Société

Texaco, Liberdade, et l’En-ville Faire ville, faire communauté (2/3)

Anthropologue

Dans un premier volet de cette série d’articles, Michel Agier proposait un urbanisme populaire et interrogeait ce que “faire-ville” veut dire. L’anthropologue illustre ici sa réflexion avec l’exemple du quartier de Liberdade à Salvador de Bahia au Brésil, et celui de la fondation de Texaco à Fort-de-France, racontée par Patrick Chamoiseau dans l’un de ses romans. L’enquête menée au sein de ces milieux sociaux précaires montre ainsi que l’autoconstruction reste la solution la plus pragmatique, plutôt que la destruction trop souvent proposée.

Au début des années 1990, je vivais à Salvador de Bahia au Brésil, où j’avais décidé d’aller habiter quelques années plus tôt dans le quartier Liberdade sur lequel je menais une recherche urbaine et anthropologique. J’y ai étudié le racisme, la pauvreté et la mobilité sociale, le mouvement noir et l’histoire du carnaval afro. A ce moment-là, un fort mouvement autour de la fierté noire et du mouvement culturel afro redonnait une vigueur et une notoriété inédite à ce quartier dont les premières ruelles avaient été ouvertes à la fin des années quarante par des migrants venus du Recôncavo, la vaste région entourant Salvador.

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A Liberdade, j’ai découvert la vie des mornes et le labyrinthe des ruelles, impasses et venelles. J’ai rencontré une vieille dame Maria “des cendres” (das cinzas), dont la vie est un roman, me disait-elle, et la famille une honte. Elle n’avait plus d’âge. Sa peau n’avait plus de couleur, elle était cendre, grise, comme ses habits, toujours la même jupe et le même chemisier, qui n’avaient plus que la teinte du coton tissé. Et c’est là à Liberdade, que j’ai découvert Texaco ! Ou plus précisément c’est de là que j’ai vu Marie-Sophie Laborieux fonder le quartier Texaco à Fort-de-France, tel que raconté par Patrick Chamoiseau dans son roman intitulé justement Texaco, prix Goncourt en 1992. J’ai lu le livre les yeux écarquillés, fasciné et enchanté par tant de résonance.

D’abord il y eut la ressemblance entre les histoires brésilienne et antillaise : l’esclavage, aboli juste un siècle plus tôt au Brésil, un siècle et demi en Martinique ; la dimension raciale des identités et des relations dans une société donc multiraciale ; le pragmatisme, le fatalisme et la force des esprits dans la culture populaire noire urbaine née dans l’esclavage et poursuivie dans la société post-esclavagiste ; la « douce langueur » aux Antilles comme la saudade au Brésil ; les zombis et les esprits là-bas, et ici, à Bahia, le Preto Velho (le vieux Noir, esprit de la résistance à la vie d’esclave), le Saci Péréré (personnage des contes, diablotin noir qui marche sur une seule jambe en fumant la pipe), et autres êtres imaginés composant toute une vie en double.

Je me demandais si Chamoiseau le « Marqueur de Paroles » (c’est ainsi que le personnage de l’auteur est nommé dans le livre) n’était pas en train de parler de mon quartier Liberdade, Liberté, dans la Ville du Saint Sauveur de la Baie de Tous les Saints, au pays du bois de Braise. La vieille Marie-Sophie Laborieux de Texaco était la sœur de ma vieille Maria das cinzas de Liberdade…

Fonder un lieu est le plus élémentaire et fondamental des gestes de l’humain, c’est le contraire de l’idée de racine ou d’origine.

Ou bien, d’abord il y eut l’écriture empathique : tous les ethnologues le savent, décrire est une affaire d’écriture. Une décriture parfaite serait celle qui trouve les mots et la syntaxe pour accorder, faire résonner idéalement le contenu et la forme. C’est ce que fait le Marqueur de Paroles. Au début le lecteur ne sait rien et petit à petit il apprend le ton, la voix même, la grammaire, le rythme et enfin le sens des mots qui lui deviennent aussi familiers que les personnages et les paysages.

Ou alors, en réalité si Texaco a fait signe en moi, anthropologue des inventions de la ville et des favelas, invasiones, quartiers déguerpis, slums, campements, refuges, c’est à cause de l’En-ville.

Cet « En-ville » est une histoire sans fin qui relie le centre et ses marges, la chose même et ses limites, le « nôtre » et la frontière des « leurs ». Tout se joue aux frontières. Et alors, mon Esternome (le père de Marie-Sophie), « dis-moi, cet En-ville, qu’est-ce que tu as ressenti en arrivant dedans ? » (Texaco, p.180). Rien, le dedans n’est rien, juste l’objet d’un désir, d’y être et d’en être, comme les communards de 1870 à Paris marchaient depuis les faubourgs et la « Zone » pour reconquérir la ville dedans (« intra »-muros) d’où le baron Haussmann les avait chassés avec son énorme et destructrice réforme urbaine. C’est l’En-ville, le lieu vers lequel on court mais juste un « lieu de passage », dit encore le vieil Esternome. Il ne reste rien dans sa mémoire, l’histoire qui reste est toujours celle du mouvement, de l’arrivée dans la ville par derrière le poste à essence Texaco.

Je cherche fébrilement, vingt-sept ans après l’avoir découvert dans le livre de la ville, le moment où Marie-Sophie fonde le quartier Texaco avec « la rage d’une guerrière ». C’est à la page 326 : enfin, à quelques pages de la fin, elle plante ses quatre bambous qu’elle entoure de toiles… « Puis je pris soin de sarcler mon espace, de damer ma terre à l’intérieur de mon carré, de faire reculer la campêche d’alentour dans un rayon de quatre mètres ». Voilà c’est fait, « c’était rien, juste un paré-soleil, mais c’était mon ancrage dans l’En-ville. » Fonder un lieu est le plus élémentaire et fondamental des gestes de l’humain. Il est le contraire de l’idée de racine ou d’origine. Fonder un lieu c’est arriver d’ailleurs, franchir un seuil, une frontière et délimiter d’un trait sur la terre la place qui me revient, à laquelle chacun a droit, un refuge, un coin, recoin, foyer, une chaleur.

La campêche c’est l’arbuste, ou la brousse, et la brousse c’est la meilleure traduction possible du mot « favela » qui désigne aussi un petit arbuste qu’on trouve sur certaines collines. Repousser la brousse, le buisson, la campêche, c’est marquer la fine limite entre l’en-ville et sa marge, son dehors, entre nature et culture. Une limite incertaine, amovible, évolutive…

Le quartier Liberdade où habitait Maria das cinzas est né d’une histoire de favela. Je l’ai connue dans une petite ruelle appelée « avenida » (littéralement et ironiquement « l’avenue »)… Il faudrait faire l’ethnographie de chaque ruelle pour comprendre la formation des « invasions »[1]. Entre les années 1940 et 1970, période de grandes migrations rurales vers la ville, des familles venues des régions sèches du Nordeste et du littoral sud-bahianais ont trouvé à s’installer à l’arrière des maisons du quartier – Liberdade était le nom d’une rue d’entrée dans la ville, dans une zone encore périphérique et rurale.

Exister comme lieu a nécessité une séparation initiale des autres et de la nature.

Les récits disent tous le moment où l’occupant d’une casa da frente (la « maison de devant », c’est-à-dire donnant sur la rue, visible) cède l’espace de derrière (quintal, le jardin, l’arrière-cour) aux migrants sans abri, autorise leur installation illégale contre la promesse d’un loyer ou de services. Les baraques de bois et de terre séchée s’étirent rapidement à l’arrière de la maison, le long d’une venelle de terre qui se prolonge sur des dizaines de mètres. La frontière du lieu est repoussée jusqu’à rencontrer un autre groupe de cases et baraques à l’arrière d’une autre « maison de devant ». Reliées les unes aux autres, ces venelles et ruelles forment le paysage labyrinthique des favelas.

Ainsi la fondation se fait par partage et délimitation avec l’urbain déjà existant (la maison de devant et la rue déjà occupée), et avec la nature encore restée inhabitée (à l’arrière). Exister comme lieu a nécessité cette séparation initiale des autres et de la nature ; et plus tard l’illégalisme de l’installation rend nécessaire le rappel de cette fondation et de ses frontières. Avec le temps et avant même d’être légalisées, les habitants des avenidas ont ajouté une entrée (parfois marquée par une porte, voire un porche) et ils ont désigné un fond (fundo da avenida, où se font les travaux domestiques ou artisanaux des habitants), ou bien ils ont créé une sortie, qui marque la limite et le passage vers l’espace environnant et autre, accessible par une autre ruelle, une autre porte, etc.

Entre-temps, dans à peu près tout le quartier mais à des degrés différents selon les ruelles, les lieux se sont transformés. Les habitations se sont consolidées, ont parfois reçu des étages supérieurs, ont été reliées de manière légale ou illégale aux réseaux techniques de la ville (eau, électricité, égouts, transport).

Avec de nombreuses nuances et particularités locales, c’est une histoire qu’on retrouve dans de nombreux pays latino-américains entre les années 1940 et 2000. Dans un premier temps (années 1940-1960), les « invasions » et « occupations » urbaines des migrants sont suivies par des expulsions violentes depuis la ville légale intra-muros, elle-même en croissance démographique, vers la périphérie extérieure, marquant souvent un rejet social et une volonté politique de mise à l’écart des migrants pauvres et indésirables (1960-1970). Puis l’échec et le coût économique et politique de ces stratégies de mise en ordre urbain, ainsi que la résistance des favelados (années 1980-1990) ont entraîné à partir des années 1990 un changement politique, consistant dès lors à négocier la transformation sur place et progressive de ces zones urbaines précaires.

Même si elle disait que sa famille était une honte, Maria das cinzas, avait autour d’elle tout le petit « monde » de son avenida, une centaine d’habitants dans des baraques et maisons de planches, aux portes ouvertes, un cadre familier qui lui permettait de se nourrir chaque jour, ainsi que sa fille et son petit-fils, et de garder le contact avec le monde.

*

Ce que l’enquête interne, longue et empathique dans ces milieux sociaux précaires permet de trouver, c’est la reconstruction d’une ville familière sous la forme de réseaux de personnes et de lieux, aussi défavorable que soit leur cadre matériel et architectural. Les pleurs des habitants des barres de cités de banlieue en France devant le spectacle de leur destruction attestent de cette capacité à rendre familier l’espace apparemment le plus hostile, de même que, des milliers de kilomètres plus loin, en attestent les mouvements des associations de « favelados » pour la transformation et l’amélioration de leur cadre de vie, contre sa destruction et à la place souvent de leur relogement dans des quartiers plus périphériques encore, plus éloignés de la ville.

Réhabiliter voire, d’emblée, habiliter un logement précaire ou un habitat auto-construit plutôt que le détruire est donc là encore la solution pragmatique d’un urbanisme populaire dans sa démarche, contre la solution industrielle, anonyme et esthétique qui reste encore préférée, assez spontanément, par les aménageurs, urbanistes ou architectes.

 

NDLR : cet article est le deuxième volet d’une série de 3 articles sur le thème “Faire ville, faire communauté”, après Que serait un urbanisme populaire ?

 

 


[1] A Salvador de Bahia, on nomme « invasion » ou, plus récemment, « occupation », les établissements nommés « favela » à Rio de Janeiro et au Brésil de manière générique.

Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD

Notes

[1] A Salvador de Bahia, on nomme « invasion » ou, plus récemment, « occupation », les établissements nommés « favela » à Rio de Janeiro et au Brésil de manière générique.