Université

Tolbiac ou la force vulnérable d’une brosse à dents

Philosophe

Mais que se passe-t-il vraiment à Tolbiac ? L’épicentre de la contestation à la loi ORE, le lieu qui concentre tous les regards, est l’objet de nombreux commentaires et fantasmes. Et si se jouait là l’éclosion d’une génération qui tente de réinventer les modes de vies autant que les modes d’interventions politiques ? Avec à cœur de ramener, à contre-courant, l’espace privé dans l’espace public. Ce qui peut parfois prendre la forme d’un pot, un pot rempli de brosses à dents.

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L’université est en lutte, l’université est en crise. Les amphithéâtres sont occupés, des étudiant.e.s en ont fait leurs dortoirs ; des barricades bloquent l’accès aux bureaux ; les examens ont été suspendus ou reportés ; une partie du personnel enseignant et administratif est en grève. Au milieu de cette lutte et de cette crise, je tiens à vous parler à partir d’un point précis : Tolbiac (site universitaire de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, situé dans le 13e arrondissement).

Occupé depuis le 26 mars dernier, on le décrit comme un lieu de non-droit, comme un espace désormais saccagé, rempli de jeunes en quête de sensations fortes et d’adrénaline qui ne respectent pas les lieux publics et qui s’amusent à taguer les murs et à détruire ou voler des vidéoprojecteurs et du matériel informatique. Les jeunes occupant.e.s n’auraient pas à cœur le bien public et prendraient en otage l’administration tout entière, ils ne respecteraient pas l’institution en empêchant la bonne tenue des examens de fin de semestre. Ils seraient désormais associés à des groupuscules d’extrême gauche, des activistes et des « professionnels du désordre » pour utiliser l’expression du président de la République, Emmanuel Macron.

Vous pourriez en rester là, vous fier aux différents « on dit que », et condamner fermement ces actions. Vous pourriez vous arrêter à l’illégalité de cette occupation qui, à elle seule, délégitime cette mobilisation. Vous pourriez vous contenter de juger tous les impacts et conséquences néfastes sur le personnel et les étudiants pour la discréditer. Mais si vous souhaitiez comprendre davantage, sachez que, comme toujours, la réalité est plus complexe.

Si l’envie vous prenait de vous rendre à une soirée du samedi, vous verriez que ceux qui décrivent ces soirées comme des lieux de débauche n’expriment que leurs propres fantasmes.

Si vous vous rendiez sur le site de Tolbiac, vous verriez effectivement des sacs poubelles remplis de bouteilles vides, vous sentiriez peut-être une odeur de bière et d’urine, vous verriez des tags sur les murs et des autocollants antifascistes. Mais vous verriez aussi des banderoles et des dessins, une table sur laquelle sont rangés des ustensiles de cuisine ; vous verriez des canapés et des piles de livres à côté d’un panneau en carton avec écrit : « Espace repos, toute la journée, 24H/24H » ; vous pourriez assister à un cours sur le marxisme ; vous verriez un garçon qui passe la serpillère dans le couloir et une fille qui écrit dans un carnet. Vous y verriez de l’inventivité collective qui se fabrique au quotidien.

Et si l’envie vous prenait de vous rendre à une soirée du samedi, vous verriez que ceux qui décrivent ces soirées comme des lieux de débauche n’expriment que leurs propres fantasmes. À l’entrée, vous remarqueriez une boîte en carton dans laquelle on vous invite à déposer quelques pièces pour la cagnotte des grévistes SNCF ; une fille vous dessinerait un smiley sur le dos de la main avec un marqueur rouge pour que vous puissiez sortir et rentrer à votre guise, et vous verriez deux panneaux indiquant qu’il est interdit de filmer et d’apporter des alcools forts. Vous remarqueriez que la fête a principalement lieu à l’extérieur et qu’il est interdit de fumer dans le hall.

Vous pourriez déguster un couscous rigoureusement vegan et entendre différentes personnes (cheminots, étudiant.e.s, enseignant.e.s, personnels d’Air France) prendre la parole pour témoigner de leurs expériences et montrer leur solidarité. Vous pourriez entendre les musicien.nne.s de La Fanfare Invisible jouer quelques chansons. Vous pourriez danser, parler et voir qu’autour de vous il y a des gens « normaux », des personnes qui ne sont ni cagoulées ni agressives, vous verriez des personnes un peu plus âgées, et remarqueriez aussi quelques familles avec leurs enfants : vous serez peut-être surpris.e de découvrir que l’ambiance est amicale et joyeuse.

Et si vous vous risquiez à accéder aux toilettes, vous remarqueriez une éponge dans un verre en plastique accroché au mur avec du scotch marron à côté d’une feuille expliquant « s’il y a de l’eau partout, passe 1 p’tit coup ! » accompagné d’un cœur. Et, à côté du lavabo, vous verriez aussi un gros contenant en plastique avec une quinzaine de brosses à dents et deux tubes de dentifrice.

Ce détail est plein de sens et il a attiré mon attention, comme si ces objets si personnels qui d’habitude n’appartiennent pas à ce lieu, par leur seule présence, créaient une rupture. Déjà la composition est étrange : les brosses à dents sont nombreuses, trop nombreuses ; vous en verrez rarement autant dans une salle de bains. Elles sont entassées ensemble, dans un seul pot, et donc mélangées, ce qui du point de vue de l’hygiène buccale est loin d’être idéal (les brosses à dents étant assez semblables, le risque de confusion est élevé).

Le message qui émane d’une brosse à dents laissée dans les toilettes de l’université est à la fois fort et vulnérable.

Mais du point de vue sociologique, ce mélange et cet entassement montrent le sens du partage et du type de vie que les occupant.e.s sont en train d’inventer. Cela montre le brouillage entre espace public et espace privé, entre vie individuelle et vie collective : amener « sa » brosse à dents et la laisser dans un endroit n’est pas un acte anodin, c’est avant tout un signe de confiance. C’est aussi une manière de marquer son territoire, son appartenance : « je laisse ma brosse à dents à la fac » signifie s’identifier avec ce lieu et s’engager dans toute sa complexité. Cela signifie transformer un lieu institutionnel en essayant d’en modifier les règles pour y inscrire de l’horizontalité.

Le message qui émane d’une brosse à dents laissée dans les toilettes de l’université est à la fois fort et vulnérable. Ce n’est pas tant « je veux l’université pour moi », mais bien plutôt « je me donne à l’université », comme si ces jeunes avaient besoin de se donner à l’université pour pouvoir y être davantage inclus.e.s, pour y rester réellement, pour redécouvrir autrement ce lieu de vie, pour y trouver un vrai accueil et une ambiance ouverte où ils et elles peuvent se sentir à leur place.

Quand les étudiant.e.s crient : « à qui est la fac ? » pour répondre encore plus haut « la fac est à nous ! », le message n’est pas seulement à entendre comme une revendication anarchiste, mais aussi comme une ouverture de l’espace privé vers l’espace public. Il ne s’agit pas tant de ramener le public vers le privé (selon une vision capitaliste du social), mais bien plutôt d’amener le privé au sein du public. La convivialité et la réinvention de l’espace que cette occupation permet sont le fruit de tentatives, de tout un bric-à-brac de gestes quotidiens et d’un entrelacs de singularités. Cette confluence de subjectivités différentes provoque une prise de position qui sort du cadre habituel par un processus qui est nécessairement désorientant.

Laisser sa brosse à dents à la fac signifie vouloir faire de la fac un foyer. Et vous remarquerez que dans ce foyer, dans cette étrange maison, s’incruste aussi une nouvelle forme de vie qui ne manque pas d’organisation bien qu’elle soit contre l’ordre et l’ordonnancement. Les viviers sont rangés, différentes poubelles sont présentes pour trier les déchets, un panneau s’érige sur un mur avec un planning du roulement sur les tâches à accomplir (courses, nettoyage, cuisine) et le programme de la journée et de ses activités (cours alternatifs et ateliers). Ce panneau est là non pas simplement pour informer mais aussi pour récolter les propositions : pour que chacun.e puisse y ajouter une idée. Les assemblées générales sont très structurées, le temps de parole est respecté, la discussion est ouverte et animée. Cette organisation à l’apparence désordonnée est en réalité très organique et foncièrement collective.

« Désobéir est d’abord un mot d’amour. »

Et durant votre visite, votre regard se posera sur les murs, sur ces surfaces taguées, avec des slogans et des mots superposés en rouge, noir, ou bleu. Vous remarquerez ces écritures, vous entendrez la voix, le cri, de ces murs et le message que ces scarifications essayent de communiquer. Vous lirez peut-être une phrase écrite en gros et à la bombe rouge qui a attiré mon attention : « Désobéir est d’abord un mot d’amour. » Et là vous comprendrez, peut-être, le déchirement et la profonde tendresse qui émane de cette génération étudiante. Vous pourriez aussi en saisir la tristesse.

Cette génération a vécu sur sa peau les attaques de Charlie Hebdo et du Bataclan ; elle a posé des fleurs et des bougies devant les terrasses de café attaquées au 13 novembre 2015 ; elle a participé à Nuit Debout et maintenant elle occupe nos universités. Sommes-nous en droit de réprimer cette mobilisation sous prétexte qu’elle sème du désordre ? Et s’il y avait une nouvelle forme d’ordre au sein de cette désobéissance ? Il est instinctif de juger et de condamner lorsque nous nous sentons directement menacés dans nos fonctions, nos lois, nos désirs. Mais l’enjeu n’est ni de faire de cette génération une victime – comme si elle ne pouvait pas se prendre en charge elle-même –, ni de la responsabiliser en mettant sur ses épaules les conséquences d’un problème social qui la dépasse. L’enjeu est avant tout de la comprendre. Si nous ne justifions pas sa prise de position, essayons au moins d’entendre ce qu’elle cherche à nous dire.

 


Barbara Formis

Philosophe, Maître de conférence à l'Université Paris 1