Sciences sociales

Et tant pis si les intellectuels de gauche sont fatigués !

Politiste

Depuis novembre, le sociologue Philippe Corcuff observe le mouvement des gilets jaunes autant qu’il scrute les analyses et opinions de ses collègues à propos dudit mouvement – notamment celles publiées dans AOC, et plus attentivement encore celle donnée par Jacques Rancière. L’occasion d’un retour réflexif en forme de texte polémique écrit pour les colonnes pluralistes de notre quotidien.

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Le ridicule intellectuel se porte d’autant mieux que l’esprit de sérieux (à distinguer du sérieux de l’esprit) s’affiche professionnellement dans les milieux académiques. Au sein de la gauche intellectuelle, en tout cas parmi ceux qui s’expriment publiquement, le sérieux du ridicule semble s’épanouir dans les commentaires sur le mouvement des « gilets jaunes ». Ce ridicule a pu être aussi le mien quand, devant l’inédit, j’ai pu être tenté de rabattre l’inconnu sur le connu, la perplexité sur les certitudes, le composite sur mes questionnements intellectuels localisés, les fracas du monde sur mon nombril cognitif. Parfois, un grand penseur, comme Jacques Rancière récemment dans AOC, nous aide toutefois à penser de manière un peu plus claire, grâce à son ridicule même [1].

The Academic Left Zoo ?

Les intellectuels de gauche intervenant dans le débat public sur le mouvement social en cours n’hésitent donc pas à projeter de manière caricaturale sur ce mouvement leurs préoccupations intellectuelles du moment et/ou leurs attentes ou leurs craintes politiques. Il est certes légitime d’éclairer un morceau mouvant de la réalité à travers nos travaux et/ou nos réflexions politiques. Ce qui a été mon cas en regard de la tendance confusionniste (au sens de la stabilisation de passages rhétoriques entre extrême droite, droite et gauche) travaillant le contexte idéologique. Mais pourquoi ces interventions intellectuelles passent-elles si fréquemment de l’éclairage utile d’une zone du réel à un diagnostic bien prématuré sur son ou ses axes principa(ux)l ? Le plus souvent ces projections émanent de soutiens du mouvement, adossés à des tribunes collectives et à des pétitions.

Un des plus (involontairement ?) drôles en la matière a été Yves Citton sur AOC. Nous demandant de nous départir de la comparaison avec le Mouvement 5 étoiles italien et de son alliance gouvernementale avec l’extrême droite, il nous invite à « percer sous les Gilets jaunes » autre chose, « à regarder l’obscurité des trous noirs, plutôt que le brillant des étoiles ». La métaphore est engageante et on était prêt à découvrir grâce à lui ce cœur du mouvement qui nous était jusqu’à présent inaccessible. Cependant à la fin de l’article on tombe sur une trouvaille moins enthousiasmante, en tout cas pour le non familier des concepts fabriqués par Yves Citton himself : « la zoopolitique », définie ainsi : « en tant qu’animaux humains, nous avons des besoins matériels dont la satisfaction conditionne notre survie physique » ! Il y a une façon de croire voir loin qui ramène au nombril.

Le pire, cependant, ne se situe pas dans de tels excès de ridicule, mais dans le tragi-comique d’un Éric Hazan dans Mediapart qui a commencé à découvrir dans la rue de nouveaux « amis », « pas vraiment […] mais un peu quand même » du côté de l’extrême droite. Ces propos ont bientôt été justifiés par François Cusset dans son héroïque combat contre « le chantage électoral à la peste brune ».

Du côté des critiques du mouvement, nettement moins nombreux dans l’expression publique et pourtant violemment vilipendés sur les fils des commentaires des sites de gauche et sur les réseaux sociaux comme « traîtres » et « vendus au Pouvoir et aux Médias » (malgré les efforts de ces derniers pour accompagner plutôt positivement le mouvement, pour une fois !), l’hypertrophie rhétorique pourrait aussi faire sourire s’il ne s’agissait pas de la question dramatique et toujours malheureusement actuelle de l’antisémitisme. Danny Trom tend ainsi dans AOC à réduire le mouvement  des « gilets jaunes » à ses propres interrogations stimulantes sur les rapports entre les Juifs et les constructions politiques modernes en insistant sur le danger antisémite. Il feint alors, sous l’autorité d’Hannah Arendt, de croire que le recours à l’expression « populace » pour caractériser « les gilets jaunes » (et, avant eux, les émeutiers des banlieues de 2005) n’est pas méprisant. Comme quelques autres, j’ai pu pointer, contre la cécité de nombre d’intellectuels et de militants de ma famille politique, la gauche radicale, la présence  de l’antisémitisme dans ce mouvement. Mais à partir de quelles observations en faire la question principale ?

À travers ces deux camps, inégaux, de la gauche intellectuelle, on retrouve une modalité historique d’une polarisation plus ancienne entre, d’une part, une gauche mouvementiste, en quête d’un « populaire » qu’elle tend à homogénéiser et à essentialiser en un bloc positif, dans un paradoxal suivisme paternaliste, car elle prétend détenir le sens de son mouvement de l’extérieur, et, d’autre part, une gauche antitotalitaire pour laquelle les affects populaires, eux aussi essentialisés mais négativement, constituent une menace pour « la démocratie ». Enfermés dans une telle polarisation, on pourra difficilement repenser l’émancipation radicale des dominations en gardant en mémoire les crimes du totalitarisme, à la manière du regretté Miguel Abensour.

Ne peut-on penser en même temps les possibilités émancipatrices et les risques régressifs d’un mouvement comme les « gilets jaunes », en nous confrontant aux contradictions et aux rugosités du réel ? À la fin d’Humanisme et terreur (1947), Maurice Merleau-Ponty notait pourtant que « Le monde humain est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du désordre et interdit d’en désespérer ». Pour en prendre mieux pratiquement conscience, il faudrait tout d’abord que les gauches intellectuelles et militantes en finissent avec un para-théologisme (les discussions théologiques sont souvent plus nuancées !), c’est-à-dire avec une politique du Mal unique ou principal, et qu’elles se coltinent alors des maux d’intensité et de dangerosité variables ayant tout au plus des intersections et des interactions entre eux. Cette quasi-théologie du Mal, particulièrement active dans la gauche radicale,  débouche souvent sur une personnalisation démonisante dudit Mal, propice aux glissements conspirationnistes : « Sarkozy salaud démission ! », « Hollande salaud démission ! », « Macron salaud démission ! »…il semble même qu’un « Mélenchon salaud démission ! » soit déjà en préparation avant même que l’on sache si son couronnement présidentiel sera un jour effectif…

L’émancipation des chaînes impersonnelles de la domination (capitaliste, sexiste, coloniale, raciste, hétérosexiste, etc.) aurait plutôt à se coltiner l’adversité, dont « les adversaires » ne constituent qu’une composante secondaire. Pour Merleau-Ponty, parler d’« adversité » signifie « qu’on ne peut pas séparer nos opérations de liberté de ce fond sur lequel elles s’exercent et qui, de temps à autre, se dérobe, se dérobe à nos prises » [2]. Macron n’est aujourd’hui qu’un de nos adversaires principaux et le néolibéralisme qu’un des maux principaux nous affectant. Et la notion d’« adversité » pointe le fait que ces maux agissent aussi en nous et appelle alors un travail sur soi par rapport auquel la plume critique, voire ironique (comme celle de ce texte polémique), contre les « chers collègues » ou le lancer de cocktail Molotov contre les CRS sont de peu d’utilité.

Il n’y a pas que le mouvement lui-même des « gilets jaunes » qui nous rende mélancoliques, selon les analyses de Michel Feher dans AOC, mais aussi et surtout l’état des intellectuels de gauche dont les réactions publiques au mouvement des « gilets jaunes » constituent un symptôme inquiétant. Quelque chose comme un Academic Left Zoo ! Nous avons alors peut-être besoin de puiser notre inspiration dans une radicalité mélancolique, de Walter Benjamin à Daniel Bensaïd, ne perdant pas l’expérience de la mélancolie tout en restant ouverte aux possibles à venir. Selon les mots d’Enzo Traverso dans Mélancolie de gauche (2016), « la mélancolie d’une gauche, ni archaïque ni impuissante, qui ne veut pas se délester du fardeau du passé bien qu’il soit souvent lourd à porter ».

Entre le Rancière de l’hybridation et le Rancière de la pureté gauchiste

Les artistes de la pensée, comme Jacques Rancière, n’évitent pas toujours les ornières que nous empruntons, nous les simples artisans de la matière intellectuelle. Mais ils nous donnent davantage à penser, y compris contre eux.

J’ai été marqué par l’œuvre de Rancière dès La leçon d’Althusser (1974) que j’ai lu, lycéen, vers 1977-1978. J’y ai trouvé un appel à la vigilance vis-à-vis de l’arrogance du théoricisme et du scientisme académiques. La lecture de la revue Les révoltes logiques (1975-1981), prolongée par La Nuit des prolétaires (1981), m’a ouvert à d’autres façons de concevoir l’histoire ouvrière qui a eu des échos sur ma thèse de sociologie consacrée au syndicalisme cheminot et soutenue en 1991. Si j’ai trouvé largement injuste Le Philosophe et ses pauvres (1983) vis-à-vis de la sociologie de Pierre Bourdieu, il m’a aidé, avec les apports ultérieurs du Spectateur émancipé (2008), à faire des tensions entre la philosophie de l’émancipation de Rancière et la sociologie critique de Bourdieu un des lieux les plus heuristiques pour reformuler une théorie critique à horizon émancipateur aujourd’hui. La Mésentente (1995) a dessiné une approche dissensuelle originale de la démocratie au sein d’une philosophie politique trop fortement marquée à l’époque  par le thème du « consensus », de John Rawls en Jürgen Habermas.

L’œuvre de Rancière apparaît traversée par au moins deux fils contradictoires. Le premier fil est le plus éclairant. Il associe l’émancipation à des processus d’hybridation, contre la tentation critique, chez Guy Debord ou chez Pierre Bourdieu, de noyer les pratiques populaires dans les eaux glacées de « l’aliénation ». Il écrit ainsi dans Le philosophe et ses pauvres : « Les premiers militants ouvriers ont commencé par se prendre pour des poètes ou des chevaliers, des prêtres ou des dandies. Allodoxie qui est la seule voie de l’hétérodoxie. Passions d’emprunt usant des seuls mots qui rendent possible la réappropriation : des mots d’emprunt. » Or, la pensée critique a tendance à instaurer le soupçon « partout où se tenait l’image du partage et de l’équivoque ».

Dans d’autres composantes de l’œuvre de Rancière, la quête gauchiste d’une pureté simplifie, à l’inverse, l’analyse. Ainsi dès 1974, La leçon d’Althusser se présente comme un refus des partis de gauche et du « gauchisme classique » au nom d’un gauchisme mouvementiste incarné à l’époque par Lip et le Larzac. Dans Les révoltes logiques, Rancière mettra en cause « la gestion de gauche de l’imagination gauchiste » par l’Union de la gauche autour du Programme commun, par exemple dans le film Des enfants gâtés de Bertrand Tavernier (1977), et plus particulièrement via le « goût pour les pulls larges portés sans soutien-gorge » de l’actrice Christine Pascal [3]. En explorant les rapports entre pédagogie et émancipation dans Le Maître ignorant (1987), il condamne toutes les méthodes mixtes (de Socrate et Rousseau jusqu’aux méthodes « actives » modernes), parce qu’elles seraient contaminées par une logique de l’inégalité entre maître et élève.

Dans La Mésentente, il distingue « la politique » – l’interruption démocratique mettant en cause l’inégalité en actualisant « l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » – et « la police » – l’univers des institutions politiques et de leur gestion. À l’intensité des moments effervescents de la grâce succèderait, dans une rhétorique aux accents para-religieux, quelque chose comme la chute dans le péché institutionnel. Rancière ajoute : « La politique, dans sa spécificité, est rare. Elle est toujours locale et occasionnelle ». Entre La Leçon d’Althusser et La Mésentente, l’horizon d’une révolution sociale s’est effacé, mais un gauchisme de la pureté est demeuré, un gauchisme du deuil de la révolution, attristé, fatigué.

Rancière et « les gilets jaunes »

Dans son article pour AOC, Rancière éclaire magnifiquement en quoi le mouvement des « gilets jaunes » est travaillé par une « action collective qui déclare et vérifie la capacité de n’importe qui à formuler les questions elles-mêmes », contre le prétendu monopole (anti-démocratique) des gouvernants et des savants. Partant, il rabroue justement nos velléités d’arrogance académique face à l’évènement. Dans cette interruption radicalement démocratique sont en jeu des formes d’émancipation : « Quand un collectif d’égaux interrompt la marche normale du temps et commence à tirer sur un fil particulier – taxe sur l’essence, aujourd’hui, sélection universitaire, réforme des pensions ou du code du travail, hier – c’est tout le tissu serré des inégalités structurant l’ordre global d’un monde gouverné par la loi du profit qui commence à se dérouler. » Mais aussi la mise en cause « du pouvoir des « représentants », de ceux qui pensent et agissent pour les autres ».

Cependant le fil de la pureté gauchiste est également présent. Il prend d’abord appui sur le rejet de « la raison explicatrice » qui s’efforcerait de rendre compte des « raisons » du mouvement. Il le fait en amalgamant deux registres intellectuels pourtant clairement distincts, celui des causes de l’action et celui de ses raisons subjectives (ou motivations). Certes, les « raisons » dont parlent Rancière semblent sous dépendance de « la raison explicatrice », donc plutôt du côté des causes. Mais, en même temps, il semble également refuser la voie d’une sociologie compréhensive s’intéressant à la variété du sens que les individus donnent à leurs actions. Il préfère essentialiser le mouvement autour d’une « logique » unique : « Les révoltes n’ont pas de raisons. En revanche, elles ont une logique. »

Le risque est alors de faire comme nombre d’intellectuels de gauche face à l’inédit : le rabattre sur son propre modèle d’analyse, dont le mouvement ne serait qu’une illustration. Car la fameuse « logique » est ainsi caractérisée : « celle-ci consiste précisément à briser les cadres au sein desquels sont normalement perçues les raisons de l’ordre et du désordre et les personnes aptes à en juger ». Rancière se transmuerait-il implicitement en « représentant » pensant pour les autres ?

En récusant totalement « la raison explicatrice » de la sociologie, et même sa raison compréhensive, il s’interdit de penser le caractère composite du mouvement et ses contradictions au nom d’une « logique » purificatrice. Il s’interdit aussi de prendre en compte ce que les composantes confusionnistes et conspirationnistes secondaires du mouvement doivent au contexte idéologique actuel. Plutôt que de mettre en tension l’ouverture à la logique interruptrice du dissensus démocratique portée par la vérification de la possibilité de l’égalité et la mise en œuvre d’une raison explicatrice et compréhensive, en admettant les impuretés propres à une telle opération, il célèbre l’effervescence en se désintéressant du « côté obscur de la force ».

Cette célébration demeure toutefois alimentée par le pessimisme d’un gauchisme du deuil de la révolution : « les révoltes restent toujours au milieu du chemin ». Elle est trop fatiguée, après les déceptions post-soixante-huitardes, pour tenter de reproblématiser l’horizon révolutionnaire contre les mythologies révolutionnaristes et les avant-gardismes. La crainte de la chute dans le péché de l’institutionnalisation ? Cornelius Castoriadis proposait une approche plus hybride et dynamique dans L’Institution imaginaire de la société (1975) : « La société instituée ne s’oppose pas à la société instituante comme un produit mort à une activité qui l’a fait naître ; elle représente la fixité/stabilité relative et transitoire des formes-figures dans et par lesquelles seulement l’imaginaire radical peut être et se faire être comme social-historique. »

Pourtant Rancière continue à nous aider à penser contre Rancière : « Aucun désespoir là-dedans. Une forte tension. Beaucoup de travail en perspective pour qui ne veut pas mourir idiot. Et tant pis pour les gens fatigués », écrivait-il en 1981 [4].

 


[1] Je dois le titre de ce texte et quelques idées à des échanges stimulants avec Irène Pereira.

[2] M. Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité » [entretien radiophonique avec Jean Amrouche des 15 et 22 septembre 1951], repris dans Entretiens avec Georges Charbonnier et autres dialogues, 1946-1959, Lagrasse, Verdier, 2016, pp. 62-71.

[3] J. Rancière, « Le compromis culturel historique » [1e éd. : février 1978, Les Révoltes logiques], repris dans Les scènes du peuple (Les Révoltes logiques, 1975/1985), Lyon, Horlieu, 2003, pp. 253-281.

[4] J. Rancière, « Et tant pis pour les gens fatigués ! » [1e éd. : 1981], repris dans Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, pp. 35-41.

Philippe Corcuff

Politiste, Professeur de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Je dois le titre de ce texte et quelques idées à des échanges stimulants avec Irène Pereira.

[2] M. Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité » [entretien radiophonique avec Jean Amrouche des 15 et 22 septembre 1951], repris dans Entretiens avec Georges Charbonnier et autres dialogues, 1946-1959, Lagrasse, Verdier, 2016, pp. 62-71.

[3] J. Rancière, « Le compromis culturel historique » [1e éd. : février 1978, Les Révoltes logiques], repris dans Les scènes du peuple (Les Révoltes logiques, 1975/1985), Lyon, Horlieu, 2003, pp. 253-281.

[4] J. Rancière, « Et tant pis pour les gens fatigués ! » [1e éd. : 1981], repris dans Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, pp. 35-41.