Le socialisme entre le jardin et la planète
Pour l’essentiel des 19e et 20e siècles, le mouvement socialiste a incarné la principale force capable de limiter, de freiner les conséquences sur la société de l’économie politique moderne. Celle-ci entendait déléguer aux mécanismes du marché l’allocation des richesses collectivement produites, non seulement parce que ces mécanismes lui apparaissaient comme les plus justes, voire les plus naturels, mais aussi parce que le marché garantirait une limitation de la répression étatique sur les individus.
À cela, le socialisme a répondu que le tissu social n’est pas réductible à l’échange marchand, et que les relations de travail en particulier fonctionnent dans les civilisations industrielles comme le substrat d’une solidarité morale qui ne saurait être dissoute sans dommages sur la paix. Cette confrontation idéologique et sociale de longue durée a donné lieu à ce que certains chercheurs, comme Wolfgang Streeck, ont appelé le « capitalisme démocratique » – un compromis dont les Trente Glorieuses, en France, représentent la phase typique.
Or, il est raisonnable de penser que cette situation a vécu, que le contre-mouvement socialiste a perdu l’essentiel de l’énergie qui l’avait rendu capable de contenir le marché dans des sphères relativement restreintes. Là encore, un certain consensus s’impose : même si le mouvement de restructuration néolibérale de l’État a pris en France un départ tardif et reste (pour peu de temps, manifestement) d’ampleur limitée, l’essentiel des dispositifs de redistribution, d’assurance, de protection, sont progressivement affaiblis et rendus inefficaces.
En dépit des avancées que l’État social a permises, il a ancré dans la société la dépendance à l’égard de la croissance.
Les politiques d’austérité et la recherche de la croissance se conjuguent alors pour dessiner les contours d’un nouveau paysage social, dans lequel on demande aux catégories sociales autrefois « dépendantes » des infrastructures publiques et des mesures de redistribution de jouer le jeu de l’autonomie économique, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. La tendance inégalitaire de cet ordre économique et politique est remarquablement documentée, et ses conséquences, notamment sur les générations qui entrent aujourd’hui sur le marché du travail, sont déjà profondes.
Mais pour être tout à fait juste, on ne peut concevoir la révolution néolibérale comme la seule incarnation d’une crise du compromis mis en place après la Seconde guerre mondiale. Pour de nombreux théoriciens, qui ont connu une grande popularité dans les mouvements contre-culturels des années 1960 et 1970, le dirigisme économique de l’État providence était non seulement une façon de consolider l’ordre capitaliste et industriel, c’est-à-dire de le préserver contre toute contestation radicale, mais aussi la poursuite d’un schéma répressif plus général, qui maintenait l’essentiel des structures sociales verticales traditionnelles, en particulier patriarcales. Une bonne partie du mouvement écologiste s’inscrit dans cette tradition, dont André Gorz en France ou Herbert Marcuse en Allemagne sont sans doute les penseurs principaux.
La recherche de l’émancipation, contre la soumission du désir à la marchandise, s’accompagne en effet d’un jugement très dur porté contre l’État social : en dépit des avancées qu’il a permises, celui-ci a ancré dans la société la dépendance à l’égard de la croissance, l’idéal du confort matériel domestique, ainsi qu’une certaine rigidité sociale et un engourdissement de la critique. Ce qui était critiqué dans ce mouvement, c’est la France de Jean Fourastié : celle de la machine à laver et de la voiture individuelle pour tous, du chauffage domestique, et en définitive du conformisme matérialiste qui accompagne un régime économique de croissance rapide. Devenu acceptable et désirable pour les masses populaires, le développement industriel n’aurait ainsi eu plus aucun ennemi, et ses déprédations environnementales n’auraient plus rencontré aucune contestation.
Comment comprendre la coexistence de deux éléments à la fois divergents et parents : d’un côté une révolution néolibérale, et de l’autre l’émergence de mouvements contestataires qui investissent eux aussi leurs espoirs et leurs idéaux en dehors du cadre de l’État social ?
À bien des égards, l’alerte donnée à cette époque s’est révélée juste, et plusieurs décennies après, on retrouve dans les mouvements écologistes contemporains cet état d’esprit. Le culte de la croissance a généré une dette publique qui justifie paradoxalement des mesures d’austérité antisociales, et l’État se fait le plus souvent le porteur de projets techno-industriels mal justifiés ou tout simplement dangereux (dans le domaine de l’énergie, des transports notamment). Autrement dit : la critique écologique de l’économie politique contemporaine est nourrie par une situation dans laquelle l’État et le marché ne sont plus considérés comme antagoniques, mais comme indissociables.
Face à ce que l’on pourrait appeler l’État de marché, responsable de menaces écologiques graves, seuls des projets locaux, ponctuels, qui renouent avec des attachements à la terre et nourrissent une méfiance à l’égard du projet modernisateur en général, formés en dehors des structures juridiques ordinaires, peuvent répondre. Autrement dit : l’écologie radicale qui émerge aujourd’hui, et dont la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est l’incarnation la plus remarquable en France, entend elle aussi mettre fin à l’hégémonie de la pensée socialiste comme contre-mouvement face à l’ordre libéral.
Alors que la question de l’héritage de mai 68 est au cœur des débats actuels, on peut se risquer à l’interrogation suivante. Comment faut-il comprendre la coexistence de deux éléments à la fois divergents et parents : d’un côté une révolution néolibérale qui s’appuie sur la critique du dirigisme étatique pour laisser le champ libre aux forces du marché, et de l’autre l’émergence de mouvements contestataires qui investissent eux aussi leurs espoirs et leurs idéaux en dehors du cadre de l’État social ?
Le défi climatique a donné lieu à un retour inattendu, si ce n’est de la souveraineté étatique classique, du moins d’une figure protectrice de la puissance publique.
Malheureusement, il va falloir compliquer encore un peu le tableau pour bien appréhender la façon dont se pose aujourd’hui la question des rapports entre politique, économie, et écologie. En effet, le défi climatique a donné lieu à un retour inattendu, si ce n’est de la souveraineté étatique classique, du moins d’une figure protectrice de la puissance publique.
Face au constat selon lequel les sphères du business et la raison économique orthodoxe étaient incapables d’assumer elles-mêmes la régulation des activités économiques et productives, et donc la conservation d’une planète habitable, l’appel lancé par les régions et acteurs sociaux les plus touchés par le changement climatique s’est adressé à la communauté internationale. Face au financement du climato-scepticisme par l’industrie pétrolière, l’arbitrage des États appuyé sur la mobilisation des scientifiques s’avère en effet le seul recours possible pour instaurer un cadre régulateur crédible et respecté. Et dans cette situation, nous assistons à un nouveau bras de fer social d’ampleur planétaire – très différent en cela de ceux qui se sont mis en place par le passé – dans lequel les États se voient renvoyés à une mission protectrice d’un nouveau genre.
La conquête de la Maison Blanche par l’industrie pétrolière, qui a abouti à la neutralisation des accords de Paris signés en 2015, dessine en creux l’enjeu actuel : la seule façon aujourd’hui d’instituer une communauté d’États assumant une responsabilité protectrice cruciale consiste à faire de la limitation des émissions des CO2, et plus largement du maintien des équilibres géo-climatiques, un objectif politique explicite et contraignant. Le réseau d’ONG, de scientifiques, de militants, qui ont interpellé et qui interpellent encore le public sur la question climatique n’ont pas d’autre entité à interpeller, lorsqu’il s’agit d’une question aussi vaste que le climat, qu’une figure de la souveraineté – étatique ou supra-étatique. Évidemment, nous sommes encore loin de ces objectifs. Mais il semble que l’enjeu soit désormais incontournable : l’analyse qui peut être faite des transformations actuelles de l’État dans ses rapports à l’économie et aux contestations sociales doit intégrer la question climatique.
Tout reste à faire pour que la souveraineté écologique ne soit ni tyrannique, ni inopérante.
De nombreux observateurs ont déjà mené l’exercice de politique-fiction consistant à imaginer quelle forme pourrait prendre cet État régénéré par la lutte contre le changement climatique. La figure mythologique du Léviathan, qui est l’une des métaphores politiques de la modernité depuis Hobbes, a été invoquée pour exorciser le risque d’un autoritarisme environnemental : comment, en effet, ne pas craindre la formation d’une autorité planificatrice globale capable de restructurer les territoires par la force, de déplacer des populations, d’en limiter drastiquement l’autonomie ?
Pourtant, on sait bien que l’opération consistant à agiter le spectre de la guerre de tous contre tous – ou de l’effondrement global – pour obtenir la soumission a quelque chose d’irréel. Le risque le plus tangible, aujourd’hui, est plutôt de ne voir se constituer qu’un soft power fondé sur l’accumulation de normes, d’incitations, de réglementations souples. Tout reste à faire, donc, pour que la souveraineté écologique ne soit ni tyrannique, ni inopérante, mais capable de restaurer les conditions de la solidarité et de l’autonomie des collectifs d’humains et de non-humains.
L’écologie politique est donc aujourd’hui prise dans un dilemme qui est indissociable du devenir du socialisme. Faut-il revendiquer un reconstitution des liens sociaux et écologiques en dehors des cadres de la solidarité politique moderne, et imaginer des communautés d’intérêt local fondées sur le partage d’une terre ? Ou faut-il réinventer la mission protectrice de la puissance publique, de sorte à intégrer parmi les êtres à protéger les non-humains et les relations dans lesquelles nous nous engageons avec eux, pour faire émerger un welfare écologique adéquat aux aspirations sociales du 21e siècle ?
De robustes arguments sont présentés de part et d’autre. Le premier paradigme s’inspire au fond des expérimentations politiques du socialisme dit « utopique » du 19e siècle, de Fourier, de Cabet et d’autres. Mais alors que ce socialisme cherchait à inventer les règles d’un monde nouveau, l’utopie sociale de l’écologie se formule souvent négativement comme une simple adaptation à la catastrophe, à l’état de ruine dans lequel se trouverait le monde actuel. De l’autre côté, l’exigence d’une critique écologique du droit et de l’économie politique dominantes peut certes faire renaître une figure répressive peu attractive, mais elle se présente aussi comme une façon de se réapproprier un progressisme social détaché des illusions de la croissance.
Si l’héritage des luttes sociales veut se faire entendre à l’âge de la crise écologique et climatique, il va devoir mettre en tête de son agenda politique ce genre de questions, car comme nous l’avons montré dans les deux essais précédents, le libéralisme et le conservatisme savent déjà très bien comment ils entendent aborder les enjeux écologiques.
NDLR : ce texte de Pierre Charbonnier est le troisième et dernier article d’une série publiée dans AOC et titrée « Les politiques de l’écologie ». Le premier, « Les aventures écologiques du libéralisme » – est lisible ici. Le second, « Quand les réactionnaires se mettent au vert » » – ici. En février 2022, ces trois textes ont été réunis en une publication papier, disponible en librairie, dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».