Éducation

Ambivalente mixité

Sociologue

La mixité peut s’avérer un piège pour celles et ceux qui veulent lutter contre les stéréotypes de genre. Pour l’éviter, une seule solution : savoir mettre parfois entre parenthèse la référence essentielle aux deux catégories du masculin et du féminin.

La mixité, qu’elle soit sociale, ethnique ou sexuée, fait l’objet de jugements tranchés : vantée parce qu’elle s’oppose à la ségrégation et à l’intolérance qui l’accompagne, elle peut aussi au contraire être critiquée comme venant brouiller des identités à sanctuariser. De fait, la mixité sexuée, comme toute interaction, est structurée par les représentations schématiques de ce qui est « normal », vu ce qu’on est, vu ce que sont les autres. On peut alors se demander si elle ne débouche pas sur une exacerbation des stéréotypes de genre, aux effets somme toute délétères, au-delà du plaisir que l’on peut éprouver à jouer de ce que l’on est (ou semble être) aux yeux d’autrui.

Les incidences de la mixité sur les attitudes et les performances des garçons et des filles sont bien documentées. Si les différences de résultats, selon que les élèves évoluent dans un contexte mixte ou non mixte s’avèrent relativement modestes, les stéréotypes de sexe sont confortés dans les groupes mixtes. Les élèves y développent une catégorisation sexuée des disciplines ou des professions, et aussi de soi-même : la physique, c’est pour les garçons, étant une fille, je ne peux donc y exceller ou encore, la lecture, c’est un truc de filles, et donc pas pour moi… D’où des mesures pédagogiques ou politiques récurrentes pour tenter de briser ces carcans sexués, notamment ceux qui détournent les filles de professions aux débouchés réels mais perçues comme masculines, à l’instar de cette campagne nationale lancée en 1990 avec le slogan : « c’est technique, c’est pour elles », dont on retrouve certains accents dans le programme, lancé en 2013, des « ABCD de l’égalité ».

La mixité affecte également le sentiment qu’ont les élèves de leur propre compétence : ainsi, les filles ont tendance à se sous-estimer dans les domaines connotés comme masculins quand elles sont dans un groupe mixte. Est en cause ici ce qu’on appelle la « menace du stéréotype » : le fait de savoir que, vu votre groupe d’appartenance, vous êtes censé moins bien réussir telle ou telle tâche induit une pression évaluative si pesante que cela affaiblit vos chances d’y réussir effectivement. Les stéréotypes ont donc des effets bien réels sur les performances. Et pour ce qui est des stéréotypes sexués, ils jouent à plein dans une situation de mixité ; à contrario, la menace du stéréotype tend à être neutralisée quand le groupe n’est pas mixte, parce que les comparaisons sociales se font au sein du groupe d’appartenance, et que se mettre en scène comme femme ou homme est un souci moins prégnant.

En profondeur, le contexte, selon qu’il est mixte ou non, joue sur l’« identité de genre » des jeunes : ainsi, les filles qui sont scolarisées dans un contexte mixte obtiennent un score de féminité significativement plus élevé que leurs homologues fréquentant un contexte non mixte. Autrement dit, on se sent plus « féminine » quand on a en face de soi des garçons. Une raison en est qu’au sein des classes mixtes, une véritable « police des mœurs » croisée prend place : elle diffuse et contrôle les normes en matière de comportement approprié à son sexe. Pour les filles, ces normes concernent en particulier l’apparence physique, et le comportement avec les garçons ; il faut être pleine d’attention à leur égard, ménager leur susceptibilité, et scolairement ne pas avoir l’air (trop) meilleure qu’eux. Les groupes de garçons exercent également un contrôle des comportements masculins socialement adéquats. En particulier, être docile et appliqué à l’école, voire bien y réussir dans certaines matières, peut être dénoncé comme « féminin ». L’alternative, pour les jeunes des deux sexes, c’est d’être normal ou marginalisé.

L’estime de soi des filles tend à diminuer entre 14 et 23 ans alors que celle des garçons au contraire tend à augmenter.

Or un certain conformisme est fondamental pour des adolescents en phase de construction identitaire ; ils et elles vont alors s’appuyer sur les stéréotypes qui ont cours pour se positionner activement comme garçon ou comme fille. C’est particulièrement vrai dans la cour de récréation : une socialisation croisée y prend place, non sans tensions, dès lors que les garçons maintiennent une pression constante pour « tenir leur rang » et maintenir les filles « à leur place ». Au collège et au lycée, une multitude de « violences minuscules » — des insultes, des bousculades voire des coups — prend place sous l’œil souvent assez passif des adultes, tant cette violence de genre est banalisée et considérée comme normale à cet âge. La mixité, du fait des rapports de genre qui existent dans l’ensemble de la société, expose les filles à une dynamique relationnelle dominée par les garçons, avec pour résultat de moindres progressions intellectuelles et une moindre confiance dans ses possibilités. De fait, l’estime de soi des filles tend à diminuer entre 14 et 23 ans alors que celle des garçons au contraire tend à augmenter.

Clairement, la mixité tend à brider le développement intellectuel et personnel des élèves des deux sexes, en ce qu’elle renforce l’impact des stéréotypes du masculin et du féminin. À contrario, l’affranchissement des stéréotypes de sexe s’accompagne d’une meilleure réussite scolaire, pour tous les jeunes : les élèves les plus brillants sont les filles un peu « masculines » et les garçons un peu « féminins ».

Ces constats sont également valables pour les adultes, comme les psychologues l’observent dans les groupes de travail. Dans des groupes non mixtes, les comportements des femmes et des hommes sont tout à fait similaires ; en particulier, les comportements de leadership sont adoptés dans d’égales proportions par les unes et par les autres. Par contre, dans les groupes mixtes, on voit apparaître une « division du travail » entre les sexes, les femmes modérant leurs comportements de dominance et se restreignant aux seuls comportements expressifs. La notion même de comportement féminin ou masculin ne prend donc de sens que dans un contexte mixte.

C’est là un point capital : ce n’est que dans certaines situations que les personnes endossent un comportement sexué typique, quand elles estiment qu’elles ont à jouer leur rôle d’homme ou de femme. Ce sont alors les caractéristiques de la situation — en l’occurrence la mixité d’un groupe ou la connotation sexuée bien visible de telle tâche — qui expliquent l’émergence de différences de performance ou d’attitudes entre les sexes. C’est le poids des attentes stéréotypées qui pèsent dans tel ou tel contexte qui produit et reproduit en boucle le masculin et le féminin. Ceci ébranle évidemment toute conception essentialiste du masculin et du féminin, puisque c’est la nature des relations entre les sexes qui détermine ce que l’on entend comme tel. La romancière Virginie Despentes l’explicite clairement quand elle écrit, dans King Kong théorieque la féminité « massivement, c’est juste prendre l’habitude de se comporter en inférieure… », avec à l’appui de nombreux exemples (ne pas parler trop fort ou de manière trop catégorique, ne pas rechercher l’argent ou le prestige, ne pas se montrer trop sûre de soi, parfois avoir l’air un peu niaise, etc.).

Il serait paradoxal pour l’institution scolaire d’un côté d’affirmer l’égalité des sexes et d’inviter les élèves à dépasser les stéréotypes, et dans le même temps de les séparer.

Pour en revenir à l’éducation, ceci donne à réfléchir quant à l’instauration de plages non mixtes dans l’enseignement, même si ce sont en filigrane les rapports sociaux entre les sexes qui sont en jeu. Certes, en la matière, l’école ne peut pas tout. Il reste que, dans des situations non mixtes, les jeunes pourraient prendre conscience des stéréotypes qui les corsètent, ce qui est un préalable à toute remise en cause. Pourtant, séparer garçons et filles en se calant sur leur identité manifeste pose problème : il serait pour le moins paradoxal pour l’institution scolaire d’un côté d’affirmer l’égalité des sexes et d’inviter les élèves à dépasser les stéréotypes, et dans le même temps de les séparer en les réassignant à une catégorie à laquelle elle les enjoint de ne pas se limiter… Il y a là un vrai dilemme. Car concrètement, les jeunes des deux sexes peuvent sans conteste gagner à débattre entre eux : ils et elles vivent des choses différentes, peuvent à l’instant t présenter des intérêts différents… Dans le même temps, traiter les filles et les garçons comme deux groupes tranchés, avec une obligation plus ou moins forte de conformité à sa catégorie, peut difficilement être considéré comme un progrès univoque. L’acte même de distinction entre types n’est-il pas au principe de la discrimination elle-même ?

Tout le problème est là. La mixité ou la non-mixité d’un contexte d’interaction peut n’avoir aucune importance et l’on peut sans conteste s’enrichir au contact des autres ; mais ceci ne vaut que si les personnes ne sont pas bornées par des identités obligatoires et factices puisque forgées elles-mêmes par des structures sociales qu’elles n’ont pas choisies, qui les limitent en ce qu’elles les enjoignent d’être conformes à leur catégorie. C’est cette bicatégorisation du monde entre féminin et masculin qui fait de la mixité un piège. Une catégorisation qu’involontairement renforcent les politiques visant à rendre plus « visibles » les femmes (parité, féminisation du langage…), comme si les sexes avaient toujours et partout une quelconque pertinence. Est-ce si évident ? Concrètement, pourquoi la bicatégorisation sexuée (qui peut certes s’imposer dans certaines circonstances de la vie) serait-elle aussi universellement influente ? Il existe d’innombrables façons d’éprouver son corps, y compris la maternité et la sexualité, sans se laisser enfermer dans le genre masculin ou féminin ; et rien n’empêche de vivre en mode « hors genre » dans la majorité des domaines de l’existence. Il n’y a aucune raison d’étendre à la quasi-totalité de l’expérience humaine ce qui n’est qu’une différenciation fonctionnelle dans un domaine, en en déduisant une division ontologique irréductible où chaque genre et chaque sexe sont exclusifs l’un de l’autre.

Dans une société où femmes et hommes seraient libres de développer leurs traits distinctifs en accord avec leurs besoins et leurs désirs personnels, il y aurait évidemment de grandes différences entre les personnes ; mais rien n’assure qu’elles se structureraient autour des grands pôles de ce que nous appelons aujourd’hui le masculin et le féminin, qui plus est en concordance, dans la majorité des cas, avec les caractéristiques des corps. Y-aurait-il donc encore des hommes et des femmes au sens où nous l’entendons aujourd’hui ? Voilà l’épouvantail agité par tous ceux que hante la peur obsessionnelle de l’indifférenciation. Ce qui explique sans doute le charme que l’on trouve à la mixité et à la parité, comme mises en scène rassurantes…


Marie Duru-Bellat

Sociologue, Professeure émérite à Sciences Po, Chercheuse à l'Observatoire sociologique du changement et à l'Institut de recherche sur l’éducation.