Éducation

Les records de Blanquer

Professeur de Sciences économiques et sociales

Alors que Jean-Michel Blanquer bat ce lundi le record de longévité au poste de ministre de l’Éducation nationale, l’heure est au bilan. A-t-il transformé durablement l’École, autant qu’il s’en auto-félicite dans les médias ? Dans quel état laisse-t-il le corps enseignant ? À force d’épisodes de prof bashing et d’une communication qui dépasse l’action, Blanquer bat aussi et surtout un record d’impopularité.

publicité

Aujourd’hui lundi 13 septembre, Jean-Michel Blanquer bat le record de longévité au poste de ministre de l’Éducation nationale, détenu jusqu’alors par Christian Fouchet avec près de 4 ans et 4 mois consécutifs. Alors que nous arrivons au terme du quinquennat, le ministre qui bat aussi des records d’impopularité chez les enseignants se répand dans la presse pour faire son propre bilan. En complément de ces monuments d’autosatisfaction dans lesquels il faut ranger également le livre qu’il publie chez Gallimard, École ouverte. On peut aussi se pencher sur une longue note de l’Institut Montaigne intitulée « Quinquennat Macron : le grand décryptage », où figure un long chapitre consacré à l’éducation. Le style y est aussi, on s’en doute, très positif. On peut le lire comme une sorte d’argumentaire de campagne pour 2022.

En 2018, je publiais sur AOC un texte intitulé « Un an après, qui êtes-vous M. Blanquer ? ». Si j’approfondis ce portrait et trace quelques pistes pour reconstruire l’École dans un livre récent[1], je voudrais surtout revenir ici sur le bilan du ministre et tenter de répondre à une question : dans quel état M. Blanquer laisse-t-il l’École et les enseignants ?

Promesses et intentions

Pour dresser le bilan, il faut déjà s’appuyer sur ce qui était annoncé en 2017 et ensuite. Dans le programme du candidat Macron, on trouve une seule page consacrée à l’éducation avec une liste hétéroclite de promesses. Cela va de la « priorité à l’école primaire », avec la « limitation à 12 élèves par enseignant pour les classes de CP et CE1 en zone prioritaire » en passant par l’interdiction des téléphones portables en primaire et au collège. On annonce aussi le rétablissement des parcours bi-langues au collège, ainsi que du grec et du latin (jamais supprimés…), un accompagnement après la classe et la « modernisation du baccalauréat ». On dit aussi vouloir donner plus d’autonomie aux équipes éducatives et mieux évaluer les résultats des établissements et universités.

La politique éducative (comme bien d’autres aspects) semble avoir été sous-traitée à l’Institut Montaigne. Ce think-tank qu’on peut qualifier de néolibéral avait travaillé en amont sur des propositions pour « moderniser » l’École. Parmi ses contributeurs figurait Jean-Michel Blanquer qui, par ailleurs, avait écrit plusieurs livres qui étaient autant de lettres de motivation pour un éventuel poste de ministre. Quel que soit le président…

C’est surtout dans L’école de demain (Odile Jacob, 2016) qu’il affirme ses intentions réformatrices, avec deux axes majeurs : fonder son pilotage sur les apports de la science (en fait, des neurosciences) et l’évaluation (des élèves, des enseignants, des établissements) et rendre le système éducatif et les établissements plus « autonomes ». On verra qu’entre les discours, les intentions et la réalité des décisions et du pilotage, il y a de la marge…

Dans les annonces présidentielles ou ministérielles qui ont marqué le début du quinquennat, il faut aussi ajouter le Service National Universel (SNU) décidé par E. Macron pour séduire une partie de l’électorat nostalgique du service militaire (et qui va coûter très cher). On peut aussi évoquer l’instruction obligatoire à trois ans (et l’obligation de formation jusqu’à 18 ans) qui est une des dispositions de la « Loi pour une École de la confiance » promulguée le 28 juillet 2019. Mesure d’autant plus facile à mettre en œuvre que 98 % des élèves allaient déjà à l’école à cet âge-là !

Cocher les cases… à marche forcée

Lors de sa dernière conférence de presse de rentrée, le ministre s’est employé à faire son bilan et cocher les cases des promesses tenues. La note de l’institut Montaigne déjà citée fait de même. L’auteur y vante « la rapide exécution des réformes structurelles » (page 1) avant d’admettre que « néanmoins, la capacité de réformes et d’évolution de notre système éducatif a largement été entravée par la crise sanitaire. Ainsi la majeure partie des réformes a été réalisée avant mars 2020, la seconde partie du quinquennat – jusqu’à aujourd’hui – ayant eu pour légitime souci la gestion de la crise sanitaire » (page 3). Nous reviendrons sur ce dernier aspect ensuite mais on peut déjà s’attarder sur la « rapide exécution ».

En d’autres termes, on avance à marche forcée dans un rythme dicté par un agenda, celui du quinquennat. Cet impératif est porteur de précipitation et surtout d’absence de concertation. Un changement durable se fait-il en bousculant les acteurs chargés de l’appliquer ? Il faudrait demander à Claude Allègre ce qu’il en pense…

Alors qu’on évoquait plus haut l’image d’un ministre ayant déjà beaucoup réfléchi à l’évolution du système éducatif avec plusieurs livres à son actif, on est frappé par l’impréparation voire l’improvisation dans la mise en œuvre des mesures. Que ce soit pour la réforme du lycée et du bac ou pour la réforme de la formation des enseignants, une véritable concertation aurait pu permettre de repérer l’infaisabilité ou les effets pervers de tel ou tel dispositif.

En ce qui concerne le primaire, la mise en œuvre des classes dédoublées pour les CP-CE1 en REP+ s’est faite sans tirer le bilan du dispositif précédent (« plus de maîtres que de classes ») qui semblait pourtant donner des résultats prometteurs.

Mais le temps de l’éducation n’est pas celui du politique… !

Le « quoi qu’il en coûte » s’est arrêté à la porte des écoles

Lorsqu’on regarde les chiffres du budget consacré à l’enseignement scolaire, on pourrait se dire qu’il a progressé. Le budget de l’Éducation nationale atteint 55,1 milliards d’euros, soit le plus élevé de l’État, avec 1,6 milliard de plus qu’en 2020. Mais ces chiffres bruts sont trompeurs. Un rapide calcul montre que cela correspond à une augmentation de 2,6 % par rapport aux dépenses de 2020. Dans le même temps pourtant, le budget de l’État a bien plus augmenté (9,5 %), ce qui réduit donc l’importance de cette hausse et la part du budget de l’Éducation nationale dans le budget global. L’effort du pays en matière d’éducation est toujours de l’ordre de 6,7 % du PIB.

La France, parmi des pays comparables, était un de ceux qui consacraient le moins à l’école primaire. Il était donc logique de renverser la tendance. Mais cela s’est fait à moyens constants : on a déshabillé Pierre élève de lycée pour habiller Paul, élève de CP. Pire, comme les effectifs d’élève ont augmenté en lycée et dans le supérieur à cause du pic démographique, les conditions de travail se sont dégradées : classes surchargées et réduction de l’offre pour les élèves.

Si 2 039 postes ont été créés dans les écoles en 2021, dans le même temps, le second degré (collèges et lycées) a perdu 1 800 postes et l’enseignement privé 239. Tout compte fait, le solde des postes est négatif, avec 120 postes en moins. Alors que d’autres ministères (police, justice) voient leurs effectifs vraiment augmenter… Pour faire illusion, le gouvernement use d’un artifice. Dans le secondaire, les suppressions d’emplois seront compensées par des heures supplémentaires. Mais c’est un trompe-l’œil. Les professeurs font déjà des heures sup’ et peuvent difficilement en absorber davantage. En 2019, le ministère avait déjà augmenté le nombre d’heures supplémentaires… Mais un tiers seulement avait pu être assuré.

Cette logique d’économie est vraiment au cœur de la mission de Jean-Michel Blanquer. On peut lire la réforme du lycée et du bac ainsi, puisque cela a permis d’augmenter les effectifs des classes en supprimant les séries. De la même manière, la réforme de la formation qui se met en place en 2021 va supprimer le mi-temps de formation pour les stagiaires, considéré comme très coûteux. Ceux-ci seront désormais à temps plein après leur réussite au concours. À la place, on propose aux candidats de faire six heures de cours dans une sorte de contrat d’apprentissage. Pas sûr que cela contribue à l’attractivité du métier.

Pas sûr non plus que les mesures de ce qu’on ose à peine qualifier de « revalorisation » suffisent. Malgré un effort pour les débuts de carrière, le métier d’enseignant est notoirement moins bien rémunéré que dans les autres pays européens et surtout en comparaison avec les autres salaires auxquels peuvent prétendre les bac + 5. Comme je le développe dans mon livre, on est loin, bien loin, d’une réelle revalorisation pour l’ensemble des enseignants (dans les mesures récentes, c’est à peine la moitié d’entre eux qui est concernée). L’économiste Asma Benhenda estime que pour atteindre le salaire médian des autres bac + 5, il faudrait une hausse d’environ 380 euros bruts par mois.

On le voit, le « quoi qu’il en coûte » s’est arrêté à la porte des établissements scolaires. C’est d’autant plus paradoxal que le maintien des écoles ouvertes dont se glorifie aujourd’hui le ministre a permis le maintien du fonctionnement de l’économie en faisant de l’École une « garderie nationale », sans que les enseignants en soient réellement récompensés.

Record de communication, record de surdité

Le ministre a saturé l’espace médiatique. Il parle plus qu’il n’agit. Par exemple, son dernier livre École ouverte est un slogan, un storytelling destiné à montrer le « courage » de Blanquer face à l’adversité (et implicitement la frilosité des enseignants).

Car une des caractéristiques de cette omniprésence médiatique, c’est qu’à chaque fois, il semble faire jouer l’opinion contre les enseignants. Les épisodes de prof bashing ont été nombreux durant ces quatre années. Quelquefois, on a été jusqu’à inventer des polémiques, voire des mensonges comme ce fut le cas avec les méthodes de lecture. Cela lui sert aussi à dicter l’agenda et à détourner l’attention de problèmes plus importants. Dernier exemple en date : les affiches sur la « laïcité », avec lesquelles le ministre crée une fois de plus une polémique qui lui permet de saturer le débat public.

Cette communication confine (!) aussi à l’autosatisfaction permanente sans qu’elle soit contredite. Car, jusqu’à récemment, M. Blanquer a bénéficié d’une sorte d’immunité médiatique. Ses affirmations qui relevaient presque de la fabrication d’une vérité alternative étaient peu vérifiées. Il a fallu attendre cette année et les polémiques sur le rôle de l’École dans la réussite aux JO ou les affirmations sur les écrans plats achetés avec l’allocation de rentrée scolaire pour que l’on s’aperçoive que le roi est nu…

Le temps passé dans les médias est autant de temps en moins à écouter les enseignants et leurs représentants. Dans une interview récente pour le site EducPros, il déclare : « Je récuse l’idée d’être vertical mais j’assume d’avoir mené à bien des réformes transformatrices », en ajoutant « il est impossible d’obtenir un consensus pour une maison d’un million de personnes ».

S’il est impossible d’obtenir un consensus, ça n’empêche pas d’essayer ou du moins de pratiquer la consultation et la concertation. Ce ne fut pas le cas.

Même s’il s’en défend, ce qui caractérise la méthode Blanquer, c’est donc sa verticalité et son absence d’écoute. « Je pense donc tu suis… ».

Avancer à marche forcée comme nous l’évoquions plus haut a aussi conduit à nier l’expertise des enseignants. Dans un article du JDD qui reprend une note de l’Institut Montaigne (c’est le même auteur), on trouve cette phrase qui résume parfaitement le scientisme dévoyé de Blanquer : « seuls les résultats de la recherche expérimentale doivent inspirer les principes et techniques utilisées au sein des salles de classe ». Même s’il ne s’agit pas de rejeter les apports des sciences (et pas des seules « neurosciences »), il ne fallait pas transformer les scientifiques en « sachants » péremptoires chargés de définir les bonnes pratiques. La science ne devrait pas être utilisée pour clouer le bec des praticiens qui ont aussi leur propre expérience et expertise. Les neurosciences ne peuvent être la fin du débat, elles en sont un élément.

La méthode Blanquer a ainsi conduit à brutaliser les enseignants et à nier leur expertise.

Vertical et qui penche à droite

Cette vision technocratique de la gouvernance est emblématique de la période qui s’achève mais elle existait déjà bien avant. Un des enjeux majeurs pour l’avenir est de faire évoluer le management dans l’Éducation nationale. Mais s’agit-il de plaquer le modèle de l’entreprise sur l’École ?

L’épisode récent de la proposition macronienne de donner aux directeurs d’école le pouvoir de choisir leurs enseignants témoigne non seulement d’une méconnaissance de la réalité des établissements et de l’état du recrutement mais surtout d’une posture essentiellement idéologique.

Cette proposition néolibérale était déjà au cœur des préconisations de Blanquer dans son livre de 2016. C’est une vision de l’« autonomie » réduite à la vision d’un chef d’établissement manager (ce qu’en plus, ne sont pas les directeurs).

Mais cette autonomie est très limitée et très encadrée. Le ministre n’oublie pas qu’il est un technocrate et qu’il a besoin de s’appuyer sur la technostructure pour exister. Comme le dit Claude Lelièvre dans un billet de blog récent « Jean-Michel Blanquer apparaît personnellement certes comme un “théologien” ostentatoire du néo-libéralisme, mais surtout comme un “pratiquant” quelque peu flottant ».

Même s’il ne cesse, surtout depuis quelques mois (!), de dire que son objectif est de lutter contre les inégalités, on ne peut pas dire que son action en donne la preuve. La réduction des effectifs en CP-CE1 de REP+ est l’arbre « social » qui cache mal la forêt libérale. L’action de l’ancien recteur de Créteil devenu ministre a surtout été d’exfiltrer les « méritants » plutôt que d’envisager une action systémique contre les inégalités créées par l’école. Ce maintien de la croyance en la méritocratie et le déni des inégalités sociales sont bien des marqueurs plutôt de droite.

L’instrumentalisation de la laïcité en est un autre. Jean-Michel Blanquer se présente comme un « républicain social » mais son positionnement politique le situe clairement dans un camp qui se positionne contre un supposé « séparatisme » et dans une ligne très offensive contre une religion en particulier. La polémique récente sur les affiches a bien montré la confusion sur le sens même de la loi de 1905. On m’a reproché de ne pas assez parler de laïcité dans mon livre. Si c’est celle qui est instrumentalisée par les « sages » (!) de la laïcité ou par M. Blanquer, il est normal que je n’en parle pas. Car je pense qu’on en parle trop ! Et qu’elle sert surtout à détourner l’attention des vrais problèmes, ceux de la promesse républicaine qui n’est plus permise par les inégalités sociales et les défaillances de l’École. Pour permettre le « vivre ensemble », et si on s’attaquait vraiment aux inégalités sociales (et spatiales) et aux discriminations ? C’est cela le vrai chantier.

Veut-il « détruire » l’École ?

Il est tentant de parler d’une entreprise délibérée de destruction de l’École dans une perspective néolibérale. D’une certaine manière, il est confortable de voir une intention et une volonté structurée. Il est certain que Jean-Michel Blanquer a écrit plusieurs livres avant (et pendant) son mandat pour exposer sa vision du système éducatif et de son évolution. Il y a donc une forme de stratégie chez ce joueur d’échec et une intention de transformer l’école. Mais s’il y a un projet, la stratégie se perd dans des petits coups tactiques, brouillons et mal préparés.

Ses arrière-pensées politiques de plus en plus mises en avant l’ont conduit à négliger l’exécution de ses propres réformes. L’épisode, qui dure encore, de la crise sanitaire a fait craquer le vernis de l’image de professionnalisme qui était la sienne auprès des médias et de l’opinion.

Celle-ci est très entamée chez les enseignants. Selon le dernier baromètre, seuls 10 % des enseignants continuent à lui faire confiance ! La longévité s’accompagne d’un record d’impopularité.

Au final, a-t-il beaucoup transformé le système ? Hormis le lycée et le bac, qui devront probablement être encore aménagés pour pouvoir fonctionner, il y a peu de transformations durables. Dans l’École, comme ailleurs, le changement prend du temps et ne peut se faire qu’en s’appuyant sur les acteurs du système, pas en les brutalisant. Seul, on croit avancer vite mais on ne va pas très loin !

Il laisse en tout cas le système éducatif dans un état de méfiance et d’épuisement qui risque de marquer pendant longtemps les enseignants. Cet état d’esprit est très inquiétant pour la suite, puisque il obère grandement toute possibilité de changement. S’il n’a pas détruit l’école, il a en effet détruit une bonne partie de l’optimisme voire de la combativité. Cette défiance à l’égard de l’idée même de réforme peut conduire au conservatisme.

Tous les militants d’une école de l’émancipation et qui savent que celle-ci doit évoluer pour être moins inégale vont devoir agir ensemble pour reconstruire un projet collectif et ambitieux pour l’École.

Philippe Watrelot

Professeur de Sciences économiques et sociales, Professeur en temps partagé à l'INSPÉ de Paris

Mots-clés

Laïcité