Société

De la géométrie en politique : retour sur la commission Bronner

Sociologue

La commission « Les Lumières à l’ère numérique », présidée par le sociologue Gérald Bronner, vise à trouver des solutions pour « penser l’espace commun de notre démocratie », face à la multiplication des fausses nouvelles et des discours haineux sur les réseaux sociaux. Sauf que la partition « géométrique » de l’espace public en deux ensembles préconstitués, celui de la rationalité et celui de la crédulité, n’apparaît vraiment pas comme une bonne manière de concevoir cet espace commun.

Une « lumière relative[1] » : la commission Bronner

«Faire des propositions concrètes dans les champs de l’éducation, de la régulation » pour lutter « contre les diffuseurs de haine et de la désinformation », contre « le recul du savoir et de la science » et contribuer ainsi à « libérer la société des bulles qui enferment une partie de nos concitoyens et nourrissent les extrémismes, la haine, la violence, les dérives sectaires et les obscurantismes ». C’est le but de la commission d’État intitulée « Les Lumières à l’ère numérique » que le Président Emmanuel Macron a instaurée le 29 septembre dernier, en tant que « garant de l’unité de la Nation et de la pérennité de nos institutions[2] ».

Bien entendu, la mission de la commission et de la quinzaine d’experts qui la composent est plus qu’honorable. Qui donc pourrait s’ériger contre de telles luttes et défendre les « entrepreneurs de haine » ? Réguler les dispositifs numériques et réfléchir sur les dérives des réseaux sociaux sont bel et bien des objectifs à même de susciter le « consensus scientifique » que la commission appelle de ses vœux.

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Et pourtant, la création d’une telle commission suscite un certain malaise. Est-il opportun d’organiser sous la tutelle de l’État un combat apolitique pour la vérité, contre l’ignorance et la désinformation ? Après tout, le précepte fondamental des Lumières dont se réclame la commission est que l’usage public de la raison doit mettre à l’épreuve toutes les opinions, y compris celles des tenants du pouvoir.  Les « tuteurs du peuple », disait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), ne peuvent être en « état de tutelle » car ils doivent pouvoir établir un rapport critique au présent et à eux-mêmes mais aussi aux principes de gouvernement et aux raisons d’État.

Mais peut-être que ce malaise à l’égard de la commission relève de la simple désobligeance – une désobligeance qui aurait déjà conduit les « esprits malveillants » à « radiographier chacun de ses membres[3] ». Une des manières de dissoudre un tel malaise est sans doute d’aller lire les écrits récents de son président, Gérald Bronner, notamment Apocalypse cognitive (2021, désormais AC)[4]. Ce dernier y redéploie les principaux arguments de La démocratie des crédules (2013) et Déchéance de rationalité (2019) : si nous sommes des êtres de raison, nous sommes également sujets à tout un ensemble de « biais cognitifs », exacerbés par les réseaux sociaux, qui nous incitent à adopter des comportements irrationnels dont les manifestations les plus récentes seraient le populisme, l’extrémisme et le complotisme.

À cette affirmation, qui mérite d’être discutée même si elle délaisse le rôle essentiel des rapports de pouvoir et des inégalités sociales, l’ouvrage rajoute une autre affirmation, nettement plus problématique : comment « la rationalité en est venue un jour à représenter l’une des figures du mal contemporain » ? La cause en est, si l’on en croit Bronner, les « récits mortifères » des « anti-Lumières » et d’« une forme de pensée réactionnaire qui tire son eau de la détestation du temps présent et de son avenir possible » (AC, p. 429). « La détestation de la rationalité qui s’exprime avec force dans le débat public » freine « l’exploration des possibles, notamment par la science et la technologie » (AC, p. 470). « Nos contemporains ne regardent plus l’avenir que la peur au ventre et sont parfois persuadés que le présent est une sorte d’enfer sur Terre » (AC, p. 429). Plutôt que de s’attarder sur les ventres vides et les conditions infernales effectives qui pourraient expliquer cette peur irrationnelle, Gérald Bronner s’alarme du fait que « tout cela participe de la mise en danger du monde tel que nous le connaissons. On a raison de s’en inquiéter (…) » (AC, p. 297).

On l’aura compris, la rationalité « d’un homme de progrès dans un monde devenu fou » est une rationalité qui se définit essentiellement par la négative : c’est l’irrationalité contre laquelle elle doit lutter qui lui donne tout son relief[5]. Seuls deux paragraphes très tardifs d’Apocalypse cognitive viennent préciser, de manière glaçante, la rationalité qu’il s’agit selon Bronner de défendre : c’est « le fait d’utiliser les moyens adéquats à la poursuite de fins ». « Au-delà des métamorphoses du discours anti-Lumières, la rationalité a encore à essuyer les attaques de ceux qui considèrent que le fait d’utiliser les moyens adéquats à la poursuite de fins, selon la vieille définition de la rationalité d’Aristote, a enfanté un monde d’ingénieurerie détestable, où l’homme a marqué l’environnement de son empreinte. Ceux-là mêmes qui profitent des bienfaits de notre modernité n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser la recherche d’optimisation favorisée par l’usage de la rationalité dans l’agriculture ou l’industrie » (AC, p. 430-431).

La trahison de la raison

Si la définition bronnérienne de la rationalité est glaçante, c’est qu’elle laisse de côté la rationalité des fins et des valeurs – des fins et des valeurs qui doivent, y compris chez Aristote, être évaluées, composées et hiérarchisées, dans le cadre de la politique de la cité, selon les critères du juste et de l’injuste. La rationalité que Bronner se propose de défendre contre la « rage idéologique » de ceux qui estiment que « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir » (AC, p. 469), est une raison instrumentale – une raison qui ne fait aucune différence entre la science, la technique, l’expertise et l’ingénieurerie[6] : elles sont autant de manifestations du progrès et de la « recherche d’optimisation » que freineraient les utopistes et les militants de tous bords. Car ces derniers, dit G.Bronner, ont une vision non réaliste de l’humanité : ils refusent les « enseignements de l’apocalypse cognitive qui révèlent en nous-mêmes les mécanismes que nous détestons ». Ils « ne veulent tout simplement pas que le monde soit ainsi » (AC, p. 360).

En résumé, L’apocalypse cognitive pourrait tout aussi bien s’appeler La disparition. Tout comme Georges Perec s’était imposé la contrainte de faire disparaître une lettre essentielle de l’alphabet, le « e », de son ouvrage éponyme[7], Bronner réussit le tour de force de priver la raison des Lumières de l’alphabet normatif qui est à son principe : celui de l’émancipation, de l’intérêt général et de la réduction des injustices et des inégalités. Et pourtant, la « trahison de la raison » que déplorent entre autres Adorno et Horkheimer est d’abord et avant tout celle de l’idéal normatif de l’émancipation au profit d’une rationalité instrumentale, annexée à la puissance technologique et à l’exploitation des ressources humaines et matérielles[8].

Si la science et la technique peuvent être appréhendées comme une « idéologie », c’est bien parce qu’elles prétendent se concentrer uniquement sur l’ajustement moyens-fins, soustrayant par là même à la raison critique le faisceau de valeurs, d’intérêts et de stratégies qui les sous-tendent mais aussi les conséquences qu’elles ont sur les rapports aux autres et à soi-même[9]. En d’autres termes, la rationalité moyens-fins esquive une des fonctions principales de la politique dans un espace public démocratique : la discussion des fins qui, elle, nécessite l’usage public de la raison et l’épreuve d’une délibération pratique sur ce que nous voulons ou devons accomplir. Loin de s’opposer aux « tentatives utopiques », condamnées d’avance par « l’anthropologie naïve » qui les inspire (AC, p. 277), la raison des Lumières est intrinsèquement utopique[10]. Elle vise à dépasser l’horizon de l’ici et maintenant, à concevoir des possibles encore non réalisés et à s’imaginer autre que nous ne sommes[11].

Dans cette perspective, battre le rappel du réalisme contre ceux qui ont la peur au ventre et refusent les progrès de la science et de la technique est une entreprise bien plus réactionnaire que celle des irréalistes qu’il s’agit de ramener à la raison. Le déni du pouvoir proprement constituant de l’imagination, un pouvoir qui permet aux êtres humains de percevoir le monde non pas comme il est mais comme il devrait être, est une manière de faire de la politique qui ne dit pas son nom.

La Raison et ses limites

Ainsi rabattue à la rationalité instrumentale, au réalisme du fait accompli et à une vision apparemment apolitique d’un progrès qui mélange allègrement enquête scientifique et outils technologiques, la Raison des Lumières frôle l’asphyxie. La seule chose qui semble pouvoir la sauver est la réitération obsessionnelle de ce qui la menace. Exsangue et squelettique, elle ne peut échapper à sa mise à nu qu’en menant une politique assidue des frontières : il s’agit de tracer des lignes claires entre l’information et la désinformation, l’ensemble des choses vraies et celui des choses fausses, le camp des porteurs de vérité et celui des entrepreneurs de haine.

À bien des égards, la rationalité se retrouve embarquée dans les mêmes apories que la liberté d’expression dont parlent Smaïn Laacher et Cédric Terzi dans l’excellent papier qu’ils ont publié récemment dans AOC[12]. D’après eux, la réification de la liberté et de ses limites mène à une impasse. Brandir la liberté comme un emblème absolu, susceptible en tant que tel de gagner la compétition de l’attention dans le libre marché des échanges sémiotiques, la détache du « monde social et historique qui pourrait lui servir d’interprétant » (Laacher et Terzi, 2021).

Si cette déréalisation sémiotique s’applique à la liberté et à ses limites, elle concerne également d’autres concepts qui fonctionnent, dans cette bataille des emblèmes et des slogans, comme des talismans destinés à conjurer les mauvais sorts qui planent sur nos sociétés démocratiques : la Liberté, la Vérité, la Laïcité, la Raison, le Peuple ou les Lumières, autant de notions majuscules qui saturent l’univers sémiotique et anémient nos espaces publics en fonctionnant comme des quasi-noms propres. Tout comme les noms propres ordinaires, qui ont le statut de désignateurs rigides et permettent d’identifier, quel que soit le contexte, le même individu, les concepts majuscules prétendent échapper aux épreuves contextuelles et aux propriétés accidentelles dont les noms communs sont coutumiers. La plus-value symbolique que ce statut majuscule apporte aux concepts socio-politiques est la déférence inconditionnelle dont ils sont censés faire l’objet.

Mais cette plus-value a un prix, celui de l’abstraction « mythologique » ou, comme le dit Roland Barthes (1957), de la « vitrification » : appauvrie, « amputée à moitié », l’abstraction « évacue le réel » et devient « un signal laconique, indiscutable, surgi dans le présent et sans aucune trace de l’histoire qui l’a produit »[13]. Loin de renvoyer à des processus et à des actions, tels que libérer, vérifier, raisonner, gouverner ou éclairer, ces concepts majuscules deviennent des signes de ralliement qui suppriment l’écart séparant un concept de son interprétation située, de son ancrage relationnel et de ses conséquences pratiques.

C’est bien une telle vitrification qui caractérise la rationalité bronnérienne, toujours aussi sûre de son bien-fondé, depuis La démocratie des crédules (DC). Détachée de tout ancrage dans le monde social, elle tente de ramener à la raison instrumentale et statistique les esprits égarés, trop facilement « victimes d’illusions mentales » et trop rapidement « contaminés par des enjeux idéologiques » (DC, p. 143). Ainsi, dit Bronner, seule une fausse croyance, nourrie des « errements médiatiques » et de l’appétence de nos cerveaux pour la mono-causalité, a pu conduire à « la douteuse théorie, « monopolistique sur le marché cognitif », du « management meurtrier » dans la supposée « vague de suicides » à France Télécom entre 2008 et 2010 (DC, pp.124-144). Une enquête d’une dizaine d’années et un procès de huit mois plus tard, les « anomalies cognitives » semblent avoir changé de camp : elles basculent du côté de la pseudo-rationalité, péremptoire sinon cynique, des « évidences » statistiques qui jalonnent La démocratie des crédules. Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris conclut en effet qu’un « harcèlement moral institutionnel » a bel et bien eu lieu à Télécom : le verdict sanctionne une stratégie d’entreprise et des dispositifs de management inhumains qui ont été intentionnellement mis en place pour « déstabiliser les salariés », « créer un climat anxiogène » et « dégrader les conditions de travail » afin de « réduire les effectifs à marche forcée ».

La reconnaissance de l’infraction pénale de « harcèlement managérial » repose sur deux dimensions du monde social, pourtant évidentes, que les chiffres supposés objectifs sont incapables de saisir. D’une part, l’expérience vécue des personnes elles-mêmes, dont les souffrances et les humiliations face au mépris managérial s’expriment par des suicides mais aussi par des dépressions, des burn-out, des identités fissurées et un sentiment général d’aliénation. D’autre part, des dispositifs collectifs, instaurés par une politique d’entreprise systématique et systémique qui traite les salariés comme des unités de compte, des ressources à exploiter ou « à dégraisser ».

Ce sont ces deux dimensions, celle de l’expérience vécue et celle des dispositifs collectifs, qui disparaissent de la rationalité détachée et flottante du cerveau tel que Bronner le conçoit. Ce dernier, en fustigeant le « biais d’intentionnalité », qui manifeste « l’incommodité intellectuelle évidente qui consiste à attribuer des intentions à des entités collectives » (AC, p.349), s’interdit de penser le monde du droit et la notion de personne morale. En niant l’existence même des collectifs, de leur pouvoir d’action et de structuration, il se prive également des outils empiriques et analytiques qui permettent de penser les différentes formes de régulation, juridique, politique, sociale, économique et financière – régulation qui est pourtant, faut-il le rappeler, le but premier de la « commission Bronner ».

L’aire des majuscules

Que devient la Raison, quand elle est arrachée à l’expérience vécue et aux dispositifs collectifs qui sont susceptibles de lui donner un sens pratique[14]  ? Elle s’érige comme un bastion dogmatique à défendre contre les attaques répétées dont elle fait l’objet, un espace à préserver contre un « monde devenu fou ». Cet aplatissement, cette conception anémique et amnésique, sans contradictions ni profondeurs, des Lumières, de la Raison et de l’Information – et de leurs limites – les rend dépendantes de leurs ennemis qui, eux aussi, gagnent secrètement des majuscules : la Déraison, la Désinformation, les anti-Lumières et, la petite dernière, la Haine.

En dressant les tréteaux d’un combat entre l’information, que l’État tenterait de défendre avec toutes les personnes de bonne volonté, et la désinformation à laquelle succomberaient les « imbéciles » et les « crédules »[15], la commission Bronner risque de court-circuiter les médiations et les gradations qui sont susceptibles de complexifier les concepts-vitrines dont elle se réclame.

Prenons « l’Information ». S’il est essentiel de rappeler l’importance de la factualité pour constituer un monde commun, l’information est loin de s’y réduire ; elle ne signifie rien toute seule. Comme le disait Gregory Bateson, l’information est une « différence qui fait une différence » pour des personnes qui se situent les unes par rapport aux autres et s’engagent dans des rapports sociaux plus ou moins gratifiants ou douloureux. Ce sont ces rapports sociaux qui in-forment l’information, la rendent pertinente ou vraisemblable.

Autrement dit, l’information ne peut être pensée comme un concept majuscule qui ferait face à son vis-à-vis, la désinformation, dans une guerre de tranchées perpétuelle. Car la question qu’elle soulève n’est pas seulement celle de la factualité ; c’est aussi celle de sa pertinence phénoménologique, sociale et politique. En tant qu’acte de communication, la production d’une information implique nécessairement une demande d’attention qui, elle, est intrinsèquement contestable. Pourquoi celle-ci et pas celle-là ? Appréhendée dans cette perspective, la résistance à « l’information » ne résulte pas seulement de la désinformation qui coloniserait, comme le suggère Bronner, notre « temps de cerveau disponible » par « des sucreries mentales » (AC, p. 442). Elle est aussi une résistance à une politique de l’attention qui impose des cadres de référence, désigne les événements qui méritent que l’on s’y attarde ou au contraire qu’on les néglige et définisse ce qui constitue ou non un problème public. Dépolitiser la notion même d’attention, ramenée à une valeur d’échange sur le marché cognitif, revient à délaisser l’espace intermédiaire dans lequel errent toutes les personnes pour lesquelles « on » ne parle pas de ce qui compte vraiment pour elles.

Si l’information ne peut guère se voir attribuer une majuscule, majuscule qui la placerait au-dessus de la mêlée, il en est de même pour la Haine. Alors qu’il y a une dizaine d’années, c’était l’indignation qui était l’émotion charnière à laquelle tout un chacun devait impérativement se référer s’il voulait participer au jeu politique de son temps, la haine semble actuellement tenir le haut du pavé. Pourtant, la propension à utiliser le label de la haine, qui est une émotion répulsive et négative, pour (dis)qualifier tous azimuts des discours, des manifestations ou des mouvements sociaux n’est pas anodine. La haine marque une distance corporelle, sociale et morale définitive, une incommensurabilité de nature vis-à-vis d’êtres avec lesquels il est impossible de nouer des échanges et dont il est illusoire d’attendre des retours. Car le haineux ne hait pas des systèmes ou des structures ; il hait des personnes au point de rêver de leur anéantissement. Utilisée à l’envi par les détracteurs d’un mouvement social, l’imputation de haine est une arme de stigmatisation rapide qui permet de le rejeter hors du débat public, hors du langage.

Et pourtant, l’imputation de haine n’est pas toujours évidente à justifier. La haine est-elle un sentiment, un comportement, ou encore un trait de caractère ? La haine est-elle une propriété individuelle, ce qui permettrait de tracer les contours de l’ensemble des gens haineux, ou est-ce une qualité propre à un rapport social qui s’est envenimé jusqu’au point de rupture ? Comment distinguer la haine de l’aversion, de la répulsion, du ressentiment, du mépris, de la colère ou de l’indignation ? Comment qualifier les conduites qui n’ont pas les atours manifestes de la haine mais qui en ont les conséquences, celles de la destruction ?

Il y a en effet des conduites silencieuses, froides et policées, qui ne sont pas ressaisies sous le lexique de la haine mais qui affectent celles et ceux qui en souffrent de manière similaire. Une réunion calme d’actionnaires occupés à finaliser une série de licenciements qui mènent des familles entières à la misère, un management d’entreprise dont la violence n’a d’égal que l’indifférence à la souffrance de ses employés, un décret bureaucratique autorisant les refoulements illégaux de migrants et les condamnant ainsi à une mort certaine, autant d’affects à bas bruit qui passent sous les radars de la haine. En d’autres termes, l’imputation de haine est socialement distribuée. Elle n’est pas imputée avec la même insouciance à des personnes socialement proches qu’à des êtres qui sont placés tout en bas de la hiérarchie sociale[16].

On l’aura compris, la montée en majuscule des Lumières, de la Raison, de l’Information ou de la Haine est potentiellement a-relationnelle, asociale et apolitique. Elle met en scène un « monde étalé dans l’évidence » qui fonde une clarté heureuse : « les choses ont l’air de signifier toutes seules[17] ». C’est peut-être cela, la perplexité que soulève la conception bronnérienne de la rationalité : l’affrontement qu’elle met en scène repose sur un raisonnement ensembliste. Ce ne sont pas des rapports sociaux qui se jouent, modifiables en tant que tels, mais des répartitions catégorielles, basées sur des probabilités de risques et des attributs individuels : la haine, la crédulité, ou la tendance au complotisme.

Cette mise en équivalence de type ensembliste est, pour reprendre un terme gouvernemental, séparatiste : elle s’interdit de faire ce qu’elle est censée faire, c’est-à-dire « penser l’espace de débat commun de notre démocratie » car la fracture, si l’on peut dire, est déjà consommée. Elle ne vient pas d’un rapport social éreinté et des structures d’exploitation du néolibéralisme mais, comme le dit Bronner dans un éditorial récent du Point, « d’un certain nombre d’alter-citoyens qui préfèrent construire leurs représentations du monde en s’alimentant à des sources qui s’auto-désignent comme médias de “réinformation”[18] ». Certains ont fait « sécession mentalement », continue Bronner, ils sont devenus des « alter-citoyens » parce qu’ils « ne sont plus tout à fait du même monde ». Tout comme la « déchéance de rationalité », l’altérisation que manifeste le label des « alter-citoyens » dessine les contours d’une disqualification épistémique radicale.

Bien entendu, on ne peut que s’inquiéter, tout comme G. Bronner, de l’érosion d’un monde commun dans lequel ce ne sont pas les interprétations des mêmes faits qui entrent en conflit mais les faits eux-mêmes qui se désagrègent, notamment sous le poids des populistes, de Trump à Zemmour en passant par Chavez ou Bolsonaro. La raison de cette désagrégation est que tout, à commencer par la réalité factuelle elle-même, est devenu de part en part politique. Même et surtout des faits apparemment neutres, tel le temps qu’il fait, sont devenus, à l’ère du dérèglement climatique, des signes d’affiliation, des indices d’appartenance. Mais répondre à cette désagrégation épistémique, à cette politisation tous azimuts de la factualité par son extrême opposé, à savoir la dépolitisation et la réification des faits, ne permet guère, me semble-t-il, de retisser un monde commun. En se prétendant l’arbitre neutre du combat entre le vrai et le faux, la Raison majuscule des « hommes de progrès » ne fait que renforcer la « sécession mentale » et épistémique qu’elle déplore.

Tracer des lignes

C’est aussi une forme de sécession qui est au cœur des réflexions récentes de la philosophe Valérie Gérard, même si la politique incarnée qu’elle défend semble se situer aux antipodes de la rationalité désincarnée que préconise Gérald Bronner. Prolongeant ses réflexions antérieures, son petit manifeste Tracer des lignes. Sur la mobilisation contre le pass sanitaire réhabilite la logique affinitaire qui orienterait nos choix politiques[19]. Au cœur de la crise sanitaire, cette logique permet, dit-elle, de tracer des lignes : il y a « deux sortes de personnes face à cette pandémie, celles qui disent : “Je m’en fous d’attraper le virus”, et celles qui disent : “Je ne veux pas prendre le risque de le transmettre”. J’ajouterai qu’entre les deux on s’oriente par affinité… » (p. 26).

En privilégiant les inclinations affectives, Valérie Gérard sait qu’elle prend « le risque d’avoir tort avec des gens avec qui la vie serait sensée plutôt qu’avoir raison avec les autres » (p.18). Mais, dit-elle, cela ne fait rien. « Dans cette pandémie, c’est “avec eux”, “avec elles”, que je suis inclinée à être et à penser » (p.15). Une fois privilégiée l’affinité sur l’idée et « l’argumentation désincarnée », ce qui importe est de « savoir qui sont les gens et ce qui est possible, ou pas, avec eux » (p.16) et de se séparer de tous ceux qui, tels les anti-pass sanitaires, « ne promeuvent que l’égoïsme et l’individualisme les plus forcenés » (p.18).

Si, en tant que personne privée, la logique affinitaire est parfaitement légitime, l’on peut toutefois se demander si une telle logique est souhaitable en politique. L’altérisation de « ces gens-là », de ceux « avec qui je n’ai pas envie de vivre, de partager le monde » (p. 18) présuppose une géométrie sociopolitique bien particulière : celle du cercle, des frontières, de la clôture qui délimitent les êtres avec lesquels nous sommes capables de ressentir et de vivre en commun.

Sous l’égide de l’alignement affinitaire, ce ne sont plus les opinions, les idées ou les arguments qu’il s’agit de défendre ou de contrer, mais les personnes dont il faut se séparer de manière définitive. Du point de vue de l’espace public, cette partition est lourde de conséquences. Non seulement le monde commun se dépluralise mais il disparaît, entraînant avec lui les infréquentables, les déplorables, certes, mais également le projet, improbable, inachevé mais nécessaire, de nos démocraties : celui d’organiser, par-delà nos désaccords et nos inimitiés, le vivre-ensemble.

Préserver l’horizon normatif de la démocratie

Délimiter un espace de débat en traçant des lignes claires, voilà un projet qui risque de tomber dans les mêmes apories que la définition de la liberté d’expression et de ses limites dont parlent Laacher et Terzi. À une différence près, et qui n’est pas des moindres : s’il n’y a pas d’« avec » possible, on n’est plus dans la raison et ses limites ; on est dans la communauté et ses frontières. Car c’est bien une politique des frontières, celles, épistémiques et morales, entre les éclairés et les obscurantistes, les altruistes et les égoïstes, les pacifiques et les haineux, les citoyens et les « alter-citoyens », qui se jouent dans les rhétoriques « sécessionnistes ».

Que ce soient une rationalité prétendument désincarnée, qui occulte les liens d’affinité sinon de connivence à son principe, ou des affinités incarnées, qui occultent les idées dont elles sont l’expression, elles ont finalement des conséquences similaires. Elles remettent en question, chacune à leur manière, l’idéal normatif de l’espace public démocratique, celui d’un monde commun pluriel et « non binaire », tout en relief et en profondeur, qui se nourrit de la mise à l’épreuve délibérative de toutes les perspectives possibles. Cet idéal est exigeant ; il est même si exigeant qu’il est le plus souvent jugé utopique, inopérant ou impraticable. Mais l’on ne peut pas y renoncer sans crier gare : ce serait renoncer à la démocratie elle-même.

Force est de constater que c’est pourtant ce renoncement qui menace la géométrie des lignes claires. En séparant le monde commun en deux ensembles irréconciliables, les porteurs de vérité et les diffuseurs de haine, les bons citoyens et les alter-citoyens, elle le prive de toute dimension relationnelle, sociale et politique. Ainsi rétréci, l’espace public est réduit à sa plus simple expression : la spatialité. Il devient un espace géométrique et atemporel, divisé entre le haut et le bas, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie, l’horizontalité et la verticalité, la proximité et la distance.

Une telle spatialisation, une telle proxémique politique supprime l’épaisseur temporelle et la densité expérientielle propre aux relations sociales. Elle met en scène un espace clos dont les frontières départagent les êtres rationnels et irrationnels, moraux et immoraux, un espace dans lequel se joue un affrontement manichéen qui rend intenable le jugement tiers, désengagé ou circonspect, d’un public d’enquêteurs ou de spectateurs. Pris en tenaille par une logique du tiers exclu, le public est obligé de choisir son camp. Dans un tel cadre, la politique se dégrade en polémologie mais aussi en thérapeutique : elle vise à réunir les forces sociales et épistémiques encore saines pour éliminer ou rééduquer les éléments haineux, irrationnels ou malfaisants qui, embourbés dans leurs vices moraux et leurs biais cognitifs, charrient la désunion et menacent le corps social.

On s’en doute, les conséquences de cette géométrie politique ne sont guère à même de dissiper le malaise dont nous sommes partis. Aux rhétoriques conspirationnistes qui essaiment dans les différentes bulles informationnelles cloisonnant les espaces numériques répondent, dans une sorte de miroir inversé, des rhétoriques « sécessionnistes » qui prennent forme et sens lorsqu’elles sont rapportées à ce qu’elles prétendent nier et réfuter. Dans un cas comme dans l’autre, l’espace public en tant que lieu pacifié de délibération et de confrontation des opinions se trouve littéralement désaffecté. Une telle désaffection ne peut être désamorcée par une argumentation qui viserait à réhabiliter une Information, une Vérité ou une Raison majuscule.

La réponse ne peut être que relationnelle : il s’agit de réinstaurer une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques – des médiations qui impliquent une pensée en termes de collectifs, de dispositifs, d’écosystèmes, de culture numérique et de justice sociale. L’espace public doit être ancré dans des configurations collectives et des dispositifs sociotechniques qui donnent prise aux échanges et ouvrent la possibilité d’une réponse.

C’est l’importance de ces équipements que soulignent à juste titre les concepts de « capabilities » et d’« encapacitation »[20] : loin d’être hors sol, le pouvoir de raisonner et d’agir est le résultat d’un couplage entre des dispositions individuelles et des dispositifs techniques et sociaux. Multiplier les dispositifs de participation tout en obligeant quiconque, y compris dans les sphères du pouvoir, à se soumettre à l’épreuve de publicité et à rendre des comptes sur les conséquences de ses paroles et de ses actions, voilà bien la seule manière d’éviter que la promotion des Lumières de la Raison par une commission gouvernementale ne s’aligne sur la Raison d’État.


[1] L’expression « lumière relative » renvoie à la 4e de couverture de l’ouvrage de Déchéance de rationalité : « (…) Gérald Bronner nous propose d’analyser cette situation délirante et de nous guider vers une lumière relative. » Cf. G. Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[2] Élysée, « “Les Lumières à l’ère numérique” : lancement de la commission Bronner ».

[3] La première victime de cette « radiographie malveillante », que déplore G. Bronner sur France 5 (3.10.2021), est le Dr Guy Vallancien, qui s’est lui-même plaint de la « désinformation » le concernant. G. Vallancien a été finalement contraint de démissionner de la commission sous la pression médiatique, notamment après le rappel, pour le moins embarrassant, d’Irène Frachon, pneumologue et lanceuse d’alerte, du fait qu’il a été, entre autres manquements, l’un des médecins qui a nié activement « depuis des années et sans vergogne », le drame humain causé par le Mediator. Cf. Irène Frachon, « La composition de la “commission Bronner” sur le complotisme laisse perplexe », Tribune, Le Monde, 30 septembre 2021.

[4] Gérald Bronner (2021), L’apocalypse cognitive, Paris, PUF. Le terme d’« apocalypse » est pris ici au sens de révélation des biais cognitifs et pentes naturelles de l’esprit qui nous rendent vulnérables à tout un ensemble de « friandises mentales » et nous éloignent de la rationalité.

[5] Gérald Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[6] Pour de nombreux auteurs et ce, malgré la différence de leurs sensibilités politiques, qu’ils soient philosophes (Dewey, Heidegger, Adorno, Horkheimer, Patočka, Habermas) ou anthropologues et sociologues des sciences (Latour, Callon, Chateauraynaud, etc.), la science, l’expertise, la technique ou l’innovation technologique ne peuvent aucunement être confondues. La science repose sur une activité d’enquête, basée sur l’administration de la preuve, la résistance à la falsification et la récolte publique des données, ainsi que sur une manière spécifique de se rapporter les uns aux autres, en l’occurrence celle, inclusive, de l’argumentation, de la réflexivité et de la critique. L’expertise, elle, peut inciter à sortir de la dynamique d’enquête. Les experts sont parfois choisis en fonction de leur capacité à respecter un cadre tacitement pré-assigné et à respecter l’éventail des questions qu’ils ne peuvent pas poser. Comme le relève Isabelle Stengers (2005, p.120), « l’expert doit faire comme s’il avait affaire à un “problème” auquel une “réforme” apportera sa solution, il doit pouvoir armer les “il faut bien” de l’État ». Cf. Isabelle Stengers (2005), « Le défi de la production d’intelligence collective », Multitudes, 2(1), pp. 117-124.

[7] George Perec (1969), La disparition, Paris, Gallimard.

[8] Theodor Adorno et Max Horkheimer (1974) [1947], La dialectique de la raison, Paris, Gallimard.

[9] Jürgen Habermas (1990) [1973], La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard.

[10] Bronislaw Baczko (1978), Les imaginaires de l’utopie, Paris, Payot.

[11] Bien entendu, les possibles dont il s’agit ici ne sont pas de l’ordre de l’exploration rationaliste et techniciste d’un progrès mécanique déjà là qu’il suffirait de continuer à actualiser, telle la course supposément « logique » vers la 5G. Le possible des Lumières n’est pas le probable d’un avenir qui prolonge et répète le passé, un probable qui ressemble au réel qu’il anticipe, mais un « à venir », comme le dirait J. Derrida, qui ouvre des nouveaux horizons.

[12] Smaïn Lascher et Cédric Terzi (2021), « La liberté d’expression n’est pas réductible à ses limites », AOC, 14 octobre 2021.

[13] Roland Barthes (1957) Mythologies, Paris, Seuil.

[14] Même pour les spécialistes des sciences cognitives, la Raison ne mérite aucunement des majuscules : elle n’est pas un ultime arbitre, une cour d’appel suprême qui permettrait de distinguer le vrai du faux. La raison est une pratique éminemment sociale qui remplit deux fonctions principales, une fonction argumentative et une fonction de justification : elle vise à convaincre les autres et à évaluer les arguments qu’ils nous opposent. Pour cette validation cognitiviste d’une conception finalement très habermassienne, cf. Hugo Mercier et Dan Sperber [2017] (2021), L’énigme de la raison, Paris, Odile Jacob.

[15] Pour un épinglage en règle des « idiots utiles » et autres « imbéciles », cf. Rudy Reichstadt, 2019, L’opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste, Paris, Grasset.

[16] Ruwen Ogien (1995) « La haine », Raisons pratiques, 6, Paris EHESS, pp. 259-273.

[17] Barthes, Ibid.

[18] G. Bronner, « Le risque de l’alter-citoyenneté », Editorial Le Point, 14.10.2021.

[19] Valérie Gérard (2021) Tracer des lignes. Sur la mobilisation contre le pass sanitaire, MF.

[20] Amartya Sen (1982), « Rights and agency », Philosophy and Public Affairs, n° 11, pp. 113-132.

Laurence Kaufmann

Sociologue, Professeure à l’Université de Lausanne et chercheuse associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS)

Notes

[1] L’expression « lumière relative » renvoie à la 4e de couverture de l’ouvrage de Déchéance de rationalité : « (…) Gérald Bronner nous propose d’analyser cette situation délirante et de nous guider vers une lumière relative. » Cf. G. Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[2] Élysée, « “Les Lumières à l’ère numérique” : lancement de la commission Bronner ».

[3] La première victime de cette « radiographie malveillante », que déplore G. Bronner sur France 5 (3.10.2021), est le Dr Guy Vallancien, qui s’est lui-même plaint de la « désinformation » le concernant. G. Vallancien a été finalement contraint de démissionner de la commission sous la pression médiatique, notamment après le rappel, pour le moins embarrassant, d’Irène Frachon, pneumologue et lanceuse d’alerte, du fait qu’il a été, entre autres manquements, l’un des médecins qui a nié activement « depuis des années et sans vergogne », le drame humain causé par le Mediator. Cf. Irène Frachon, « La composition de la “commission Bronner” sur le complotisme laisse perplexe », Tribune, Le Monde, 30 septembre 2021.

[4] Gérald Bronner (2021), L’apocalypse cognitive, Paris, PUF. Le terme d’« apocalypse » est pris ici au sens de révélation des biais cognitifs et pentes naturelles de l’esprit qui nous rendent vulnérables à tout un ensemble de « friandises mentales » et nous éloignent de la rationalité.

[5] Gérald Bronner (2019), Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou, Paris, Grasset.

[6] Pour de nombreux auteurs et ce, malgré la différence de leurs sensibilités politiques, qu’ils soient philosophes (Dewey, Heidegger, Adorno, Horkheimer, Patočka, Habermas) ou anthropologues et sociologues des sciences (Latour, Callon, Chateauraynaud, etc.), la science, l’expertise, la technique ou l’innovation technologique ne peuvent aucunement être confondues. La science repose sur une activité d’enquête, basée sur l’administration de la preuve, la résistance à la falsification et la récolte publique des données, ainsi que sur une manière spécifique de se rapporter les uns aux autres, en l’occurrence celle, inclusive, de l’argumentation, de la réflexivité et de la critique. L’expertise, elle, peut inciter à sortir de la dynamique d’enquête. Les experts sont parfois choisis en fonction de leur capacité à respecter un cadre tacitement pré-assigné et à respecter l’éventail des questions qu’ils ne peuvent pas poser. Comme le relève Isabelle Stengers (2005, p.120), « l’expert doit faire comme s’il avait affaire à un “problème” auquel une “réforme” apportera sa solution, il doit pouvoir armer les “il faut bien” de l’État ». Cf. Isabelle Stengers (2005), « Le défi de la production d’intelligence collective », Multitudes, 2(1), pp. 117-124.

[7] George Perec (1969), La disparition, Paris, Gallimard.

[8] Theodor Adorno et Max Horkheimer (1974) [1947], La dialectique de la raison, Paris, Gallimard.

[9] Jürgen Habermas (1990) [1973], La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard.

[10] Bronislaw Baczko (1978), Les imaginaires de l’utopie, Paris, Payot.

[11] Bien entendu, les possibles dont il s’agit ici ne sont pas de l’ordre de l’exploration rationaliste et techniciste d’un progrès mécanique déjà là qu’il suffirait de continuer à actualiser, telle la course supposément « logique » vers la 5G. Le possible des Lumières n’est pas le probable d’un avenir qui prolonge et répète le passé, un probable qui ressemble au réel qu’il anticipe, mais un « à venir », comme le dirait J. Derrida, qui ouvre des nouveaux horizons.

[12] Smaïn Lascher et Cédric Terzi (2021), « La liberté d’expression n’est pas réductible à ses limites », AOC, 14 octobre 2021.

[13] Roland Barthes (1957) Mythologies, Paris, Seuil.

[14] Même pour les spécialistes des sciences cognitives, la Raison ne mérite aucunement des majuscules : elle n’est pas un ultime arbitre, une cour d’appel suprême qui permettrait de distinguer le vrai du faux. La raison est une pratique éminemment sociale qui remplit deux fonctions principales, une fonction argumentative et une fonction de justification : elle vise à convaincre les autres et à évaluer les arguments qu’ils nous opposent. Pour cette validation cognitiviste d’une conception finalement très habermassienne, cf. Hugo Mercier et Dan Sperber [2017] (2021), L’énigme de la raison, Paris, Odile Jacob.

[15] Pour un épinglage en règle des « idiots utiles » et autres « imbéciles », cf. Rudy Reichstadt, 2019, L’opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste, Paris, Grasset.

[16] Ruwen Ogien (1995) « La haine », Raisons pratiques, 6, Paris EHESS, pp. 259-273.

[17] Barthes, Ibid.

[18] G. Bronner, « Le risque de l’alter-citoyenneté », Editorial Le Point, 14.10.2021.

[19] Valérie Gérard (2021) Tracer des lignes. Sur la mobilisation contre le pass sanitaire, MF.

[20] Amartya Sen (1982), « Rights and agency », Philosophy and Public Affairs, n° 11, pp. 113-132.