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La démographie électorale est-elle un danger pour la démocratie états-unienne ?

Historien

Au terme de ces élections présidentielles américaines, extraordinaires à bien des égards, on ne peut qu’être frappé par la remarquable stabilité de la carte électorale. Est-ce la raison pour laquelle les médias et les stratèges électoraux font une telle place à la démographie ? En tout cas, à cause de la segmentation du corps électoral en innombrables blocs, les partis politiques apparaissent davantage comme des coalitions d’intérêts que comme porte-paroles d’un programme. Et, de ce fait, le débat d’idées se voit malheureusement relégué au second plan.

Alors que les États-Unis sont encore en train de compter les votes des élections du 3 novembre au terme de ce qui a souvent été présenté comme un référendum pour ou contre Donald Trump, on ne peut qu’être frappé par la remarquable stabilité de la carte électorale. Ces élections, comme les précédentes, auront été décidées à la marge dans un petit nombre d’États et de circonscriptions.

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Il ne s’agit pas seulement de l’élection présidentielle, remportée par Joe Biden grâce à la reconquête d’États anciennement démocrates du Midwest qu’Hillary Clinton avait perdus avec une marge très faible en 2016, mais aussi des élections au Sénat où, dans l’attente des résultats du deuxième tour en Géorgie, seuls trois sièges ont changé de camp (soit un gain net d’un siège pour les Démocrates), et à la Chambre des représentants, où les Démocrates conservent leur majorité mais perdent plusieurs des sièges conquis en 2018. Cette stabilité tient à plusieurs facteurs : le système électoral états-unien avec le rôle des grands électeurs qui fait que seuls quelques États (les fameux swing states) décident de l’élection, le scrutin à un tour dans la grande majorité des cas (qui limite l’émergence de tiers partis) pour le Sénat et la Chambre, et le découpage électoral partisan (gerrymandering) qui fait qu’à la Chambre des représentants, à chaque scrutin, plus de 90 % des sortants sont reconduits.

Cette remarquable stabilité est-elle la raison pour laquelle les commentateurs et les stratèges électoraux font une telle place à la démographie ? Qu’il s’agisse de John King, journaliste de CNN qui, à l’aide de son « mur magique », démontre aux téléspectateurs que tout est question de géographie et donc de démographie, ou des operatives, des partis qui cherchent à identifier les viviers de voix à capter ou au contraire à neutraliser via les différentes techniques de voter suppression par lesquelles les partis modèlent le corps électoral, tous tendent à montrer que la technique électorale est tout entière affaire de paquets de voix à déplacer, à ajouter ou à retrancher mais rarement d’électeurs indécis à convaincre. Les enquêtes préélectorales faisaient d’ailleurs état d’un nombre minime d’électeurs indécis à la veille de ce scrutin.

Il me semble que l’usage massif de la segmentation du corps électoral en innombrables blocs, dans le discours comme dans les stratégies électorales des deux grands partis, qui se pensent tous deux comme des coalitions d’intérêts et de préférences plutôt que porteurs de programmes (au point que Donald Trump a été en 2020 le premier candidat à l’élection présidentielle à se présenter sans programme), indique un rapport à la politique électorale où l’idéologie et le débat d’idées ont peu de place.

Ainsi les médias états-uniens ont l’habitude de présenter les résultats et les sondages sortis des urnes avec en premier une ventilation démographique, notamment par race ou ethnicité, et secondairement par opinion sur un certain nombre de sujets plutôt de société que de politiques publiques (avortement, religion, police, port d’armes etc.). Certes il est question de valeurs opposées, mais ces valeurs apparaissent stables dans le temps et détachées des mesures concrètes.

On pourrait ainsi lire les résultats des dernières élections non pas comme la manifestation de choix entre des politiques publiques différentes mais comme l’expression d’affiliations assez stables dans le temps.

Les politistes états-uniens ont de longue date commenté la polarisation croissante de la vie politique. Parmi les élus, cela se traduit par des votes de plus en plus strictement alignés sur les affiliations partisanes au Congrès (ce qui n’était pas le cas lorsque Joe Biden présidait la commission des lois au Sénat en 1993 quand Ruth Bader Ginsburg, juge clairement identifiée comme progressiste, fut confirmée par 93 voix contre 3) et, parmi les électeurs, par un comportement plus loyal, moins volatile, alors même que la désaffection à l’égard des élus nationaux est documentée par de nombreuses enquêtes.

Certains parlent même de « polarisation affective », c’est-à-dire que la plupart des électeurs se pensent soit partisans des rouges (les Républicains) soit des bleus (les Démocrates) d’une élection à l’autre, de la même manière qu’ils sont supporteurs d’une équipe sportive locale, indépendamment des changements de joueurs ou des résultats de l’équipe. Un déterminant important de leur affiliation est leur hostilité envers l’autre groupe davantage que l’adhésion à une proposition politique. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le principal site qui propose des analyses quantitatives et des prévisions des résultats électoraux en combinant de nombreuses variables, Five Thirty Eight, soit également un site d’analyse quantitative des compétitions sportives. Il est vrai que l’histoire de la démocratie américaine est intimement liée à celle des chiffres, comme le rappelait ici même Ted Porter.

On pourrait ainsi lire les résultats des dernières élections non pas comme la manifestation de choix entre des politiques publiques différentes mais comme l’expression d’affiliations assez stables dans le temps. Dans ce contexte, l’enjeu pour les équipes de campagne est soit de miser sur le renouvellement du corps électoral soit de concentrer leurs messages de campagne sur les électeurs susceptibles de voter autrement que d’habitude.

Pour le Parti démocrate, la première stratégie c’était de présenter aux primaires les figures les plus à gauche dans des circonscriptions imperdables et la deuxième de ravir ou de conserver, avec des figures centristes, des circonscriptions républicaines dont la sociologie suggère qu’elles peuvent osciller entre les deux partis, typiquement les classes moyennes des banlieues, traditionnellement républicaines mais rebutées par l’orientation radicale du parti sous Trump, lesquelles ont donné aux Démocrates la majorité à la Chambre en 2018.

Mais à côté de ce petit nombre de swing districts, la grande majorité des circonscriptions aux États-Unis disposent d’une identité partisane forte, soit républicaine soit démocrate, ce qui incite les élus de ces circonscriptions à la surenchère partisane car la compétition se joue davantage dans les primaires que lors du scrutin. Du côté des Républicains, la campagne s’est souvent résumé à une exigence de loyauté envers le président et les valeurs conservatrices, ainsi qu’à une diabolisation de l’adversaire uniformément présenté comme « socialiste » ou « anti-flic ».

Que dit du fonctionnement des deux grands partis cette focalisation sur les segments démographiques à faire basculer ? Comme l’a rappelé dans un entretien récent dans Le Monde l’historienne Jill Lepore, cette vision démographiquement segmentée de l’électorat trouve ses origines dans le marketing et le data mining. Pour autant la segmentation ne vise pas à essentialiser les électeurs en grandes catégories, mais au contraire à établir de multiples profils types en croisant de nombreuses données et surtout à les géolocaliser pour savoir où investir les ressources de la campagne, qui cibler avec le meilleur retour sur investissement.

Ainsi ces méthodes permettent de savoir que les électeurs qui sont des hommes latinos chrétiens évangéliques voteront davantage pour les candidats républicains que les hommes latinos catholiques, mais moins que les blancs non hispaniques évangéliques qui sont le segment le plus fiable de l’électorat conservateur. On sait également que la pondération des différents critères ne sera pas la même selon les États, le critère religieux par exemple pesant plus, toutes choses égales par ailleurs, dans certaines régions que dans d’autres. De la même façon la sociologie électorale a accordé une grande attention au gender gap qui fait que les hommes votent un peu plus républicain et les femmes un peu plus démocrate, mais cet écart varie selon l’âge, le niveau d’éducation, l’origine et la région.

Dans un pays où les statistiques publiques, à commencer par le recensement, enregistrent l’origine ethnoraciale des habitants des États-Unis, il est facile de prendre en compte ces variables démographiques, car elles sont présentes dans toutes les informations sur les États, les villes et les comtés. Les stratèges électoraux savent que les personnes qui partagent un certain nombre de caractéristiques démographiques ne pensent pas toutes pareil, mais leur calcul repose sur l’idée que le croisement des données et leur projection sur la carte électorale permet d’identifier les segments susceptibles de changer de vote dans les circonscriptions clés.

Il est possible que plus les techniques de marketing politique gagneront en sophistication, plus la politique entendue comme débat sur des politiques publiques y perdra.

Historiquement, les Afro-Américains, largement exclus du vote dans les États du Sud jusqu’en 1965, ont peu suscité l’intérêt des sondeurs et des responsables de campagnes électorales, d’autant que leur vote est, depuis l’adoption des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et 1965, largement acquis aux Démocrates. Mais lors des élections récentes, ils ont fait l’objet de campagnes ciblées qui ont pris des formes différentes. L’une d’entre elles a consisté à identifier les électeurs qu’il faut inciter à ne pas voter : une stratégie dite de dissuasion (deterrence).

En 2016 l’entreprise Cambridge Analytica, spécialisée dans le big data appliqué à la politique, a identifié pour le compte du Parti républicain des dizaines de milliers d’électeurs afro-américains présents sur Facebook et leur a adressé des messages négatifs sur Hillary Clinton, rappelant notamment ses propos selon lesquels les jeunes hommes noirs délinquants seraient des « prédateurs » dont la place est en prison, alors même qu’à ce moment-là, dans les années 1990, se renforçait la politique d’incarcération de masse de cette partie de la population. Il semble que cela ait été efficace car suite à ces messages, qui n’étaient pas identifiés comme venant du Parti républicain, un certain nombre d’électeurs afro-américains se sont abstenus dans les États du Midwest que Donald Trump a gagnés de justesse.

Cette stratégie est la version technologique des nombreuses manœuvres et tactiques déployées pour rendre plus difficile le vote ou l’inscription sur les listes électorales de populations que l’on sait acquises à son adversaire politique, une stratégie qui a été ces dernières décennies l’apanage du Parti républicain qui a théorisé qu’une plus faible participation lui était de manière générale favorable.

Durant la campagne de 2020, de façon plus classique, une partie de l’électorat afro-américain conservateur, en particulier masculin et âgé, s’est détachée du traditionnel vote démocrate, séduite par les messages conservateurs (sur l’avortement, la religion notamment). On l’a dit, ce transfert de voix n’est pas massif, mais lorsqu’il se produit dans des États ou des circonscriptions où le vote était serré, il a pu infléchir les tendances, voire empêcher un État de basculer et surtout signaler aux Républicains l’existence d’un nouveau vivier de voix pour l’avenir.

L’électorat afro-américain, qui vote à peut près à 90 % pour les Démocrates – que ces électeurs soient progressistes ou non – est un cas particulier, mais il illustre de manière forte ce que l’on observe à des degrés divers dans d’autres segments, à savoir que la loyauté au camp auquel on s’identifie l’emporte sur l’adhésion avec les propositions des candidats. Les Démocrates ont d’ailleurs convenu d’un déficit d’enthousiasme au sein de cette population, l’enjeu pour eux en 2020 étant à cet égard l’abstention plutôt que le changement de camp.

Une troisième stratégie, qui repose aussi sur une analyse démographique, est celle qui a été mise en œuvre par l’organisation Fair Fight, conduite par Stacey Abrams en Géorgie, candidate démocrate battue de peu au poste de gouverneur dans cet État en 2018. Avant cette défaite, suite à la décision de la Cour suprême de 2013 qui a considérablement réduit la portée du Voting Rights Act de 1965 – qui protégeait le droit de vote des électeurs afro-américains –, des militants démocrates avaient conclu que le seul moyen de l’emporter en Géorgie, État solidement républicain, était de convaincre un nombre important de résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales de participer aux élections.

Ils ont ciblé en particulier les Afro-Américains mais aussi les mères célibataires, les jeunes et de façon générale les pauvres. Là aussi, les données démographiques disponibles leur permettaient d’identifier les viviers d’électeurs potentiels qui ne votaient pas. Tous n’étaient certainement pas démocrates mais ces efforts ont contribué à augmenter d’au moins un million le nombre d’électeurs inscrits et la majorité de ces nouveaux inscrits ont voté pour le changement et Joe Biden a pu remporter cet État qui n’avait pas voté démocrate depuis près de trente ans.

Le renouvellement de l’électorat peut aussi se faire spontanément. L’Arizona était dans les années 1990 et 2000 un État suffisamment conservateur pour que des Américains d’autres États y déménagent, notamment grâce à sa législation qui protège le port d’armes. Mais dans un pays comme les États-Unis, marqué par une forte mobilité géographique entre les États, ce sont d’autres nouveaux arrivants qui sont perçus comme responsables du basculement de cet État dans le camp démocrate aux élections de 2018 et 2020. Des centaines de milliers de Californiens se sont installés ces dernières années en Arizona où le coût du logement est moins élevé, y important leur identité politique plus libérale et alimentant avec la population locale de citoyens latinos (naturalisés ou nés aux États-Unis) une nouvelle coalition d’électeurs majoritaires, démocrate cette fois. Autrement dit, on peut penser qu’en Arizona très peu des anciens électeurs républicains ont changé leur vote, mais le basculement est dû au changement démographique qui a rendu la population plus jeune et plus diverse et donc plus démocrate, ce dont se plaignent les Républicains.

Ce facteur démographique qui voit la population états-unienne devenir plus diverse n’a pas le même poids partout. Il était perçu comme une menace à moyen terme pour un Parti républicain à l’électorat vieillissant et de moins en moins à l’image du pays dans son ensemble, mais le fait que le Parti républicain ait mieux résisté que prévu pourrait l’inciter à repousser un éventuel aggiornamento.

Les dynamiques à l’œuvre dans un autre État où la population catégorisée comme hispanique est importante, le Texas, semblent aller en 2020 dans le sens inverse : une partie de cet électorat, notamment dans les comtés proches de la frontière, a beaucoup plus voté Trump qu’en 2016, un phénomène là encore plus marqué chez les hommes. Si cette volatilité est confirmée, elle pourrait être interprétée par les stratèges républicains comme une confirmation de leur message ciblé sur des thèmes importants pour cet électorat : le rejet du socialisme identifié à Maduro et l’attachement à la liberté d’entreprise.

Cela ne voudra pas dire que la démographie ne sera plus le guide des campagnes électorales à venir mais plutôt que l’on pourrait voir davantage de déclinaisons à la carte des messages, ce qui devrait renforcer la segmentation plutôt que l’affaiblir. On pourrait donc assister à un renforcement de ces tendances qui figent le jeu politique, réduisent le débat d’idées à des étiquettes simplificatrices et où l’énergie (et donc aux États-Unis l’argent) des deux grands partis est utilisée à consolider leurs coalitions et préserver leurs terrains respectifs en tentant de faire pencher la balance de leur côté en pariant sur le déplacement des électeurs plutôt que sur l’élaboration de solutions nouvelles à même de séduire largement. Il est possible que plus les techniques de marketing politique gagneront en sophistication, plus la politique entendue comme débat sur des politiques publiques y perdra.


Paul Schor

Historien, Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Paris

Mots-clés

Démographie