurs – au premier rang desquels les banques allemandes. Jamais il n’est venu à l’esprit de la chancelière de profiter de la crise financière de 2008-2010 pour tenter, avec ses partenaires de l’Union européenne, de réguler un système financier chaotique et néfaste, alors qu’au plus tard après le départ des Britanniques de l’UE en juin 2016, elle en avait les moyens. Nous y reviendrons. Il y avait là un vide politique qu’elle n’a pas su utiliser, une béance qu’elle n’a pas voulu combler. Ce faisant, elle est passée à côté de l’histoire.

Mais Angela Merkel n’est pas qu’une dirigeante attentiste et méfiante. Au moment où on s’y attend le moins, la tortue peut soudain se transformer en lièvre. C’est dans ces moments-là que l’ambivalence du personnage éclate au grand jour. Deux épisodes certes connus méritent ici d’être brièvement rappelés.

Le premier épisode est lié à l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011. Dans la foulée de cette catastrophe, sans préparation ni concertation, la chancelière Merkel annonce son intention de fermer les centrales nucléaires allemandes d’ici la fin de l’année 2022. Cette décision est entérinée par un vote au Parlement trois mois plus tard. Elle prend néanmoins tout le monde de court et s’avère d’autant plus inattendue qu’Angela Merkel avait toujours été jusque-là une chaude partisane de l’énergie atomique. Un an avant Fukushima, elle avait même décidé de prolonger la durée de vie des centrales allemandes de 10 à 15 ans.

Il ne s’agit pas ici de tenter d’expliquer les raisons d’un tel revirement mais d’en mesurer les conséquences économiques et écologiques. Sur le plan économique, l’Allemagne se prive de la source d’énergie la moins chère (hors coût du démantèlement des centrales) et sa facture énergétique va augmenter : les investissements dans l’éolien et le solaire sont importants au cours de la décennie 2010 mais d’une part, ils sont coûteux et d’autre part, ils ne parviennent pas à couvrir les besoins. De plus, avec la sortie du charbon annoncée en 2020, le pays se prive d’une autre source d’énergie, certes sur le déclin. L’effet ciseaux qui en découle n’avait visiblement pas été suffisamment pris en compte par la chancelière et son gouvernement, ni en 2011 ni en 2020.

La double conséquence de cette absence d’anticipation tombe sous le sens : la facture d’électricité et de gaz des ménages allemands a bondi depuis 2011 – la première s’élève en 2018 à 68 % de plus que pour les ménages français – et l’Allemagne doit importer massivement son électricité (+ 37 %) et son gaz de l’étranger, quitte à fermer les yeux sur leur provenance – électricité nucléaire en provenance de France ou issue des centrales thermiques très polluantes de Pologne, gaz de Russie via les gazoducs Nordstream 1 et Nordstream 2 en passe d’être mis en service, malgré l’opposition de l’Ukraine ainsi que de la France et d’autres membres de l’UE.

Le coût écologique de la sortie du nucléaire n’est pas non plus négligeable. La production des centrales thermiques allemandes a augmenté de 15 % entre 2010 et 2020, et une étude de l’université de Berkeley estime qu’entre 2010 et 2017 il y eut 1 100 décès supplémentaires par an dus à la pollution atmosphérique émise par les centrales à charbon fonctionnant en lieu et place des centrales nucléaires mises à l’arrêt.

Bref, le grand bénéfice politique qu’a su tirer Angela Merkel de sa décision « historique » voire « visionnaire » de sortir l’Allemagne du nucléaire doit être mis en balance avec les conséquences économiques, sociales et écologiques de cette décision. À l’heure où les prix de l’énergie s’envolent et entraînent avec eux une inflation spectaculaire partout dans le monde, l’Allemagne risque de payer cher les choix écologiques pris par sa chancelière depuis 2011.

Le deuxième épisode méritant d’être relaté concerne une autre décision inattendue de la chancelière, également qualifiée d’historique sur le moment avant d’être davantage critiquée par la suite. À la fin de l’été 2015, alors que la guerre en Syrie pousse des dizaines de milliers d’habitants à fuir leur pays et à chercher asile en Europe, la route des Balkans se transforme en route d’exode et de plus en plus de réfugiés se massent aux frontières de la Hongrie puis de l’Autriche et de l’Allemagne. Sans se concerter avec ses partenaires européens – qui lui en tiendront rigueur jusqu’à aujourd’hui –, la chancelière Angela Merkel décide de laisser passer le flux de réfugiés en Allemagne. Ceux-ci sont accueillis avec ferveur, dans les gares de Bavière, par de nombreux Allemands. Mais le flux grossit de semaine en semaine pour atteindre le chiffre à peine croyable (surtout vu de France) d’un million.

Face à la peur qui commence à gagner ses concitoyens, la chancelière, lors d’une allocution télévisée, se contente de prononcer trois mots : « Wir schaffen das », c’est-à-dire « nous y arriverons », sans préciser à quoi, qui « y arrivera », et quand. Ces trois mots, affirmés avec assurance et bienveillance, dans un style typiquement « merkelien », font mouche. Sur le moment, ils rassurent une opinion encore largement acquise à une chancelière qui a été triomphalement réélue deux ans auparavant avec 41,5 % des voix. Sur le plan européen international, ils confèrent à Mme Merkel une aura humaniste qui la rend encore plus populaire qu’avant.

Merkel incarne alors à elle seule la conscience européenne, les valeurs de solidarité, de tolérance et d’humanisme que l’Europe est censée incarner. Elle est au faîte de sa popularité, à des années-lumière de l’image inflexible et « austéritaire » qu’elle renvoyait au moment de la crise grecque. Quant aux dirigeants de l’UE rétifs à ouvrir leurs frontières aux réfugiés, Merkel est celle qui leur permet de sauver la face.

L’idylle sera toutefois de courte durée. Très vite, les dirigeants des pays d’Europe de l’Est reprochent à la chancelière allemande son cavalier seul. Ils refuseront d’accueillir plus de quelques dizaines ou centaines de réfugiés sur leur sol, mettant à bas la stratégie de Merkel visant à répartir les réfugiés dans tous les pays de l’UE. Même les alliés naturels de l’Allemagne, à commencer par la France et l’Autriche, adoptent eux aussi une politique migratoire très restrictive à l’égard des réfugiés. Dans une Europe frileuse (à l’exception de la Suède), l’Allemagne apparaît isolée.

Pire : sur le plan intérieur, l’atmosphère change. Dans la partie orientale du pays, de plus en plus de voix hostiles aux immigrés se font entendre. Le jeune parti d’extrême-droite AfD se fait le réceptacle des mécontentements et fait une percée inattendue aux élections législatives de 2017, devenant le troisième parti au Bundestag après la CDU/CSU et le SPD.

Angela Merkel est réélue chancelière, mais pour donner des gages à son encombrant allié de la CSU bavaroise représentée par Horst Seehofer, elle offre à ce dernier le poste convoité de ministre de l’Intérieur. Seehofer va durcir singulièrement les règles d’accueil et les conditions d’asile des migrants. Merkel l’humaniste a laissé la place à Merkel la pragmatique.

Après avoir « résolu » le problème migratoire sur le plan intérieur, il faut tenter de le résoudre sur le plan extérieur. Afin d’endiguer le flux des réfugiés en provenance du Proche et du Moyen-Orient transitant avec la Turquie, A. Merkel s’engage en 2016, secrètement bien qu’au nom de l’UE, dans un deal avec le président turc Erdogan. Dans ce troc pour le moins critiquable sur le plan humanitaire et contestable sur le plan juridique, la Turquie s’engage, contre une forte somme d’argent versée par l’Europe, à retenir sur son sol les réfugiés souhaitant gagner l’UE.

Depuis, Angela Merkel s’est rangée aux arguments de l’aile dure de son parti. Nonobstant les conditions déplorables de rétention des réfugiés dans les camps turcs et libyens mais aussi, sur le sol européen, en Grèce (camps de Moria), en Italie (Lampedusa) ou en Espagne (Ceuta et Melila), Merkel a approuvé ou fait approuver par un Bundestag acquis à la CDU/CSU toutes les lois allemandes et européennes allant dans le sens d’un durcissement des politiques européennes d’asile et d’accueil depuis cinq ans. En s’alignant sur les nouveaux « standards » européens en matière d’immigration (strict contrôle des flux, immigration choisie…), elle a ainsi activement contribué, malgré sa touche humaniste, à la création d’une véritable « Europe forteresse » à l’opposé des principes de ses textes fondateurs. Fin 2021, le « wir schaffen das » de 2015 résonne bien différemment.

Un pragmatisme apolitique ?

Il existe plusieurs lectures possibles des décisions soudaines d’Angela Merkel sur l’arrêt du nucléaire (2011) comme sur l’ouverture des frontières allemandes aux réfugiés (2015). Il ne s’agit pas d’en faire ici l’exégèse mais d’en tirer des enseignements généraux nous permettant de mieux cerner la personnalité de la chancelière. En 2011 comme en 2015, Merkel semble avoir agi à l’instinct, quasiment sans réfléchir, en tout cas sans concertation avec ses partenaires ni même (probablement) avec ses ministres, ce qui ne lui ressemble aucunement.

Que la tortue se soit soudain muée en lièvre, c’est un fait ; mais qu’elle l’ait fait sans en avertir personne paraît encore plus surprenant. Le fait d’agir ainsi, à contre-courant de ses propres habitudes, lui a certes permis d’endosser pour un temps un rôle quasi héroïque aux yeux de l’opinion mais a déconcerté plus d’un de ses interlocuteurs.

Ces deux « cavaliers seuls » l’ont fragilisée tant auprès de ses alliés intérieurs – entreprises du secteur de l’énergie, industrie automobile en 2011 ; électeurs de droite déboussolés par l’ouverture des frontières en 2015 – que de ses partenaires extérieurs – pays européens de l’Est et du Sud ainsi que Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, la France. Vu le poids économique et politique que représente l’Allemagne au sein de l’UE, il y a fort à parier que si A. Merkel, même dans un contexte de crise, avait appliqué sa méthode éprouvée de persuasion et de compromis, elle aurait obtenu de ses partenaires plus d’adhésion à ses projets.

Non seulement il n’en fut rien, mais elle récolta à l’inverse une pluie de critiques et d’interrogations. La décision précipitée de sortie du nucléaire a accru la dépendance énergétique de l’Allemagne à l’égard de la Pologne et de la Russie, réduisant de facto, malgré les postures incantatoires de Merkel vis-à-vis de ces deux pays, la capacité de la diplomatie allemande à peser réellement sur le destin de ces deux démocraties illibérales.

Quant aux conséquences multiples de l’ouverture des frontières en 2015, insistons pour finir sur celle-ci : voulant, semble-t-il, assumer les conséquences de sa décision hâtive de « laisser rentrer les réfugiés », A. Merkel eut la naïveté de croire qu’un deal avec le président turc règlerait en partie le problème de l’immigration dans l’UE en retenant les candidats à la migration ou à l’asile politique en dehors des frontières de l’Union. Ce faisant, elle offrait à Erdogan un moyen de pression inespéré dont il fait régulièrement usage, exerçant un véritable chantage sur l’Allemagne et les Européens en menaçant d’ouvrir la frontière avec la Grèce, une menace mise à exécution en mars 2020.

Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure la chancelière allemande, en incitant fortement la Commission européenne à adopter son deal, n’a pas quelque peu outrepassé sa fonction et engagé avec elle toute l’Union européenne dans un partenariat à haut risque avec un président turc versatile et anti-européen.

Que nous apprennent ces épisodes que nous ne connaissions déjà ? Ils nous révèlent des facettes cachées d’Angela Merkel. Derrière un grand professionnalisme unanimement salué, un amateurisme préoccupant. Derrière un sens tactique évident, des accès de naïveté. Derrière, enfin, un sens du collectif devenu rare en politique, des moments de cavalier seul et de profond égoïsme. Telle est (aussi) Angela Merkel : un moteur diesel carburant soudain au super, une femme politique profondément conservatrice mais capable de virages progressistes déroutants, une personnalité rassembleuse et pourtant clivante.

À ce stade, nous souhaitons proposer une hypothèse osée, qui comme toutes les hypothèses de recherche reste à valider. Et si Merkel, femme politique par excellence, était finalement apolitique ? N’oublions pas que ses débuts en politique ont été très tardifs, à 35 ans, qu’ils se sont produits par la grâce des mouvements d’opposition à la chute du Mur pendant l’année 1989, et qu’ils doivent beaucoup à l’opportunité du moment. On ne sait pas bien pourquoi elle a finalement adhéré à la CDU en 1990 plutôt qu’au SPD ou aux Verts.

Au cours de son ascension politique dans les années 1990 qui doit beaucoup à son mentor Helmut Kohl, Merkel elle-même avoue ne pas avoir d’idées préconçues et encore moins d’idéologie, un mot dont elle se méfiera toujours. Elle préfère se faire sa propre idée d’un dossier et ensuite le traiter à fond, avec conviction. Telle est sa seule ligne de conduite. Arrivée au pouvoir en 2005 et s’y maintenant avec succès jusqu’en 2021, elle n’en changera pas.

Merkel a traduit « politique » par « pragmatisme ». Mais il y a là un abus de langage. La politique implique d’avoir une ligne idéologique, un corpus de référence, un cadre de pensée, des convictions, des objectifs, un dessein voire une vision pour l’avenir. Le pragmatisme, à l’opposé de tout geste visionnaire, travaille au présent, c’est le maître du hic et nunc, ce que Merkel incarna mieux que quiconque.

À force de confondre politique et pragmatisme, Merkel, dépourvue de ligne et même de réel programme politiques, a pu naviguer sans problème des eaux du libéralisme le plus affirmé au début de son premier mandat en 2005 jusqu’à l’océan plus consensuel du centre à la fin de son dernier mandat. Mais surtout, sans concertation, elle s’est permis des violents coups de barre à droite puis à gauche au gré de son ressenti personnel de telle ou telle situation. Ainsi, les cinq crises majeures qu’elle a eu à résoudre ont agi comme un révélateur de la personnalité de l’ambivalente Mme Merkel qui, en cherchant à déminer des crises, en a créé d’autres.

Sociale ou libérale ?

En matière économique comme en matière politique, Merkel donne l’impression d’avoir gouverné sans boussole, au plus près des intérêts de ses concitoyens et de son pays. Son programme néolibéral initial n’a pas fait long feu face à la crise financière mondiale de 2007.

Au plus tard en 2008, Merkel s’était transformée en pompier tentant d’éteindre, à coups de sauvetages et de quasi-nationalisations des banques en faillite, l’immense incendie créé justement par les excès du capitalisme financier et des mesures ultralibérales en vogue à cette époque.

À partir de ce moment-là, et notamment lors des crises économiques suivantes (crise de l’euro en 2010, crise du coronavirus en 2020), Angela Merkel, à l’encontre des théories néolibérales, n’aura de cesse de venir en aide aux entreprises en difficulté et de faire de l’État fédéral l’acteur pivot du redressement économique du pays. Avec le succès que l’on sait : entre la crise de 2010 et la crise de 2020, l’économie allemande a connu dix années de croissance économique exceptionnelle.

Cependant, Merkel n’a jamais voulu aller plus loin, même quand son partenaire social-démocrate de la grande coalition la poussait en ce sens. Le vœu exprimé par la chancelière en décembre 2008, en pleine tourmente financière, de réformer le système bancaire de fond en comble après la crise, est resté un vœu pieux.

Même chose deux ans plus tard, au moment de la faillite de la Grèce. Alors qu’elle dit comprendre les souffrances des Grecs, la chancelière s’avère toutefois incapable de sortir du dogme de l’austérité et, n’écoutant les suppliques ni des Grecs ni de ses partenaires européens, elle inflige à la population grecque une potion très amère. On est ici à mille lieues de l’élan d’humanisme dont elle fera preuve en 2015 à l’égard des réfugiés. Ici, point de générosité mais au contraire, un entêtement confinant à l’aveuglement.

Enfin, lors de la crise économique qui fut provoquée en 2020 par la survenue du coronavirus, de nombreux commentateurs ont noté que pour la première fois, la chancelière inflexible avait accepté le plan de relance de l’UE se fondant sur le principe de solidarité avec les pays les plus touchés par la pandémie, l’Italie et l’Espagne surtout, secondairement la France et l’Allemagne. Des aides européennes massives, et non plus des prêts, seront accordés à ces pays selon le principe de mutualisation des dettes nationales.

Mais ce qui a été perçu comme un geste historique d’Angela Merkel cache des intentions bien plus pragmatiques. D’une part, la pression qui s’accumulait sur la chancelière devenait difficilement tenable : la France, l’Italie, l’Espagne et bien d’autres membres de l’UE la sommaient d’agir.

D’autre part, Merkel a compris que si des pays majeurs comme l’Italie et l’Espagne venaient à faire défaut et à entrer dans une longue phase de récession, c’est l’Allemagne, en tant que partenaire commercial de tout premier plan de ces pays, qui en subirait les conséquences.

Ce qui ressort de l’examen de la gestion des différentes crises économiques par Angela Merkel, c’est son souci constant de la prospérité de l’Allemagne. Merkel restera dans l’histoire comme la chancelière qui a réussi ce tour de force, par-delà les crises et les difficultés rencontrées, de maintenir son pays dans un long cycle de croissance.

Entre 2005 et 2020, le PIB de l’Allemagne a augmenté de 50 %, passant de 2 288 milliards d’euros en 2005 à 3 367 milliards d’euros en 2020. Les exportations ont augmenté d’autant entraînant avec elles un excédent commercial passé de 158 milliards d’euros en 2005 à près de 250 milliards en 2016 (année record), le taux de chômage a été ramené de 11,7 % en 2005 à 5,5 % en 2019, et la dette publique est passée sous le seuil symbolique des 60 % du PIB en 2019.

Ces chiffres disent assez la performance économique réalisée par l’Allemagne contemporaine, une fois « digérée » l’unification. Aucun autre pays européen ni au monde (Chine et pays asiatiques émergents mis à part) ne peut se targuer d’un bilan économique aussi flatteur.

Pour autant, cette croissance économique continue de l’Allemagne, illustrée par l’image de la décennie dorée (2010-2020), a-t-elle bénéficié à tous les Allemands ? Le slogan programmatique « Wohlstand für alle » (« la prospérité pour tous ») lancé par l’ancien ministre de l’Économie chrétien-démocrate Ludwig Erhard à la fin des années 1950, et dans lequel se reconnaît pleinement Angela Merkel, s’applique-t-il à l’Allemagne de début 2020, à l’aube du choc créé par la survenue du Covid-19 ? Rien n’est moins sûr.

Certes, le niveau de vie moyen des Allemands s’est élevé durant les quatre mandats de Merkel et le taux de chômage a fortement diminué. Mais les chiffres macro-économiques globaux cachent des disparités sociales en forte augmentation. Comme dans les autres pays de l’OCDE, mais de manière plus prononcée en Allemagne, le fossé entre riches et pauvres n’a cessé de se creuser.

En clair, prospérité il y eut mais seulement pour quelques-uns : pour les fameux 5 % de la population situés au sommet de l’échelle des revenus. À l’autre bout du spectre social, la part de personnes pauvres vivant avec moins de 60 % du salaire moyen a continuellement augmenté entre 2010 et 2020 alors même que l’économie du pays était florissante. Elle atteint aujourd’hui, avec 16 % de la population, soit 13 millions de personnes concernées, un niveau très préoccupant… et qu’on peut même qualifier de scandaleux si l’on ajoute que la pauvreté touche en priorité les femmes seules et les enfants.

Une étude approfondie de la Fondation Bertelsmann parue juste avant l’arrivée du Covid a montré que 2,8 millions d’enfants ou d’adolescents, soit plus d’un sur cinq, étaient touchés ou sérieusement menacés de pauvreté. Or, quand on sait que la grande précarité des enfants entraîne des conséquences multiples sur leur croissance, leur éducation, leur santé, leur bien-être et leur avenir, on se demande comment l’Allemagne, qui aime à se présenter comme un « État social » (Sozialstaat), a pu laisser se créer une telle situation.

Certes, les grands succès économiques comme les faillites sociales du pays ne sont pas à mettre au seul crédit d’Angela Merkel. La chancelière, ne l’oublions pas, a toujours gouverné de manière collégiale avec des ministres dont certains n’étaient pas issus de son camp. Elle a dû, également, composer avec les députés du Bundestag sourcilleux de leurs prérogatives, et enfin avec les présidents des Länder aux compétences très larges. Sa marge de manœuvre a toujours été bien plus étroite que celle du président français par exemple.

Il n’en reste pas moins que, pendant ses seize années au sommet de l’État, Merkel a imprimé sa marque sur la politique économique et sociale du pays. Cette marque est claire : il s’agit systématiquement d’améliorer la compétitivité des entreprises allemandes, de les protéger en cas de crise et de favoriser la marque « made in Germany ».

Dès 2008, le premier gouvernement Merkel fait passer le taux d’imposition standard sur les sociétés de 25 % à 15 %. À la même époque, les salaires du privé comme de la fonction publique étaient gelés depuis des années pour compresser les coûts en personnel et remettre l’économie allemande sur le chemin de la croissance. Ces deux mesures d’optimisation fiscale et salariale et bien d’autres encore expliquent en bonne partie ce « deuxième miracle économique allemand » de la décennie 2010 : l’Allemagne a su tuer la concurrence au sein de l’UE et imposer ses produits partout, réorganisant l’espace centre-est européen comme son hinterland, c’est-à-dire comme son bassin de production à bas coût, et l’Europe de l’Ouest, du Nord et du Sud, comme son grand marché, un marché solvable et rentable. Quant à la conquête du vaste monde, l’Allemagne ne fut pas en reste, loin s’en faut : ce sont les marques allemandes, Volkswagen en tête, qui furent les premières à pénétrer sur les marchés chinois et américain, réputés très protectionnistes.

Sous le prétexte d’asseoir et de renforcer la compétitivité de l’économie allemande, la chancelière Merkel s’est toujours opposée aux deux mesures phares réclamées par la gauche, à savoir la réintroduction de l’impôt sur la fortune et la création d’un salaire minimum. Elle n’a pas cédé sur l’ISF, en revanche, elle a fini par céder à contrecœur sur le salaire minimum, qui a été introduit en 2015 sous la pression du SPD.

Vu de France où le SMIC est un droit depuis 1950, il est difficilement concevable qu’un pays riche et redistributeur comme l’Allemagne ait attendu l’année 2015 pour créer un salaire minimum – il est aujourd’hui de 9,50 euros brut de l’heure et le futur chancelier Olaf Scholz a annoncé vouloir le porter à 12 euros. Mais ce serait méconnaître l’extrême réticence du bloc libéral formé par la CDU, la CSU et le FDP à vouloir légiférer sur cette question jugée longtemps taboue.

Ainsi se détache assez nettement une constante dans la personnalité et dans l’action de Mme Merkel au cours de ses seize années de règne : son soutien sans faille aux acteurs de l’économie allemande. C’est son fil directeur, sa boussole constante, la raison même de son action. Ce n’est pas une idéologie politique qui l’anime mais un dogme économique : ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour le pays, et ce qui est bon pour le pays est bon pour l’Europe.

Merkel fut ainsi la première représentante de « Deutschland AG » c’est-à-dire de « l’Allemagne Société anonyme », de même qu’elle joua sans sourciller le rôle de VRP de luxe de l’industrie allemande. Vu de France, il est très difficile d’imaginer le niveau de proximité de la chancelière avec le monde économique. C’est une réalité qui échappe aux regards.

Pourtant, les échanges entre la chancelière et les grands patrons de l’industrie étaient discrets mais constants. Merkel ne manquait jamais d’honorer une invitation à l’assemblée générale annuelle de la toute-puissante Fédération des industries allemandes (BDI), où elle arrivait en terrain conquis en distribuant sourires et poignées de main complices, de même qu’elle ne manquait pas non plus une occasion de se rendre à des visites officielles en Chine ou aux États-Unis en étant accompagnée d’une délégation de PDG très fournie. Angela Merkel a joué à plein son rôle de facilitateure de contacts et de contrats.

Si l’économie allemande s’est aussi bien portée depuis l’accession de Merkel au pouvoir, c’est aussi dû, dans une mesure qu’il est impossible de quantifier, à la collusion entre le monde des affaires et le monde politique aux plus hauts sommets de l’État. À part Mme Merkel elle-même, son ministre de l’économie Peter Altmaier (CDU) et son ministre des finances, un certain Olaf Scholz (SPD), ainsi que leurs prédécesseurs à ces postes, ont tous été des serviteurs zélés de l’entreprise Deutschland AG.

Vu sous cet angle, on comprend mieux l’attitude pour le moins sujette à caution de la chancelière et de ses ministres dans les moments de tempête politico-économique. Qu’il s’agisse du sauvetage sans contrepartie de la Deutsche Bank en 2008[3], de l’énorme affaire des moteurs diesel truqués par les constructeurs automobiles allemands au cours des années 2010 ou du récent scandale de la compagnie de services financiers Wirecard (aujourd’hui en faillite) dans lequel de nombreux fonctionnaires de l’Autorité des marchés financiers (Bafin) sont directement impliqués et qui a éclaboussé leur chef, l’ex-ministre des Finances Olaf Scholz, Angela Merkel a couvert toutes les affaires, étouffé tous les scandales. Jamais elle n’est intervenue dans le débat public pour prendre position, préférant se retrancher derrière la pseudo-neutralité que lui imposait sa fonction.

Même au moment où la maison brûlait, au moment où les tribunaux américains infligeaient à Volkswagen et consorts des amendes record, même au moment où l’image du « made in Germany » fut salement écornée, la chancelière ne sortit de son silence, préférant faire le dos rond en attendant des jours meilleurs plutôt que d’affronter la tempête. Il ne s’agit pas ici d’intenter un procès à Angela Merkel, mais il est clair qu’elle a poussé jusqu’au maximum ses intentions louables de départ, à savoir aider et couvrir au besoin les agissements du secteur industriel et financier.

L’histoire dira peut-être si Merkel était au courant – et surtout à partir de quand – de l’affaire des avoirs toxiques de la Deutsche Bank et des banques régionales, du scandale de la tromperie à grande échelle des constructeurs automobiles allemands, ou encore de la chute prévisible de la société Wirecard entraînant dans son sillage des milliers de licenciements et la fragilisation de la Bourse de Francfort. On voit mal comment elle pouvait ignorer tout cela vu sa position au sommet de l’État et sa longévité à ce poste.

On peut aussi légitimement s’interroger sur le rôle de la justice allemande, qui s’avère très sourcilleuse en matière de plagiats pratiqués par des hommes et femmes politiques ou d’utilisation abusive de leur voiture de fonction à des fins personnelles mais qui ne diligente pas d’enquête à l’encontre des personnalités politiques de haut rang dans des cas – certes non avérés – autrement plus graves. Le fait que Mme Merkel et certains de ses ministres aient été auditionnés par des commissions ad hoc composées de députés du Bundestag scrupuleux sur le respect des lois est une bonne chose ; mais cela ne remplace en rien une action judiciaire.

L’attitude discrètement interventionniste et égoïste de la chancelière Merkel en matière économique et la mansuétude dont elle fit preuve à l’égard des multinationales allemandes ayant fauté crispent régulièrement ses partenaires européens et entraîne des conséquences sur le plan international.

Merkel en Europe et dans le monde : un moteur ou un frein ?

En matière politique comme en matière économique, il n’est pas simple de caractériser en quelques mots l’action d’Angela Merkel sur le plan des relations internationales, tant cette action s’avère multiple et complexe à interpréter.

Merkel est toujours présentée, à juste titre, comme une infatigable négociatrice, non seulement capable d’écouter son partenaire mais aussi de comprendre son point de vue – même lorsqu’il s’agit de présidents autocrates ou de dictateurs – afin de tenter de trouver une base de discussion, si ce n’est un terrain d’entente.

Capable de mettre sans problème son ego de « femme la plus puissante du monde » de côté, Merkel étonne ou impressionne ses interlocuteurs par sa parfaite maîtrise des dossiers. Le fait qu’elle parle couramment l’anglais et le russe, qu’elle s’exprime de manière posée, qu’elle recherche toujours une solution aux différends sans jamais rabaisser ni agresser son interlocuteur achève de faire d’Angela Merkel une parfaite diplomate, rompue aux codes et aux usages si particuliers de ce métier.

De fait, dans les instances internationales, que ce soit à l’ONU, au sein du G8 devenu G7 ou a fortiori de l’Union européenne, Angela Merkel a dénoué de nombreuses tensions, que ce soit avec le Royaume-Uni de Theresa May puis de Boris Johnson pour aider à négocier le Brexit, avec la Hongrie de Viktor Orban – rappelons que ces trois dirigeants faisaient ou font partie de la même famille politique à Bruxelles que Merkel (le Parti populaire européen) –, mais aussi avec la Russie de Poutine, avec les États-Unis de Trump ou la Chine de Xi Jinping.

Diplomate, la chancelière allemande a néanmoins été capable de fermeté et même de courage politique. Après l’invasion de la Crimée par les chars russes en 2014, elle n’a pas hésité, avec ses partenaires européens, à appliquer à l’encontre de la Russie des sanctions économiques qui sont encore en vigueur aujourd’hui. Avec son allié français François Hollande, elle s’est personnellement engagée dans la résolution du conflit russo-ukrainien et la signature en 2015 des Accords de Minsk II. Par la suite, malgré l’enlisement du dossier, Mme Merkel n’a jamais cessé de s’y impliquer, tançant régulièrement le président Poutine pour son absence d’implication dans le processus de paix.

Vis-à-vis du président Donald Trump pour lequel, en coulisses, elle ne cachait pas son aversion, Angela Merkel ne s’est jamais départie de son calme, ne cédant rien aux tentatives de chantage du président américain au sujet de l’excédent commercial allemand soi-disant injuste car défavorable à l’économie américaine ni aux pressions américaines pour que l’Allemagne augmente sa contribution au budget de l’OTAN.

Il y a un contraste saisissant entre, d’un côté, les poignées de main glaciales du président américain et de la chancelière allemande lors des sommets du G7 ou du G20 et de l’autre, la visite officielle des époux Trump à Paris les 13 et 14 juillet 2017, pour lesquels le président Emmanuel Macron, de la visite de la Tour Eiffel au défilé militaire sur les Champs-Élysées en passant par les Invalides, mobilisa tout le faste républicain ainsi que tout son charme, avec force sourires, compliments à la First Lady, accolades complices avec « Donald » et contacts physiques répétés.

D’un côté, une chef d’État parlant d’égale à égal avec le chef de l’État le plus puissant de la planète ; de l’autre, un président se transformant de lui-même en valet de ce même chef d’État. Il n’est pas difficile d’imaginer qui des deux dirigeants européens le président américain prit le plus au sérieux. Quant aux très nombreux Américains hostiles à Donald Trump, ils eurent tôt fait d’identifier « Mutti » comme la seule dirigeante occidentale capable de tenir tête au président américain et de l’élever au rang de protectrice ou de sauveur de la démocratie, rien de moins.

Cependant, c’est avec le président turc qu’Angela Merkel eut le plus souvent maille à partir. Leurs relations furent tellement complexes et tendues que l’Allemagne finit par parler au nom de l’Union européenne, ce qui arrangeait bien les autres pays-membres de l’UE, peu enclins à ferrailler avec le colérique Recep Tayipp Erdogan.

Si l’Allemagne s’est toujours montrée regardante au sujet des droits de l’homme et de la liberté d’expression en Turquie, si elle a toujours été en position de force vis-à-vis de la Turquie, les choses vont s’inverser en mars 2016 avec la négociation secrète « argent (6 milliards d’euros) contre réfugiés (3,4 millions de Syriens retenus en Turquie) », afin de faire face à l’afflux de réfugiés vers l’Europe que l’Allemagne avait encouragé. Ce deal rend l’Union européenne dépendante de la Turquie et du bon vouloir de son président. Un deal pour le moins dangereux dont personne ne sait s’il survivra à l’entrée en fonction du nouveau gouvernement allemand d’Olaf Scholz et de la possible nomination d’un(e) ministre des Affaires étrangères issu(e) des Verts, un parti très préoccupé par le respect des droits humains et la question kurde.

On pourrait multiplier les exemples d’influence de la chancelière Merkel dans les affaires du monde. Très souvent, elle fut la seule, qui plus est la seule femme, à dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas, en dénonçant le traitement de la minorité ouïghour par la Chine ou encore le sort réservé aux dissidents par la Turquie après le putsch raté contre le président Erdogan à l’été 2016. Sur le moment, ces critiques provoquaient l’ire de leurs destinataires mais à plus long terme, elles forçaient le respect.

D’ailleurs, le dialogue ne fut jamais rompu entre Merkel et ses adversaires politiques. L’un des plus grands apports diplomatiques d’Angela Merkel au cours de ses mandats réside certainement dans son courage pour dire des choses qui fâchent même aux chefs d’État les plus récalcitrants mais sans casser le dialogue avec eux ni se départir de sa position. À ce titre, elle a joué un rôle de médiatrice très précieux dans les situations de blocage diplomatique ou de crise internationale – et il y en eut beaucoup, comme nous l’avons vu.

L’Union européenne, notamment, lui doit beaucoup. En européenne convaincue, Merkel a tout d’abord œuvré habilement en coulisses avec le président Nicolas Sarkozy pour faire adopter le Traité de Lisbonne en 2007 malgré l’échec retentissant des référendums français et hollandais sur le projet de Constitution européenne. Ensuite, elle a su mettre à profit les crises successives de la Grèce et de l’euro en 2010-2011 pour asseoir définitivement la légitimité de la monnaie unique auprès des pays européens encore réticents. Un coup de maître quand l’on sait que l’adoption de l’euro a d’abord bénéficié à l’économie allemande, puissante et exportatrice.

Au cours de la décennie 2010, Angela Merkel a tout fait pour éviter les conflits ouverts au sein d’une UE de plus en plus tiraillée entre le Nord et le Sud ou entre l’Est et l’Ouest. D’aucuns affirment qu’elle a maintenu à plusieurs reprises la « maison Europe » à peu près unie lorsque d’autres dirigeants moins patients qu’elle plaidaient pour une UE à géométrie variable, « à deux vitesses » ou en « cercles concentriques » ou encore délestée des pays eurosceptiques comme la Pologne et la Hongrie.

Merkel, qui a connu le Mur et la séparation, qui a œuvré pour le grand élargissement à l’Est de 2004 puis 2007, ne supporte pas l’idée d’une nouvelle partition européenne. Elle a toujours défendu l’idée d’une UE unie à 28. Ou plutôt à 27, depuis le départ des Britanniques en 2016, que Merkel, pas plus que les autres dirigeants, n’avait vu venir et qu’elle n’a pas pu empêcher.

Cependant, entre le vote des Britanniques en juin 2016 et la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union européenne fin 2020, Angela Merkel, fidèle à ses habitudes, s’est activée en coulisses. Avec ses alliés au sein du PPE, avec ses ministres, en accord avec le président français, le président du Conseil européen Charles Michel et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui fut sa ministre pendant des années, Merkel a appuyé les positions du négociateur en chef Michel Barnier tout en faisant jouer ses contacts afin de tenter d’amadouer le négociateur anglais et à travers lui, le premier ministre Boris Johnson.

De ce point de vue, l’accord commercial post-Brexit arraché aux Anglais en dernière minute à la fin du mois de décembre 2020 est un bel exemple de diplomatie européenne collective où le couple franco-allemand a fonctionné à plein.

Plus généralement, le deuxième semestre de l’année 2020 fut une période fertile en avancées sur le plan européen. L’Allemagne assurant alors la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, Angela Merkel voulut imprimer sa marque à cette présidence et, par-delà, à l’UE.

Par ailleurs, en fin de mandat, il n’est pas exclu qu’elle ait eu à cœur de faire bonne figure et, une fois n’est pas coutume, de faire passer les intérêts européens avant les intérêts allemands. D’où son activisme au sujet de l’accord post-Brexit entre l’UE et le Royaume-Uni, au sujet de l’adoption in extremis du budget de l’UE de plus 1000 milliards d’euros pour la période 2021-2027, ou encore son ralliement inattendu mais déterminant à propos de la mutualisation d’une partie des dettes nationales liées à la pandémie, ouvrant la voie au plan de relance de 750 milliards d’euros tant attendu par les pays du Sud et de l’Est de l’UE.

Comme souvent avec la chancelière allemande, plusieurs lectures de son action sont possibles, aucune n’étant plus légitime qu’une autre, a fortiori en matière de politique européenne.

Qu’Angela Merkel soit une européenne convaincue ne souffre guère de discussion. Grandie dans une Europe séparée par le rideau de fer, elle est viscéralement attachée à l’Union européenne, un espace de prospérité et de valeurs morales à défendre à ses yeux – on l’a encore vu tout récemment, lors du Conseil européen des 21 et 22 octobre, à propos de la crise institutionnelle déclenchée par la Pologne. Le fait qu’à l’issue de ce même Conseil européen, qui pourrait être son dernier, la chancelière ait été longuement acclamée par ses homologues européens suite au discours laudateur du président du Conseil Charles Michel ne relève pas que du protocole diplomatique.

Comme l’a rappelé Charles Michel, Mme Merkel a participé à 107 conseils européens depuis son entrée en fonction en 2005 sur un total de 214 réunions du Conseil européen depuis sa création en 1975, soit exactement la moitié. C’est dire si Angela Merkel a marqué cette instance décisionnelle, et, au-delà, toute la politique européenne, de son empreinte. En outre, qu’elle soit parvenue, notamment dans les graves moments de crise traversés par l’UE, à lui faire conserver son cap et son unité, est également à mettre à son actif et c’est un argument de poids.

Mais une médaille présente toujours deux facettes. Personne n’étant prophète en son pays, c’est d’Allemagne que sont venus les jugements les plus sévères quant au bilan de l’ère Merkel. Les hebdomadaires Der Spiegel et Die Zeit, les quotidiens Süddeutsche Zeitung et Tageszeitung, il est vrai tous orientés au centre-gauche, ont fait paraître à l’automne 2021 des dossiers à charge. En matière de politique européenne, ils présentent un bilan bien moins glorieux que celui affiché dans la presse étrangère. Ils montrent par exemple comment Merkel et ses alliés ont systématiquement saboté le projet d’Europe de la défense. Ils jettent également un regard critique sur l’attitude trop passive et laxiste de la chancelière allemande à l’égard des pays eurosceptiques comme le Royaume-Uni hier, la Hongrie et la Pologne aujourd’hui. Selon eux, il aurait été plus efficace de sanctionner les contrevenants plutôt que de ne rien faire par peur de les froisser et qu’ils quittent d’eux-mêmes le navire européen.

Sauf que le cauchemar de Merkel est devenu réalité suite au référendum sur le Brexit en 2016, que la Hongrie d’Orban fait de plus en plus sécession au sein de l’UE et qu’on parle désormais d’un possible « Polexit » pour qualifier le fait que la Pologne pourrait un jour quitter l’Union.

En outre, les organes de presse cités plus haut, très respectés outre-Rhin, ainsi que des politistes allemands ne manquent pas de souligner la responsabilité d’Angela Merkel et de ses gouvernements dans la montée des mouvements populistes et d’extrême-droite en Allemagne (avec l’AfD) comme en Europe, du fait de leur trop grand laxisme. Et de rappeler par exemple à quel point l’Allemagne a longtemps joué un jeu trouble au Parlement européen en ne se prononçant pas en faveur de l’exclusion du PPE du groupe des députés hongrois du Fidesz, le parti de l’eurosceptique en chef Viktor Orban. Il aura fallu attendre mars 2021 et bien des propos inqualifiables d’Orban sur l’Europe pour que l’exclusion de ce groupe plus qu’encombrant soit prononcée.

Hormis son manque de fermeté, deux choses sont souvent reprochées à Mme Merkel outre-Rhin concernant sa gestion des affaires européennes pendant 16 ans : son manque de solidarité et son absence de vision.

Le manque de solidarité fut perceptible à plusieurs reprises au long de la décennie 2010. Parfois ostensiblement et cruellement comme lors de la crise grecque que nous avons déjà évoquée ; souvent de manière plus feutrée mais tout aussi sensible comme lors de la politique « austéritaire » infligée par l’Allemagne (par la voix de Wolfgang Schäuble, omnipotent ministre des Finances de 2009 à 2017) à toute l’Europe et notamment aux pays soi-disant dépensiers et laxistes qu’une certaine presse populaire anglo-saxonne qualifiait alors de « PIGS » (Portugal, Italy, Greece, Spain).

L’absence de solidarité allemande fut évoquée aussi sur d’autres sujets. Dans le domaine militaire, le fait que le pays le plus riche et le plus puissant de l’UE investisse aussi peu dans son armée tout en apparaissant au 4e ou 5e rang des vendeurs d’armes dans le monde a toujours fait débat.

Donald Trump n’a pas cessé de reprocher à l’Allemagne de s’abriter derrière le parapluie militaire américain tout en participant faiblement au budget de l’OTAN. D’autres pays occidentaux, dont la France, auraient aimé que l’Allemagne s’investisse dans des conflits régionaux comme au Mali ou en Afghanistan autrement que comme simple force d’appoint.

Merkel a longtemps paré ces critiques en rappelant une simple vérité, à savoir qu’outre-Rhin, l’armée est placée sous le contrôle du Parlement et non pas du chef de l’État et qu’elle n’exerce qu’une fonction de protection, pas d’interposition et encore moins de projection. Cela dit, en 2021, dans un monde de plus en plus incertain, cet argument pacifique n’est plus tenable. Pressée par le chef de l’OTAN et par le président américain, l’Allemagne a augmenté en 2021 sa contribution au budget de l’OTAN et revu sérieusement à la hausse le budget de la Défense.

Dans le domaine économique et industriel, l’absence de solidarité fut également la règle pendant la mandature de Merkel. La toute-puissance du « made in Germany » s’est faite aux dépens du développement des produits et des filières industrielles des autres États-membres. On ne peut reprocher à l’Allemagne sa politique économique expansionniste mais les avantages comparatifs dont le pays a bénéficié au début du siècle – force de l’euro, gel des salaires dans l’industrie, délocalisation massive des usines de production en Europe de l’Est et en Chine, accès privilégié aux marchés de consommation de l’hinterland constitué par les PECO… – n’ont pas nécessairement favorisé une « concurrence libre et non faussée » entre acteurs économiques européens.

De fait, la force de frappe des produits allemands à l’export a fini par déséquilibrer les balances commerciales de tous les pays européens, les inscrivant dans une situation de dépendance préoccupante à l’égard de leur puissant voisin. De ce point de vue, la promotion discrète mais continue par Angela Merkel de l’entreprise « Deutschland AG » et du « made in Germany » évoque davantage une sorte de « Germany first », version soft du fameux « America first » de Donald Trump, qu’un message du type « L’Union (européenne) fait la force » adressé au monde.

Il aura fallu que, suite à la crise sanitaire et économique liée à la pandémie de Covid-19, l’Italie et l’Espagne soient acculés à la faillite pour que l’Allemagne réalise qu’elle ne pouvait pas se passer de deux partenaires commerciaux aussi importants pour son commerce extérieur.

En attendant, on ne peut que constater qu’à l’absence de système financier européen correspond un manque de système économique encadrant le dumping salarial, les paradis fiscaux et les avantages comparatifs lorsqu’ils entravent la libre concurrence. L’Allemagne, souvent présentée à tort comme vertueuse sur ces plans, n’avait, de fait, aucun intérêt à plaider en faveur d’une réforme solidaire du secteur industriel européen tant elle était la première à en profiter.

À l’aune de cette analyse, on comprend mieux pourquoi le « made in Germany » ne s’est pas transformé en « made in Europe » et pourquoi toutes les tentatives, notamment françaises, de créer des champions industriels européens ont échoué. En France plus qu’en Allemagne, on aime à évoquer la réussite du programme spatial européen Ariane et celle du programme aéronautique européen Airbus. Mais on oublie que ces consortiums ont été pensés à la fin des années 1960 et que depuis, aucun autre champion industriel européen n’a émergé.

L’Allemagne, en tant que première puissance industrielle et premier donneur d’ordre de l’UE à 28 puis 27, en porte forcément, en bonne partie, la responsabilité. Face à un monde de plus en plus globalisé et concurrentiel, on aurait pu imaginer que la chancelière Merkel, avec ses homologues français, anglais, italien et espagnol, prenne l’initiative d’unir les forces et les spécificités de chacun des pays européens (à la manière dont on a construit Airbus) afin de créer des consortiums européens de taille mondiale dans des domaines aussi stratégiques que la biotechnologie et la recherche épidémiologique, les semi-conducteurs, le numérique, les transports ou l’énergie verte.

Le fait que les constructeurs automobiles allemands, obsédés par la rente du moteur à essence, aient raté le tournant de la voiture électrique et voient aujourd’hui s’installer les méga-usines de leur concurrent américain Tesla, est tout aussi préoccupant que de constater l’invasion des GAFA américains dans nos vies d’Européens, sans qu’aucune entreprise du vieux continent n’ait émergé dans les domaines clés de l’Internet, de la gestion des données, des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. L’Alliance européenne pour les batteries de voitures électriques, portée par la France, l’Allemagne et l’Italie, va certes dans le bon sens mais elle n’a été lancée qu’en 2018. Elle porte sur un segment industriel stratégique mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Il ne s’agit pas ici d’incriminer particulièrement l’Allemagne, mais il est clair que l’extrême prudence naturelle d’Angela Merkel jointe à l’orthodoxie obsessionnelle de ses ministres des Finances n’incitait guère à la prise de risque. Tant que l’Allemagne vendait son savoir-faire technologique, ses supermarchés low-cost (Lidl, Aldi, Netto), ses berlines de luxe et ses machines-outils aux quatre coins du monde et engrangeait de substantiels bénéfices, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes possibles. Pourquoi changer une formule qui gagne ? C’est là que le manque de solidarité de Merkel rejoint son absence de vision.

***

Dans un monde qui mute tous les jours et sous nos yeux, la chancelière allemande n’a pas été capable de s’adapter aux changements, que ce soit dans le domaine économique, climatique, écologique ou énergétique. Elle a géré du mieux possible la « maison Allemagne », avec un indéniable talent mais sans préparer son pays au monde de demain, qui est déjà celui d’aujourd’hui et dans lequel l’astre « Deutschland AG » paraît soudain moins lumineux.

Après seize ans au pouvoir à se débattre d’une crise majeure à l’autre tout en maintenant sa popularité au plus haut auprès de la population allemande et en renforçant son leadership en Europe et dans le monde, dresser un bilan « sec » de l’action de Mme Merkel constitue un exercice un peu facile, cruel et même injuste. Car après tout, en étant bonne gestionnaire, au plus près des intérêts de l’Allemagne, humaine mais prudente sur le terrain international, Angela Merkel n’exauçait-elle pas les vœux les plus profonds des Allemands ? N’incarnait-elle pas à elle seule l’esprit allemand ?

De manière plus terre-à-terre, c’est cette capacité naturelle à être au diapason de ses concitoyens qui a permis à Merkel d’être systématiquement réélue et de présenter en 2021 la plus grande longévité politique de tous les dirigeants occidentaux à égalité avec son mentor Helmut Kohl[4]. Cela aussi est à mettre à son crédit et nourrit son bilan politique.

Pour le reste, le bilan est moins flatteur. Merkel laisse un pays en ordre de marche, certes, mais traversé par des tensions internes qui n’existaient pas il y a seize ans, symbolisées par la montée des extrémismes et du terrorisme, la réapparition de l’antisémitisme, l’essor du parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD) et plus récemment du mouvement des « Querdenker » (« libre-penseurs ») hostiles aux mesures anti-Covid.

L’Allemagne de 2021 paraît sensiblement plus inquiète que celle du « Sommermärchen » (conte de fées estival) de l’été 2006, lorsque le pays-hôte de la coupe du monde de football recevait les supporters du monde entier avec le sourire, dans des Biergarten bondés à l’ambiance bon enfant et sans contrôle sanitaire ni plan Vigipirate à l’entrée.

Sur ce plan, Merkel, à coup sûr, disposait de peu de moyens pour faire face à des tendances de fond dépassant largement le cadre de l’Allemagne, même si d’aucuns auraient souhaité la voir sortir de sa réserve et se montrer plus offensive pour condamner et combattre l’extrémisme sous toutes ses formes.

En revanche, il est des dossiers lourds restés en souffrance où la responsabilité de la chancelière ne saurait être écartée : l’école, les infrastructures (à la fois les infrastructures de transports, les réseaux de fibre optique, la 5G, …), le numérique, l’aggravation des inégalités sociales et de la pauvreté, la Défense, la politique énergétique, l’écologie, le climat… Autant de domaines où l’Allemagne de Merkel a perdu beaucoup de terrain, y compris dans des secteurs comme les énergies renouvelables et l’environnement dont le pays fut pionnier.

À force de ne pas agir et de laisser faire le marché, la chancelière et ses conseillers ont fragilisé le pays. Le successeur de Merkel risque de regretter longtemps l’absence d’investissements publics lors de la période faste 2010-2020 où l’excédent des comptes publics battait des records chaque année. L’inaction des gouvernements Merkel, qui n’ont engagé aucune réforme de fond en seize ans, est ici coupable.

Cette inaction procède d’un excès de prudence mais aussi, vraisemblablement, d’une absence de vision. Angela Merkel n’est pas une visionnaire. Son éducation protestante, sa formation en sciences dures, son passé d’Allemande de l’Est et son tempérament… tempéré font qu’elle se méfie des grands desseins et des gestes visionnaires. Ils ont, à ses yeux, bien souvent précipité l’humanité dans l’abîme. Elle leur préfère les vertus du travail bien fait, de la modestie, du dialogue nécessaire avec alliés comme adversaires, en un mot : les vertus du pragmatisme.

C’est un point sur lequel ont achoppé tous les présidents français successifs (Merkel en a connu quatre), qui ne pouvaient comprendre ni admettre qu’une dirigeante aussi puissante et se disant amie de la France ne porte pas avec eux de grands projets communs, forcément visionnaires. On ne compte plus les déceptions amères ou les colères à peine masquées d’un Nicolas Sarkozy ou d’un Emmanuel Macron à l’issue d’une rencontre avec la chancelière dont ils attendaient tant et qui leur offrait si peu. Ils se méprenaient non seulement sur la personnalité de la chancelière mais aussi sur la conception et l’exercice du pouvoir, diamétralement opposés des deux côtés du Rhin, conception régalienne devenue « jupitérienne » côté français, parlementaire et partagée côté allemand.

Il n’en reste pas moins que le manque d’ambition d’Angela Merkel s’est traduit cruellement sur le terrain franco-allemand et européen. À force de ne pas saisir des opportunités historiques de faire avancer l’Union européenne en réactivant le moteur franco-allemand, Merkel la tortue a imprimé son propre tempo à une maison Europe en proie à l’inertie, laissant filer les lièvres américains, chinois, indiens et sud-coréens vers de nouveaux marchés et des horizons dégagés.

Dans sa propre maison européenne, Merkel/« Mutti » s’est parfois conduite, à son insu, comme une maîtresse d’école, punissant les cancres grecs, rabrouant les perturbateurs hongrois et polonais, calmant les velléités des hyperactifs français, s’entretenant régulièrement avec les directeurs de l’école (Jean-Claude Juncker puis Ursula von der Leyen, Charles Michel, ses collègues du PPE) pour s’assurer de leur soutien et rendant compte de son action à l’inspecteur en chef (Bundestag, Cour constitutionnelle de Karlsruhe). Il est possible, après tout, que la classe européenne, avec ses 27 élèves dissipés, ait besoin d’une maîtresse d’école « sévère mais juste » pour garantir l’unité du groupe. Mais que cela se fasse au prix de tant de projets avortés et d’illusions perdues laisse quand même un goût amer.

À plusieurs occasions, Angela Merkel, en tant que chancelière d’un pays représentant aujourd’hui 28 % du PIB de la zone euro et en tant que leader naturel des 27, aurait pu infléchir le cours de l’UE. Après le maelstrom financier de 2008, une fois les failles du capitalisme financier apparues au grand jour, Merkel et Sarkozy, poussés par les pays du Sud de l’Europe, avaient la possibilité d’aller bien au-delà des mécanismes de protection et autres pare-feu financiers mis en place par l’Union. Ils ne l’ont pas fait.

En 2010, pressée par tous ses partenaires européens d’aider la Grèce en mutualisant une partie de sa dette, Merkel ne l’a pas fait.

En 2016, le « leave » des Britanniques suite au référendum sur le Brexit crée un grand appel d’air et donne une occasion en or à Merkel d’assumer un leadership politique dont l’UE a cruellement besoin. Même les Français toujours sourcilleux y sont plutôt favorables. Merkel n’a pas voulu saisir cette occasion.

En 2017, le jeune président Macron, fraîchement élu et débordant d’enthousiasme, se rend à Berlin où sa germanophilie affichée et sa culture européenne font mouche. En septembre, certain de l’approbation de la chancelière à son grand projet européen, il prononce en Sorbonne un discours résolument pro-européen. Mais sa vision européenne ne sera pas suivie d’effets faute du soutien de Merkel qui, elle, propose une politique de petits pas et non de pas de géants.

Pour conclure, il peut paraître paradoxal de présenter « Merkel l’européenne » comme une chef d’État sans vision européenne, et pourtant les deux sont vrais.

De même, il semble tout aussi paradoxal d’affirmer que « Merkel-la-politique » est apolitique, mais c’est vrai également.

Sans idéologie préconçue, sans formation ni famille politiques ni clan, sans appétence particulière pour la chose politique à la base, Angela Merkel n’était pas prédestinée à devenir la dirigeante qu’elle est devenue. Une fois parvenue au pouvoir, elle a continué à cultiver sa différence, préférant le pragmatisme aux visions d’avenir, le terrain aux idéologies, la gestion des affaires du pays à la politique politicienne – même si, sur ce plan, elle apprit bien vite.

Gestionnaire plus que politique, en somme ? Plutôt une politique pragmatique et sans idées fortes. À un moment, ce mode de gouvernement a atteint ses limites. Prisonnière de sa logique de fonctionnement, Merkel n’a pas su renouveler sa pensée afin de rester en phase avec un monde de plus en plus incertain, complexe et rapide. D’une certaine manière, elle est restée une dirigeante politique de la fin du XXe siècle, peu à l’aise avec les nouveaux enjeux – numériques, économiques, migratoires, environnementaux –, et les nouvelles menaces – politiques, terroristes, climatiques, pandémiques, – du XXIe siècle.

À force de gérer l’existant et de remettre au lendemain les réformes structurelles à mener dans son pays comme au sein de l’Union européenne, elle a obéré l’avenir de l’un comme de l’autre. Triste et paradoxal épilogue pour celle qui est déjà présentée dans les livres d’histoire comme la plus digne représentante de la nation allemande contemporaine – l’incarnation même de l’Allemagne réunifiée – et la plus européenne des chefs d’État.


[1] Source : Bundeszentrale für politische Bildung.

[2] Der Spiegel, « Biografie, Merkel », n° 1-2021.

[3] Le sauvetage sans contrepartie de la Deutsche Bank va se payer très cher. La banque, dont le cours s’est effondré en 2016, est considérée par certains analystes comme une « bombe à retardement » pour l’Europe. L’économiste Pierre Baudry, dans la dernière livraison de la revue Allemagne d’aujourd’hui (n°237, automne 2021, « Les banques allemandes face à la crise de 2008 : le cas de la Deutsche Bank et de la BayernLB », p. 196), conclut son analyse du système bancaire allemand par ces mots : « La Deutsche Bank constitue toujours un risque majeur pour le système financier international d’après un rapport du FMI de 2016 et la question de la légitimité de son sauvetage se pose toujours selon un rapport du Bundestag de 2019. »

[4] En réalité elle a même fait mieux puisque Kohl a été battu par Gerhard Schröder en 1998 à la fin de son quatrième mandat alors qu’Angela Merkel, si elle l’avait voulu, aurait pu être réélue lors des élections de 2021 et entamer un cinquième mandat à la tête de l’Allemagne. Mais contrairement à son encombrant prédécesseur, elle n’est pas mue que par l’ambition et la gloire.

Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Notes

[1] Source : Bundeszentrale für politische Bildung.

[2] Der Spiegel, « Biografie, Merkel », n° 1-2021.

[3] Le sauvetage sans contrepartie de la Deutsche Bank va se payer très cher. La banque, dont le cours s’est effondré en 2016, est considérée par certains analystes comme une « bombe à retardement » pour l’Europe. L’économiste Pierre Baudry, dans la dernière livraison de la revue Allemagne d’aujourd’hui (n°237, automne 2021, « Les banques allemandes face à la crise de 2008 : le cas de la Deutsche Bank et de la BayernLB », p. 196), conclut son analyse du système bancaire allemand par ces mots : « La Deutsche Bank constitue toujours un risque majeur pour le système financier international d’après un rapport du FMI de 2016 et la question de la légitimité de son sauvetage se pose toujours selon un rapport du Bundestag de 2019. »

[4] En réalité elle a même fait mieux puisque Kohl a été battu par Gerhard Schröder en 1998 à la fin de son quatrième mandat alors qu’Angela Merkel, si elle l’avait voulu, aurait pu être réélue lors des élections de 2021 et entamer un cinquième mandat à la tête de l’Allemagne. Mais contrairement à son encombrant prédécesseur, elle n’est pas mue que par l’ambition et la gloire.