Magma Novarina – à propos de L’Animal imaginaire au Théâtre de La Colline
« Public, prends courage : la suite est nombreuse ! » D’emblée, le voici averti. Mais c’est qui/quoi le public, au fait ? C’est un doute malicieux qui pousse le romancier à interroger la salle : « Y aurait-il dans la salle un animal habillé en homme, muni d’oreilles attentives et qui transmettrait à son cerveau des signaux qui nous entendent ? ».
Remarquez, si côté salle, être emporté près de trois heures durant par un flux continu et irrésistible, une spirale catastrophique, constitue une performance, que dire côté scène ! Écoutons Raymond de la Matière : « … texte ! texte ! Je ne sais plus où reprendre… Où a filé la suite de mes séquences en cascades de creux catastrophiques ?… j’ai tout oublié… j’arrête là ! ». Ce n’est pas un hasard si l’un des personnages se nomme « Le Déséquilibriste » : l’acteur novarinien est un cascadeur du Verbe, un vertigineux voltigeur, un acrobate toujours au bord de l’abîme.
Dans Le Vrai sang, insidieusement Valère Novarina transposait le reproche que lui adressait une critique du Figaro, Armelle Héliot : « Tu vas tout de même pas nous remontrer la boîte avec les petits hommes dedans ! ». Dans L’Animal imaginaire, Le Galoupe interpelle ainsi Raymond de la Matière : « Vous n’allez tout de même pas remettre ça ? ». Et lequel de se lancer dans une anathème intitulée « Somme contre les gens ! » C’est dire à quel point le démiurge, désormais coutumier du discours métadiscursif, objective avec humour son mode de fonctionnement : sans cesse il lui faut retravailler la materia prima de son Verbier, replonger dans la matière en ébullition de ce que Michaux appelait « l’espace du dedans » – l’espace furieux de son animal imaginaire. Magma Novarina.
Revoici donc « la boîte avec les petits hommes dedans », accessoire guignolesque qui remonte à La Chair de l’homme (1995). Les acteurs du Drame comme les personnages déjà à l’œuvre dans L’Opérette imaginaire (1998) et/ou L’Acte inconnu (2007) : Manuel Le Lièvre, Christian Paccoud, Dominique Parent, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, Valérie Vinci ; Le Galoupe, Le Valet de carreau, Autrui, Raymond de la Matière, Le Déséquilibriste, L’illogicien, L’Ouvrier du drame, Le Coureur de Hop, Jean Qui Corde… Des phrases clés : « De l’homme à l’animal : un pas » (L’Opérette imaginaire), « J’ai mal au trou qui pense » (La Scène)…
Des passages ou des séquences entières, empruntés en premier lieu à L’Acte inconnu, repris avec ou sans variations mais dans une optique différente : une prière carnavalesque (III, 3 : « Solitude »), dans la bouche de L’Isolâtre, participe d’une composition musicale avec contrepoint ; les « Volutes », le « Tableau noir » et la « Somme contre les gens », sections appartenant à la « Comédie circulaire », débouchent cette fois sur de subtiles volutes lexicales (avec, à la page 118, ces à-peu-près et dérivations plus ou moins fantaisistes : « une demoiselle de la demoisellerie, son demoiseau, une dromoiselle, son passe-noiseau ») et surtout une critique des intellectuels médiatiques et une parodie de l’écriture inclusive ; l’attaque contre la psychanalyse (III., 8 : « L’Interprétation des rêves ») fait d’autant plus mouche dans « Les Cinq rêves » que survient le Docteur Causal, dont le nom même indique clairement que se trouve visé le causalisme systématique de Freud…
Comme d’autres Modernes avant lui, écrivains ou cinéastes, Valère Novarina éprouve le besoin de revisiter son territoire (le Novarimonde) pour nous emmener dans la nouvelle révolution qui s’empare de lui vers un autre Ailleurs : tel l’auteur d’Ubu roi, son mode de création est spiralique. « J’écris ce que je ne pense pas encore », lâche-t-il dès le préambule, au beau milieu d’une page empruntée à Madame Guyon ; l’aventure de la Parole est infinie, il suffit de laisser libre cours à son animal pour dériver dans l’imaginaire. Et sa puissance d’attraction est impressionnante… Dans le contrepoint initial, Le Coureur de Hop rend parfaitement compte de ce que peut être le mouvement de déterritorialisation : « Il faut que j’aille dans l’anti-monde et que je discute avec des anti-personnes et que de l’anti-lumière se répande sur les anti-objets ; il faut que j’entre dans un anti-homme, voilà la seule contrefaçon probante de me sortir d’ici »… Emboîtons-lui le pas.
Surrection et insurrection
L’un des temps énumérés par Personne (sic) correspond à la fabrique novarinienne, « le tourbillonnaire » : par séries de voltes et volutes – conformément au modèle circassien qui régit la dynamique catastrophique –, la surrection (des acteurs, des figures, des paroles) va de pair avec l’insurrection contre les discours mécaniques. En une sarabande envoûtante, le ballet est rythmé par les apparitions/disparitions des comédiens comme des toiles de 4 m2 qui, sur fond blanc, donnent vue sur notre chaos intérieur. Au centre, deux panneaux au fond chromatique saturé sur lequel se détachent diverses formes (dont un fondamental point d’interrogation), le bleu spirituel du premier contrastant avec une part d’ombre qui domine le second ; entre les deux, un vide communiquant avec l’arrière-scène, d’où tout provient et où tout retourne.
Les agents du Drame virevoltent devant et autour de cette érectile présence symbolique, voire totémique – trois fois plus haute qu’eux. Pour y exécuter un exercice de virtuose qui n’est pas tout à fait de même nature que celui du formidable violoniste jazz Mathias Lévy : l’insolite dialogue du Romancier, qui reprend le début de la tirade mémorable prononcée par L’Infini Romancier de L’Opérette imaginaire. Pour y fustiger les infernales machines et machineries langagières de notre temps.
Trois siècles et demi après Molière, comment ne pas s’insurger contre le ridicule de cette purification de la langue entreprise par un puritanisme contagieux ? On ne peut que rire de la démonstration par l’absurde menée par l’inimitable Raymond de la Matière : « Écoute-moi bien, Andréa, quand tu pratiques le cuisine et non la cuisine, tu n’as plus besoin d’éplucher les légumes, tu peux immédiatement faire une omelette sans casser des œufs ». Suivons-le jusqu’au bout : « As-tu remarqué, Andréa, comme notre langue surabonde de sons inutiles ! Pléthore de voyelles, gaspillage de consonnes superfétatoires ! “Ô vaines diphtongues !” Trop de phonèmes en français, Andréa, sont des souvenirs de l’Ancien Régime. Aplanissons ! équalisons, répandons le û, épandons le û : pacifieur, et réunificateur ! “Lu cheval, lu jument ; lu maman lit lu journal ; lu papa pluche lu poiru” »…
Autres cibles : la sloganisation de la parole politique et, bien entendu, la tout aussi dangereuse automatisation du discours médiatique. Un exemple, extrait du Journal débité par Le Grand Communicateur : « “Le collectif Il est désespérant d’être nous vient de se réunir à Nul-sur-Yvette pour mettre fin à ses jours”. “L’association Lassitude d’être soi ouvrira demain son cent-trente-huitième Symposium sur la Délation, la Procrastination, la Repentance, la Résilience, l’Acédie, le Déni, le Renoncement, le Remords, le Repentir, et l’Irréparabilité” »…
En synergie avec l’auteur, chaque acteur est hors de lui. Au reste, c’est ce qu’a apprécié Novarina lors de sa rencontre avec les comédiens haïtiens rapportée dans Voie négative : « Ici, en Haïti, on n’a pas oublié que les mains vont prendre l’énergie là où elle se trouve : dans notre sous-sol animal, “chez la nature” – et largement hors d’homme : dans les attractions de l’espace vide de nous ». D’où la présence sur scène d’Édouard Baptiste et de Bedfod Valès, dont les savoureuses interventions décalées nous font ouïrvoir la manducation du Verbe.
Et comme tout est en perpétuelle mutation dans cet univers tourbillonnant, le spectacle sort le texte de ses gonds, excède le flux programmé. Ravis par une telle maestria, un tel maelström, on ne peut qu’acter avec Novarina, et comme la scène novarinienne débouche toujours sur la Cène, partager le Repas poétique avec les acteurs, que l’on pourra retrouver, entre autres, à Marseille, Sète, Bayonne, comme au TNP-Villerbanne.
« L’Animal imaginaire» de Valère Novarina au Théâtre de La Colline jusqu’au 13 octobre.
Valère Novarina, L’Animal imaginaire, P.O.L, 240 pages.