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Les paradoxes français de la santé mondiale

Chercheur en santé publique

La VIème conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial pour le VIH, le paludisme et la tuberculose vient de se tenir à Lyon les 9 et 10 octobre 2019. Au-delà des effets de communication, elle a permis de souligner les paradoxes de la stratégie française de santé mondiale et offre l’occasion de pointer vers des solutions.

La VIème conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial pour le VIH, le paludisme et la tuberculose vient de se tenir à Lyon les 9 et 10 octobre 2019. Malgré le fait que la santé mondiale n’ait jamais été une priorité pour le Président Macron, nous disent des experts français du VIH, l’organisation et la communication autour de cette conférence ont mobilisé des centaines de personnes en France durant des mois. Au-delà du fait que le Président ait annoncé une faible augmentation de 20% des financements de la France, l’organisation de la conférence a montré qu’il était possible de parler de science et d’interdisciplinarité, de la place des femmes et du renforcement des systèmes de santé ainsi que de donner de la place à la diversité et à la société civile. Mais il ne faut pas s’y méprendre, cet événement ponctuel est certainement l’arbre qui cache la forêt des paradoxes de la santé mondiale française.

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Je souhaite profiter de ce moment pour mettre au jour quatre paradoxes et proposer quelques suggestions pour que collectivement nous puissions mieux avancer. En effet, l’atteinte des objectifs du développement durable, et notamment ceux concernant la santé, sont encore largement compromis et il devient urgent d’agir.

Paradoxe 1 : un système de santé performant en France mais une rareté d’experts sur les systèmes de santé au Sud …

Rappelons-nous que la France a été classée première dans l’unique classement que l’OMS ait tenté de la performance des systèmes de santé du monde. On ne reviendra pas sur la pertinence sociale et scientifique de ce classement, qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive, mais il faut bien reconnaître que de nombreux pays nous envient notre système de santé. On ne peut minorer tous ses défis actuels (grève des urgences, crises hospitalières, etc.) mais l’accès aux soins et leur qualité sont d’une très haute performance.

Il est donc très surprenant de constater la quasi-absence de scientifiques et d’experts spécialisés dans l’étude des systèmes de santé au Sud ou encore la rareté des financements (de recherche et d’intervention) orientés vers les systèmes de santé dans une perspective systémique. Les chercheurs et les financements sont encore très majoritairement orientés vers la lutte contre les épidémies et les maladies transmissibles (par exemple l’Agence nationale de recherche sur le VIH et les hépatites virales est un financeur très important au Sud).

Pourtant, le fardeau de ces maladies est bien moindre au Sud que celui des maladies non transmissibles par exemple (cancers, traumatismes routiers, etc.). À la conférence de Lyon, la société civile de l’Afrique de l’Ouest et centrale a mis en avant le fait qu’il fallait des politiques et des programmes qui mettent l’accent sur les personnes et non sur les maladies. Cependant, l’une des rares femmes directrice d’une grande organisation de la société civile présente à Lyon a fait part de son étonnement des places limités offertes à ces organisations alors que l’amphithéâtre était à moitié vide le premier jour. Pourtant, médecine et épidémiologie sont encore au cœur du dispositif français de la santé mondiale, depuis toujours (et comme souvent ailleurs), en témoigne les titulaires des Chaires de santé publique/mondiale du collègue de France, ou la nomination d’une médecin épidémiologiste à la tête de Santé Publique France en 2020.

La diplomatie affirme pourtant que « la France a adopté une approche transversale. Elle est axée sur le renforcement des systèmes de santé pour atteindre la Couverture santé universelle, tout en continuant à lutter contre les maladies ». Mais elle ne dispose d’aucune statistique pour confirmer cette orientation. Aussi, chercheurs, intervenants et décideurs français brillent par leur absence répétée aux Symposiums mondiaux de recherche sur les systèmes de santé organisés depuis 2010.

Cela s’est encore récemment constaté à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York en Septembre 2019 où la voix de la France était totalement absente dans les débats sur la couverture universelle en santé. Les transitions démographiques et épidémiologiques sont enseignées dans les universités et connues des enseignants mais elles ne sont pas prises en considération dans les activités et nomination de santé mondiale en France. La France dispose de chercheurs de renommée mondiale concernant le VIH, les maladies vectorielles ou le domaine de la clinique plus largement, mais peu ou pas sont reconnus à l’échelle internationale dans le domaine de la recherche sur les systèmes de santé. Même les médecins formés en France ne sont pas attirés par les carrières de santé publique, qui souvent ouvrent les portes à la santé mondiale.

La France dispose de nombreux instruments d’aide publique au développement dans le domaine de santé.

En 2019, 35% des postes d’internes en santé publique n’ont pas été pourvus, ce qui en fait la discipline la moins plébiscitée par les jeunes médecins français. Même le récent baromètre de la solidarité internationale de juin 2019 a été instrumentalisé pour sonder les français sur la lutte contre les grandes pandémies, laissant de côté les systèmes de santé.

Pour agir contre ce paradoxe, plusieurs solutions seraient possibles :

Créer des formations universitaires et professionnelles spécifiques sur les systèmes de santé et l’évaluation des interventions afin de disposer d’une masse critique de chercheurs et d’experts. Il n’existe aujourd’hui aucun master ou doctorat sur le sujet.

Mettre en place plus d’interventions et de recherches centrées sur les systèmes de santé et donc plus de financements spécifiquement dédiés à ce thème. Il ne faut pas penser qu’il sera analysé ou organisé à la marge ou noyé dans des projets sur le VIH, le paludisme ou d’autres maladies dont le combat est largement financé. Faut-il créer une agence nationale de recherche sur les politiques et les systèmes de santé ?

Paradoxe 2 : un système de santé français ouvert à tous mais une santé mondiale qui oublie les plus pauvres

Le système de santé français est encore l’un des rares dans les pays « riches » à disposer d’un accès spécifique pour les personnes en situation irrégulière vivant sur le territoire (PASS, CMU-C et AME). La France dispose de nombreux instruments d’aide publique au développement dans le domaine de santé. Elle évoque souvent qu’ils sont orientés vers les plus vulnérables, comme l’initiative 5% par exemple.

Mais ces vulnérables sont encore compris comme les personnes victimes de certaines maladies dans une perspective épidémiologique classique et ancienne (VIH, paludisme, etc.) ou membres de certains groupes de populations comme les femmes enceintes et les enfants. Mais lorsque l’on regarde comment la santé mondiale française agit pour les plus pauvres au Sud, ce qu’en Afrique de l’Ouest par exemple on nomme les indigents, on ne trouve rien. « L’idéalisme au monde et le cynisme à la maison : une certaine idée de la France. » vient d’analyser un historien de la santé mondiale française.

La France affirme qu’une condition essentielle « pour que l’aide publique au développement (APD) puisse réduire les inégalités dans les pays partenaires » est que « l’aide doit être ciblée en direction des plus pauvres ». Il était temps, même si le paradoxe des approches trop ciblées (pouvant accroitre la stigmatisation sociale par exemple) par rapport à celles plus universelles (bénéficiant d’abord aux personnes qui ont le moins de besoin) semble encore oublié comme les célèbres propositions de l’universalisme proportionné (agir pour tous mais proportionnellement à leurs besoins).

Pour agir contre ce paradoxe, plusieurs actions sont possibles :

Les appels d’offres de recherches et d’interventions pourraient directement et systématiquement s’orienter en faveur des plus pauvres, en plus de la population générale; en créant un fonds spécialement dédié aux plus pauvres.

La question de l’équité et le recours à l’universalisme proportionnel devraient devenir des critères conditionnels à tout financement en santé mondiale.

Il faudrait former tous les experts et intervenants à ces approches avec les outils existants.

Paradoxe 3 : un pays engagé envers la science, mais qui oublie souvent la recherche

Malgré les restrictions budgétaires importantes et le manque d’investissement dans les établissements scientifiques depuis de nombreuses années, la France reste l’un des pays phares à l’échelle mondiale concernant la recherche. Elle est par exemple au-dessus de la moyenne et dans le milieu de peloton des pays de l’OCDE concernant le nombre de scientifique proportionnellement à la population active. En outre, comme de nombreux pays, la France met très souvent l’accent sur le besoin et la pertinence de prendre des décisions fondées sur les connaissances scientifiques.

En 2017, France Stratégie est allé étudier la manière dont le Royaume-Uni organise ses What Works Centres visant à mieux utiliser les résultats des évaluations pour l’action publique et répondre à la question titre de son rapport : « quels enseignements pour des politiques fondées sur la preuve en France » ? Le gouvernement actuel a par exemple déployé de nombreux efforts et beaucoup d’argent pour des programmes de recherche sur le changement climatique (oublié par la santé mondiale aussi) et pour attirer des scientifiques, surtout nord-américains, en France. Pourtant, cette valorisation de la recherche est relativement oubliée lorsque l’on analyse les stratégies de santé mondiale de la France.

La stratégie française de santé mondiale (2017-2021) a été rédigée comme un exercice bureaucratique et aucune leçon n’a été cherchée parmi les autres pays européens qui avaient produit de tels politiques bien avant la France. Dans sa stratégie recherche innovation et savoirs (2019-2022), l’Agence Française de Développement (AFD) affirme vouloir « systématiser la publication des résultats de ses évaluations ». Malgré les déclarations de principe du type « Les évaluations permettent de produire des analyses indépendantes » on peut se demander, à l’instar de plus de 200 chercheurs en santé mondiale, si le fait que la même organisation paie des consultants pour évaluer les projets qu’elle finance et des processus d’évaluation qu’elle contrôle permet vraiment l’indépendance proclamée.

Il est essentiel de noter la très faible attractivité du monde de la recherche en santé mondiale pour les jeunes scientifiques français.

Par exemple, le comité de présélection de mai 2019 des lettres d’intention reçues dans le cadre des appels à propositions de l’initiative 5% était organisé en présence d’une responsable politique, et non scientifique, de santé mondiale. On se rappellera aussi de cet atelier organisé par un député scientifique (!) à l’Assemblée nationale sur une tisane censée lutter contre le paludisme sans la présence d’aucun expert du sujet dans le panel des débats.

On pourrait aussi s’interroger sur les fondements scientifiques de la récente Initiative présidentielle pour la santé en Afrique (IPSA) qui repose sur la stratégie d’envoi d’assistants techniques dans les ministères de la santé de certains pays (Burkina Faso, Burundi, République Centre Africaine, Mali, Niger) pour 12 mois. On peine aussi à trouver les preuves scientifiques qui ont sous-tendus les choix du Conseil présidentiel pour l’Afrique dans les initiatives de ses Carnets de santé en Afrique présentés au Président français en septembre 2019.

Leurs missions de terrain (plus de (50.000 km parcourus disent les auteurs peu à jour sur les enjeux climatiques) ont été effectuées avec l’accompagnement de journalistes et non de scientifique. C’est ce même Conseil présidentiel pour l’Afrique qui demande la « pérennisation » de l’IPSA alors même qu’elle n’a pas démarré et encore moins été évaluée. Enfin, car on pourrait multiplier les exemples de l’absence de prise en compte sérieuse de la science en santé mondiale française, il est essentiel de relever la très faible attractivité du monde de la recherche en santé mondiale pour les jeunes scientifiques français.

Après un doctorat et souvent plusieurs contrats post-doctoraux dans de prestigieuses universités, une personne qui a la chance de réussir le concours d’entrée à l’INSERM ou l’IRD, se verra octroyer un salaire mensuel de l’ordre de 1800/2000 euros net. En outre, l’ouverture des instituts de recherche à l’interdisciplinarité, essentielle à la santé mondiale (comme la rappelé Françoise Barré-Sinoussi à la conférence de Lyon), est quasi-nulle pour le moment.

Pour agir contre ce paradoxe, plusieurs idées pourraient être testées :

Créer des fonds de recherche et d’évaluation spécifique à la santé mondiale (au-delà du VIH) dans une totale indépendance. L’Agence Nationale de Recherche n’a malheureusement pas d’instrument pour cela. Ils pourraient être gérés par des comités d’experts internationaux et ouvert à l’interdisciplinarité. Les fonds ne manquent pas car un faible pourcentage des millions d’euros déployés par l’APD française permettrait largement de produire des connaissances.

Revaloriser les métiers de la recherche, donner les moyens aux jeunes scientifiques et montrer, par l’exemple, qu’il est possible de faire de la recherche interdisciplinaire, systémique et utile, sans être centré sur une seule maladie.

Développer une culture de l’utilisation de la recherche, tant par les décideurs que les intervenants. Ils devraient être informés et formés à cet égard et l’utilisation des connaissances scientifiques devrait devenir une norme et un réflexe, sans évidemment croire que les enjeux politiques n’existent pas !

Paradoxe 4 :  un pays métissé mais une santé mondiale omettant la diversité

Au cœur des débats actuels sur l’immigration, le racisme et les idées reçues véhiculées concernant les migrations plus largement, il est essentiel de rappeler combien la France est un pays d’une grande diversité. L’arène de la santé mondiale n’est évidemment pas comparable à celle des stades de football et de l’équipe de France. Mais comme pour l’absence de diversité des disciplines de la santé mondiale française ou les nominations des prix Nobel 2019, on est en droit de s’étonner de cette même absence de diversité de parole dans les événements de santé mondiale en France. Thomas Piketty nous rappelle que « l’inégalité moderne se caractérise également par un ensemble de pratiques discriminatoires et d’inégalités statutaires et ethno-religieuses dont la violence est mal décrite par le conte de fées méritocratique ». La santé mondiale devrait pourtant être l’exemple contraire…

À regarder les événements de l’année 2019, des colloques aux tables rondes, organisés en France sur ce sujet, on peut constater l’entre-soi ambiant. Ce sont toujours plus ou moins les mêmes qui parlent, qui sont invités, qui s’écoutent et que l’on écoute. Il ne s’agit pas de remettre en cause les compétences individuelles de ces personnes mais simplement de relever le manque de diversité des points de vue, des carrières, des cultures, des disciplines, des expériences et du genre.

Il existe encore des événements autour de la santé mondiale en France sans qu’aucune personne des pays concernés ne soit invitée à prendre la parole. Combien de professeurs d’université française[1] ou de chercheurs en santé mondiale sont issus de l’immigration ? Combien de panels donnent la parole à des personnes de moins de 40 ans ? Pourtant, la France dispose de très nombreux jeunes engagés en santé mondiale depuis longtemps, dans les institutions publiques, dans les ONG, le secteur privé ou les centres de recherche.

Pour agir contre ce paradoxe, les solutions seraient multiples.

Donner de la place aux nouvelles générations (de femmes notamment) et aux experts et personnes concernées au Sud par les actions de santé mondiale de la France.

Les acteurs en France devraient s’approprier et s’ancrer dans le débat actuel concernant la décolonisation et le « dépatriacalisme » de la santé mondiale.

La France, son expertise dans le domaine de la santé (publique ?) et son passé colonial font assurément un triptyque intéressant à étudier dans le contexte où ses personnalités politiques profitent des événements de santé mondiale en 2019 pour se mettre en avant. Il me semble que la VIème conférence de refinancement du Fonds mondial est une nouvelle occasion pour mettre au jour quelques paradoxes de la santé mondiale française et surtout le besoin urgent d’agir collectivement contre ces derniers.

 


[1] C’est évidemment le même défi partout… par exemple les trois derniers professeurs de santé mondiale recrutés à l’université de Montréal (Canada) étaient… canadienne, américaine, belge !

Valéry Ridde

Chercheur en santé publique, directeur de recherche à l’IRD

Notes

[1] C’est évidemment le même défi partout… par exemple les trois derniers professeurs de santé mondiale recrutés à l’université de Montréal (Canada) étaient… canadienne, américaine, belge !