Littérature

Une « hantologie » de la disparition – à propos de Trois anneaux de Daniel Mendelsohn

Écrivain

Dans Trois anneaux, Daniel Mendelsohn évoque plusieurs exils et récits d’exils en une sorte d’anthologie, ou plutôt d’« hantologie ». Car sa maison littéraire est hantée par des fantômes, avec lesquels il dialogue : Erich Auerbach, François Fénelon, W. G. Sebald, ou encore Homère et son Ulysse, incarnation de l’errance. Plongé dans la nuit de l’Histoire, l’auteur fait toutefois scintiller une constellation en reliant, de page en page, des points séparés dans le temps et dans l’espace, grâce à de subtils effets d’échos. Une cartographie des mythes de notre civilisation.

Dans son livre Un Tombeau pour Boris Davidovitch, Danilo Kis écrivait : « Les Grecs anciens avaient une coutume digne de respect : à ceux qui avaient brûlé, que les cratères des volcans avaient engloutis, que la lave avait ensevelis, à ceux que les bêtes sauvages avaient lacérés ou que les requins avaient dévorés, à ceux que les vautours avaient déchiquetés dans le désert, ils édifiaient dans leur patrie ce qu’on appelle des cénotaphes, des tombeaux vides, car le corps est feu, eau ou terre, mais “l’âme est l’alpha et l’omega, c’est à elle qu’il faut élever un sanctuaire”. »

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En lisant Trois anneaux de Daniel Mendelsohn, j’ai repensé à Danilo Kis, dont l’œuvre, comme celle de Mendelsohn, est hantée par la disparition de ses proches pendant la deuxième guerre mondiale. « Mon enfance et mon adolescence ont été hantées par la disparition de mon père à Auschwitz et celle de pratiquement toute ma famille. Cette mystérieuse disparition des gens, qui constitue le noyau de ma littérature, est un phénomène crucial du XXe siècle. »

Comme beaucoup d’écrivains centre-européens, Kis avait le sentiment d’être le rescapé d’un naufrage ; naufrage intime, celui de la disparition du père et de toute la famille dans les camps nazis, mais aussi naufrage d’un monde, l’Europe centrale avec sa diversité culturelle, ethnique, religieuse. Dans un entretien pour Libération, il me confiait : « J’ai vécu entre trois religions – orthodoxe, juive et catholique –, deux langues – le hongrois et le serbo-croate –, deux pays – plus la France – et connu deux univers politiques différents […] S’il n’y avait la brume de mes origines, je me demande quelles raisons j’aurais de faire de la littérature. »

Kis : une biographie typiquement centre-européenne ; avec ses contradictions, ses déplacements, son plurilinguisme, son humour d’assiégé et la trace indélébile des camps d’extermination nazis et du goulag soviétique. Kis était une sorte d’archiviste dont le travail consistait non pas à recréer un monde disparu, à la manière des auteurs de romans historiques, mais plutôt en archéologue à en rassembler les ruines, les traces. « Littérature des greffes, des cénotaphes, des tombeaux vides érigés en mémoire des disparus ».

Ce que réalise magistralement Mendelsohn avec Trois anneaux, c’est une cartographie des mythes qui hantent notre civilisation.

Si je me suis souvenu de Danilo Kis en lisant Trois anneaux de Daniel Mendelsohn, c’est qu’il aurait pu figurer dans cette lignée d’auteurs que Mendelsohn convoque dans son étourdissant voyage au pays des disparus. Car le livre de Mendelsohn a le pouvoir de convoquer non seulement les disparus dont il parle, mais – et c’est le signe de l’authenticité de toute son entreprise – il a le pouvoir de convoquer nos propres disparus, chacun peut l’enrichir de ses propres expériences de l’exil et du deuil.

À l’écart des polémiques parisiennes qui ont marqué cette rentrée littéraire, Trois anneaux de Daniel Mendelsohn brille comme une constellation, évoquant des siècles d’absences et d’opacités. L’image est à prendre à la lettre. Une constellation est un « groupe d’étoiles que l’on peut relier par des lignes imaginaires, permettant un repérage céleste et terrestre mais aussi un traçage symbolique qui fait apparaître un ensemble de mythes et de représentations ». C’est ce que réalise magistralement Mendelsohn avec Trois anneaux, il trace des lignes, ou plutôt des cercles, qui relient des points séparés dans le temps et dans l’espace : une cartographie des mythes qui hantent notre civilisation.

Mais il ne le fait pas à la manière d’un érudit enfermé dans ses livres et son savoir, ce cartographe érudit n’observe pas avec autorité, de loin, en surplomb, il est présent, j’allais dire charnellement, avec son « désespoir narratif » comme il nous en avertit dès les premières pages de son livre et jusqu’à ses derniers mots, il est à l’œuvre, avec acharnement, aux prises avec la chair de l’expérience – « peindre avec les peaux » disait Leonard. Dans un incessant va-et-vient, Mendelsohn rapporte les récits et les expériences d’exil à ses propres expériences de l’exil et à sa propre écriture de l’exil dans Les Disparus et Une odyssée, dont Trois anneaux forme une sorte de coda ou de queue de comète pour rester dans la métaphore stellaire.

Art de l’exposition des récits les uns aux autres plutôt que confession de l’auteur. C’est le grand malentendu de l’autofiction, genre dans lequel on a rangé le livre de Mendelsohn, aux côtés d’autres romans de cette rentrée littéraire. Si Mendelsohn est présent dans ce livre, ce n’est pas pour se raconter, c’est à la manière de la main qui guide et qui trace, comme un cartographe aux mains nues, et qui n’a, pour mener à bien son travail, d’autre instrument que lui même, comme l’arpenteur de Kafka, ou comme l’observateur de Einstein qui s’inclut dans le champ observé.

Son livre est une anthologie des récits d’exil, mais aussi une « hantologie ». Sa maison littéraire est hantée, de Homère à Sebald, de Fénelon à Auerbach, par quelques fantômes avec qui il est en conversation. Don’t disturb! Car Mendelsohn entretient avec ces fantômes un rapport émotionnel presque charnel, cultivé par la lecture mais aussi par l’écriture et l’enseignement, dans un corps-à-corps des esprits, serait-on tenté de dire. C’est le tour de force de son livre : nous rendre proches ses lointains ancêtres, ses chers disparus. Il a une manière de les convoquer, à la barre de son livre, par une sorte de séduction de l’esprit s’exprimant par des imprécations et des chants, des prières dont l’épopée d’Homère est à la fois le berceau et le tombeau.

Trois anneaux de Mendelsohn n’est pas un roman, même s’il est beaucoup question d’histoires dans ce livre, car rien de ce qui est raconté n’est le fruit de l’imagination, tout est vrai, historiquement documenté. Ce n’est pas un essai non plus car l’auteur a choisi de raconter plusieurs histoires qui s’entrecroisent et se font écho. Trop théorique et érudit pour un roman. Trop narratif pour un essai littéraire. Le sous-titre de la traduction française le qualifie de « conte d’exils », une manière de contourner la difficulté ; mais, s’il est bien question d’exils dans ce livre, ce n’est pas un conte au sens où on l’entend le plus souvent, c’est-à-dire un récit généralement bref qui relate des faits imaginaires. Les contes nous font entrer dans un monde merveilleux où règnent l’invraisemblance et le surnaturel. Rien de tel dans Trois anneaux qui explore les grandes tragédies du XXe siècle et les exils légendaires qui ont tramé l’histoire de l’Europe. C’est un livre défiant les genres littéraires, « a genre-defying » book écrit le Wall Street Journal, mais n’est-ce pas plutôt l’histoire du XXe siècle avec ses chocs traumatiques qui défie les genres littéraires ?

C’est à ce défi narratif que répond Trois anneaux.

Le sous-titre de l’édition originale en anglais le suggère : « a tale of exile, narrative, and fate » (« une histoire d’exil, de récit, et de destin »). L’apparente tautologie « une histoire de récit » nous introduit dans la chambre noire du livre, qui ne se réduit pas à raconter des histoires mais questionne la manière de les raconter. Pourquoi certains récits nous hantent, comment ils nous arrivent, telle une rencontre ou un accident, comment ils nous habitent, et parfois changent nos vies. Qu’est ce que la littérature lorsqu’elle n’est pas ainsi chargée de vie et de souvenirs, mnémo-active si l’on peut dire, ou bio-active, créatrice de vie et de souvenirs, plutôt que critique de la vie comme l’est trop souvent la littérature française. Voilà quelques unes des questions qui donnent à ce livre sa nécessité et font de lui une sorte de bréviaire profane, un vade-mecum pour exilés.

Un récit en appelle un autre, un voyage un autre, un exil se démultiplie pour ouvrir à d’autres exils.

Combinant mémoires, biographie, histoire et critique littéraire, Trois anneaux tisse les histoires de trois écrivains. Erich Auerbach qui, réfugié à Istanbul pour fuir le nazisme, compose le chef d’œuvre de la critique littéraire, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), le seul livre à emporter sur une île déserte car il les contient tous. François Fénelon qui écrivit une suite à l’Odyssée, Les Aventures de Télémaque (1699), un best seller de l’époque. W. G. Sebald, qui fuit son pays, dans les années 1960 et s’exile en Angleterre, où il écrira son œuvre, et en particulier Les Anneaux de Saturne (1995).

Mendelsohn déroule un ruban de Möbius sous nos yeux, sur lequel se côtoient dans une troublante simultanéité l’Odyssée d’Homère, Les Aventures de Télémaque de Fénelon, À la recherche du temps perdu de Proust, plusieurs romans de W.G. Sebald et Mimésis d’Erich Auerbach. Ici les sources littéraires ne sont pas des retours à l’origine, à la source unique de la civilisation, comme le prétend la détestable rumeur contemporaine, elles sont des témoins transmis de main à main et d’esprit à esprit, traduites, déplacées, nuées de mots dispersés, ensemencements, qui déplacent les centres de gravité culturels, les pôles d’intensité à l’autre bout de la puissance exclusiviste des fantassins de l’identité. Un récit en appelle un autre, un voyage un autre, un exil se démultiplie pour ouvrir à d’autres exils, dans une chambre d’échos qui revient toujours à la même scène primitive, au même point de départ qui est une scène d’arrivée.

« Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage. Il est séparé de sa famille depuis quelque temps ; quelque part, il y a une épouse, peut-être un enfant. Le voyage a été mouvementé, et l’étranger est fatigué. Il s’arrête devant la bâtisse où il habitera désormais, et avance vers l’entrée : plus que quelques pas pour boucler la dernière étape du parcours improbable et détourné qui l’a conduit jusqu’ici. Lentement, il franchit l’arche qui bâille devant lui et se fond bientôt dans son obscurité, comme un personnage mythologique disparaissant dans les mâchoires de quelque monstre fabuleux ou dans l’immensité de la mer. »

Cet étranger n’est pas une personne en particulier, il pourrait être, nous dit Mendelsohn, n’importe quel homme de ce dernier demi-siècle, un Syrien, un Bosniaque, un Kurde, un Anglais, un Ougandais. Quelques décennies plus tôt, ç’aurait pu être un juif, un affable citoyen d’Europe centrale, soudain propulsé dans une ville lointaine qu’il aurait peine à imaginer dans la vie qui jusqu’alors était la sienne : Shanghai, Tachkent, Chicago, Istanbul… Ou si l’on remonte plus loin, en 1492, l’un de ces dizaines de milliers de Juifs et de musulmans chassés d’Espagne par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle et accueillis à Istanbul. « Vous prétendez que Ferdinand est un souverain sage, ironisa alors le sultan Bayezid, lui qui a appauvri son pays et enrichi le mien. » Ce réfugié pourrait être encore l’un des nombreux savants qui s’enfuirent après la chute de Constantinople en 1453 vers l’Ouest, surtout vers l’Italie, où ils changèrent la nature même du savoir, le grec réintégrant pour la première fois depuis un millénaire l’esprit européen.

Mendelsohn s’ingénie à donner à ce réfugié emblématique mille visages comme celui de Jean Lascar, par exemple, « rejeton d’une famille aristocratique athénienne qui n’était qu’un gamin de huit ans à l’époque de la chute de Constantinople, et devint à Venise un spécialiste reconnu de la littérature grecque, un homme qui participa à de grandes entreprises intellectuelles de son temps, depuis l’impression de l’édition princeps de la Poétique d’Aristote jusqu’au commentaire des dix tomes des Histoires de Laonicos Chalcondyle ». Combien de ces passeurs emmenant, dans leurs précieux bagages de manuscrits, le savoir de l’humanité qu’ils dispersèrent aux quatre coins du monde dans une pollinisation culturelle !

Et il pourrait être aussi Ulysse, dont l’équation existentielle était déposée, nous rappelle Mendelsohn, dans le premier vers du chant I de l’Odyssée, qui nous apprend deux choses essentielles sur lui : d’abord, qu’il est polytropos, c’est-à-dire « aux mille détours », un adjectif qui s’applique non seulement à l’homme lui-même – ces tours et détours d’esprit, ces fourvoiements, inventions et mensonges purs et simples qu’il fabrique avec tant de talent – mais aussi au parcours cruellement détourné qu’il doit emprunter pour rejoindre sa destination, un parcours qui le force plus d’une fois à revenir sur ses pas pour reprendre de zéro : voyager en cercles, tourner en rond.

Ce réfugié exemplaire, on l’aura compris, ce n’est pas une personne c’est une figure, la figure de l’errance, de l’expulsé, jeté sur les routes par la misère, la guerre, la haine, le migrant mais aussi le messager, figure de la transmission. Cet étranger est un traducteur mais aussi un homme traduit, c’est-à-dire porté au-delà de son origine, comme ces savants de Constantinople – mála pollá plángthê : « contraint à de vastes errances », nous dit Homère.

Roman « polyhistorique », dévorateur de formes et de genres.

Trois anneaux nous raconte dans un imbroglio plusieurs histoires, l’exil, la mémoire, la disparition des êtres chers, l’érosion des traces, la dispersion et la disparition. Le livre entretient plusieurs histoires enchevêtrées. Il peut se lire comme un récit de voyage qui retrace les grandes migrations qui jalonnent l’histoire de l’Europe, celle des hommes mais aussi celle des mots, des livres, des langues, des mythes, une enquête géo-littéraire. C’est un livre qui marche sur les pas de trois grands auteurs de la littérature européenne, un roman policier qui met en jeu trop de suspects à la fois, dispersés sur trop de scènes de crimes, un essai érudit sur l’art de la composition, un roman d’apprentissage (les deux premières parties du livre s’intitulent « Le lycée français » et « L’éducation des jeunes filles »). Roman d’apprentissage, mais aussi roman de dé-formation, celle que la vie inflige à nos idéaux les plus nobles et même, pour reprendre l’expression de Fitzgerald (The Crack-Up), un roman de « démolition » des évidences identitaires et des illusions de stabilité.

Le choix du genre littéraire n’est pas dans Trois Anneaux une question scolastique, c’est le cœur aimanté du livre autour duquel sont attirés et convergent tous les récits que Mendelsohn convoque. Énigme centrale depuis les origines orales et épiques de l’art du récit jusqu’aux constructions postmodernes les plus récentes : comment raconter plusieurs histoires en même temps sans perdre le fil ? Comment redéployer l’espace du récit en démultipliant les instances narratives, en jouant sur les effets d’échos, de juxtaposition, de rupture, de confrontations d’espaces plutôt que sur la sempiternelle story des feuilletons et de séries et la tension narrative (l’intrigue, le suspense, le coup de théâtre) ? La composition de l’œuvre n’est pas une question technique, elle se hisse au niveau d’un enjeu existentiel.

Roman « polyhistorique », dévorateur de formes et de genres. Art de l’exposition des récits les uns aux autres. Il est beaucoup question de composition circulaire, de spirales, qui entrelacent les différents récits mais pour faire entrer autant d’histoires et de personnages dans une même histoire, il y faut aussi un art de la « condensation ». Prouesse que réalise Mendelsohn dans ce livre bref et si polytropos, riche de ses ellipses et de ses détours. La lecture de Trois anneaux nécessite cette attention multidimensionnelle dont parle P. Klee, cette vision mobile et disjonctive qui saisit les ruptures, les déplacements.

Trois anneaux s’inscrit dans la longue histoire des formes littéraires qui court depuis Homère jusqu’à Joyce et, au-delà, à toute la littérature qu’on dit postmoderne, et qui a pour dessein non pas l’histoire qui est racontée, mais la manière dont on les raconte.

Les livres de Daniel Mendelsohn sont écrits dans une sorte d’encre sympathique, ces encres invisibles utilisées jadis dans l’espionnage et qui deviennent visibles sous l’effet d’une source de chaleur ou d’un agent chimique, mais chez Mendelsohn, ces révélateurs ne sont pas des agents extérieurs à l’œuvre, ils font partie de la composition de ses livres. Composition circulaire, art de la condensation, technique du contrepoint, tremblement du sens dans l’étymologie, art de la variation, répétition… autant de moyens de faire apparaître ce qui disparaît.

L’enjeu dépasse la question du genre littéraire pour accéder à la dimension d’une expérience éthique lorsque l’auteur raconte dans les premières pages la crise qu’il a traversée après des années d’enquête pour écrire Les Disparus, son récit sur l’Holocauste lorsque son désespoir émotionnel a pris avec le temps la dimension d’un « désespoir narratif » qu’il qualifie de crise post-traumatique, comme si l’écriture d’un tel livre avait constitué pour son auteur un véritable « trauma ».

« Lorsque j’ai fini d’écrire cette histoire [NDLR : Les Disparus], je me suis retrouvé incapable de bouger. Sur le coup, j’ai simplement mis cela sur le compte de la fatigue ; mais maintenant, avec quinze ans et demi de recul, je comprends que j’avais en fait traversé une sorte de crise, voire une forme de dépression. Pendant plusieurs mois, j’avais du mal à quitter mon appartement, et plus encore à entreprendre le moindre voyage […] il m’arrivait parfois de me trouver au milieu d’une pièce, regardant autour de moi, sans plus me rappeler ce que j’étais venu y faire. Debout, décontenancé, immobile, je fondais en larmes. Une amie psychiatre m’a dit à l’époque que j’étais en train de faire un genre de crise post-traumatique. Après avoir écouté pendant cinq ans des récits de violence et de destruction sans pouvoir les assimiler émotionnellement (parce qu’au moment où je les écoutais, mon unique souci était de « consigner cette histoire »), je faisais maintenant, supposait mon amie, une réaction à retardement. Et c’était là, selon elle, rentré dans le cadre familier de mon appartement, que je “faisais mon deuil”. »

Mendelsohn raconte qu’il a pu en sortir quand il a compris qu’il souffrait de ce que les Grecs appellent l’aporia : un état de désarroi désespéré, figé, le manque de ressources pour trouver l’issue d’un problème. Le mot aporia signifie en grec « absence de chemin » ou « voie sans issue ». « J’étais, dans la manière de penser des Grecs, sans chemin – un terme qui, dans l’Odyssée, désigne précisément la mer, ce terrifiant néant uniforme et vide dont Ulysse doit s’extirper, littéralement et métaphoriquement, pour retrouver son identité et le chemin de son pays. »

C’est peut-être ce qui est le plus admirable dans l’écriture de Mendelsohn et qui n’appartient qu’à lui : il fait de l’érudition une élévation, de l’art du récit une initiation spirituelle, de l’exil un élargissement, une expérience décisive qui permet une nouvelle exploration du réel, la découverte d’un nouveau monde.

Daniel Mendelsohn, Trois anneaux, traduit de l’anglais par Isabelle D. Taudière, Flammarion, septembre 2020, 192 pages.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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