Littérature

La décharge mentale d’un roman sous haute tension – sur Toni tout court de Shane Haddad

Critique

Toni court toute une journée, le jour de ses vingt ans. Elle court tout droit vers un match de foot où elle va supporter son équipe. Ce parcours et le récit qu’en fait Shane Haddad, c’est un coup de fouet, c’est une ligne à haute tension. Et la décharge, ou plutôt la charge, qui affecte le lecteur, elle est le produit d’un style cisaillé et tendu lui aussi – du moins jusqu’au relâchement final, en forme d’apothéose, marquant la fin de l’adolescence et le passage vers un nouveau temps. En un mot : une échappée.

Toni court une journée, le jour de ses vingt ans, un jour, heure après heure, jusqu’au soir. Tout droit vers le match : son jour d’anniversaire est jour de match, elle a vingt ans au matin, est supporter le soir. Elle court d’un bout à l’autre, du réveil au café, du café au bus, du bus à l’université, au restaurant où elle attend son père, au cinéma, au parc, à une fête ou un squat ou une fête foraine ou une pièce de théâtre. L’un après l’autre, mais finalement tout en même temps : ce jour, ses vingt ans, son récit sont un coup de fouet, ils ont la souplesse lumineuse d’un éclair et le fracas tonitruant qui va avec.

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Gardons-nous d’attribuer cette énergie là à celle de la jeunesse, écartons aussi d’emblée la notion de « roman de jeunesse » ; elle n’apprend rien et fait plus écran qu’elle ne livre des clefs de compréhension. Méfions-nous encore de notre tendance à assimiler l’entrée en littérature d’un.e auteur.e au moment de publication de son premier roman. Certes, Shane Haddad est à la fois jeune et jeune autrice ; mais son premier roman Toni tout court, paru aux éditions P.O.L, ne se présente pas comme une toute première expérience d’écriture (NDLR : un extrait de ce premier roman de Shane Haddad a paru dans AOC en juin 2019).

Et ce serait au contraire manquer une épaisseur de ce texte que de le considérer comme tel, puisque sa tension est largement produite par la détente – au sens pistolet du terme – d’un style qui s’est nourri et accru dans des formes plus courtes, dans l’intensité de l’attention, de la précision, dans un cisaillement du souffle, et qui se donne à présent dans le roman, une forme nécessairement plus longue, aux enjeux (de rythme, de personnages, d’histoire et de temporalité) différents.

Cette détente, ce coup de fouet sont l’énergie nécessaire pour passer d’un lieu à l’autre. D’une forme courte à une forme longue, d’une maîtrise à une novicité renouvelée, du familier à l’étrangeté. C’est le passage que pourrait marquer aussi le jour des vingt ans de Toni, qui (parce qu’elle quitte les teen years) n’est dès lors plus jeune adolescente, mais n’est pas encore la jeune femme que suppose l’entrée dans l’âge adulte.

Il me faut admettre que je nourris une forme de méfiance à l’égard de tout ce qui pourrait se dire de l’adolescence – sans doute par la peur a priori de certains écueils, et parce qu’elle exige une délicatesse immense, ne serait-ce que pour s’ajuster à sa perspective. Il me semble que bien souvent, on parle de l’adolescence en en étant soit trop proche, sans recul, soit trop loin, trop étranger. Mais peut-être appartient-il aussi à cette adolescence d’échapper à toute question de bonne mesure et de bonne distance. Ou d’échapper, de manière générale.

Mais Toni tout court échappe aux écueils, à mesure que Toni s’en échappe aussi, de cette adolescence, de la même manière que l’écriture de Shane Haddad s’échappe dans une forme longue, qu’elle met en tension. Voici encore un nouveau lieu, comme celui qui attend Toni au terme de son adolescence.

Dans ces nouveaux lieux, on n’entre toujours qu’avec ce que l’on a, ce que l’on connaît, et au mieux, ce que l’on suppose et nos intuitions. On charrie son monde avec soi, pour en aborder un autre, c’est-à-dire qu’il y a là une forme de violence inévitable, le frottement d’une façon d’être à la façade d’un nouveau monde. C’est un passage dont on est forcé d’inventer le rite, de trouver la forme, et dont il faut peut-être comprendre qu’on ne pourra pas en sortir indemne puisqu’il faudra se défaire d’une partie de soi, de ce qui n’est plus viable ou plus tenable, et mettre en place de nouvelles formules.

L’écriture de Shane Haddad trace cette route : celle de Toni qui traverse la ville du matin au soir, du réveil au match ; celle d’un style qui charrie son histoire et se remet en jeu. C’est une ligne de haute tension, sur laquelle je me trouve parcourue d’un courant électrique bien plus que je ne traverse son récit de part en part. Quant à cette décharge, ou plutôt cette charge, qui me porte malgré moi d’un bout à l’autre d’une journée auprès de Toni, elle est à l’évidence le produit d’un style cisaillé et tendu lui aussi ; une écriture qui n’est pas d’une phrase mais pourrait être ou d’un souffle, ou une apnée terrible, maintenue jusqu’à la bouffée d’air finale, en forme d’apothéose – le relâchement, la cession et l’éclatement de toutes les lignes tendues à travers le livre, pour en finir avec l’adolescence et s’engouffrer dans un nouveau lieu, un nouveau rythme, un nouveau temps. C’est sans doute dans ce gouffre-là que m’a fait basculer ce récit tout en échappées.

Supporter ou être supporter

À vrai dire, de Toni beaucoup nous échappe, car les voix se croisent : mère, père, frère, amoureux, passants, narration et focalisation interne, discours rapportés et paroles croisées, on ne sait pas toujours bien où l’on est mais ça n’est pas grave. Parfois Toni c’est « je », parfois c’est « tu », souvent c’est « elle ». Toni est l’enfant d’une phrase, l’adulte de la suivante, la fille de la troisième ; et encore sœur, amante, supporter. Ou « sale pute » contre son gré. Toni d’hier, Toni d’aujourd’hui ou Toni de quatre ans. Le présent s’échafaude dans le récit de souvenirs, ou alors c’est l’inverse.

Le rapport de Toni à son propre corps est ainsi fragmenté – il appartient toujours à d’autres, se donne dans des souvenirs, des épisodes, des voix diverses. Il est le corps qui prend un coup dans le métro, le corps qui jouit avec un garçon qu’elle aime, mais qui ne l’aime pas, et le corps qui en a connu d’autres. Le corps de Toni est sans transition dans la phrase ou d’une phrase à l’autre, celui d’un petit enfant et d’une femme de vingt ans. Sans transition il est seulement ses yeux quand le professeur la regarde droit dedans, main sur l’épaule, en l’immobilisant. Il est le sein sous la main chaude de son amoureux, ou les cheveux dans la voix de sa mère : « Tu es allée chez le coiffeur j’espère […] Comment vont tes cheveux. Tu y fais attention. Ne les lisse pas trop. » Puis dans sa propre voix et sa propre tête tout au long de la journée : « Mes cheveux, mes cheveux. ».

Toni est fragmentée par le temps, les voix et les désirs ; fragmentée par les autres, qui s’approprient l’expérience de son corps. Chaque partie du corps en devient impropre. Toni craint les germes du dehors, les toilettes publiques, les murs que tout le monde a touchés, « combien de saletés et de microbes et de bactéries vont se poser sur mes doigts. […] Des peaux transpirantes, des peaux infectées, des peaux boutonneuses, des peaux irritées. » Le corps de Toni traverse l’espace public, impropre et douloureux.

Et malgré tous ces accrocs au fil de la course, dès le début nous savons la fin, nous savons qu’il y aura le match au soir. Et c’est l’enjeu du roman, c’est-à-dire ce qui va le sous-tendre et le maintenir dans son temps long : la ligne est tendue du début à cette fin et met toutes les voix et toutes les échappées sur le même plan, le plan de la ligne qui court la page, et qui trouvera corps dans la ligne de métro, la dernière ligne droite jusqu’au stade, l’arrivée, la fin. Toni court la ville et dans son sillon toutes les voix, les différents souvenirs, les épisodes se dévoilent et poursuivent, passé présent, rêves et fantasmes, tout s’entremêle dans la course et s’engouffre sur ce passage.

Même pour un roman coup de fouet cependant, l’enjeu d’un match semble maigre, d’autant plus que cet événement qui n’advient qu’en bout de livre, est moins un match qu’une tribune de match. Il n’est pas raconté, et l’important n’est pas forcément de parler de la philosophie d’un sport ni d’en comprendre entièrement toutes les règles. Toni ne joue pas, elle supporte, le sport n’est pas tant l’objet et l’on met un certain temps à s’assurer qu’il s’agit bien de foot. Autre chose est en jeu que le match ; une sensation, un moment réitéré, le fait d’être supporter. Pas supportrice, ni supporteuse : « Mais moi je suis un bon supporter. Elle le sait Toni, qu’elle supporte bien. »

Le jeu de mot est à la fois consommé et dépassé. Consommé tout au long du roman, parce qu’il y a aussi quelque chose d’insupportable dans cette course, dans le fait d’être dans la course. D’être un corps, un paquet de sensations et d’être tel corps ; et même de porter un nom. « Toni » : « ce n’est pas un prénom ça. » C’est un prénom qu’on comprend mal, qu’on fait répéter. « Tonitoni », « Tonitonitonitoni ». « Tonia ». Un prénom qu’on écorche.

Le féminin de supporter

Il y a les heurts permanents, un coude ici, une bousculade de trottoir, le ventre d’une femme enceinte s’invitant sur son corps dans l’affluence du métro. Et peut-être que ce corps agresse Toni plus que tout autre, parce qu’il a lui aussi un corps étranger dans le ventre, avec ses nausées, « Regarde ce que tu as mis en moi » – c’est un corps support.

Les corps étrangers évoquent trop souvent à Toni les germes et les maladies. Les blessures du quotidien, qui ne sont pas graves ou manquent de l’être – comme ce vélo dont le guidon la cogne à toute vitesse, ç’aurait pu être bien pire – mais à force, elles entament, et l’état physique de Toni se dégrade très visiblement jusqu’à son arrivée au stade. Du sang, du sale, des coupures et des bleus.

Il n’y a pas que les coups, il y a aussi la culpabilité, les frustrations, tout ce qui ne se voit pas mais qui entame autant : des souvenirs douloureux comme des nuages passés sur son enfance – des histoires d’adultes parfois – lui reviennent ; des insultes, récoltées depuis la veille au soir – « sale pute » – ou encore des vérités dites bien plus doucement que les insultes – mais quelle douleur dans cette douceur d’un « Je ne t’aime pas », « tu le sais. que ce n’est pas possible ».

Tout remonte et entame, tout remonte et le récit est ponctué, dès le matin, des vomissements de Toni, comme si le jour des vingt ans était cette monstrueuse gueule de bois au réveil de l’adolescence, et que les choses vécues la veille au soir ne se digéraient pas, et remontaient, et ne passaient pas.

Sans doute cette nausée et ces vomissements sont-ils une part de cette décharge ; la forme d’énergie, sur le mode du rejet, qui propulse la lecture. Comme Toni, nous ressentons cela, « entre le cœur et la gorge », dont le propre est d’être insituable, dans les insultes d’hier autant que les souvenirs d’enfance, dans le corps et dans les mots, à l’université, dans le fait de manquer le bus, une douleur généralisée comme un cancer ; et cela nous tient tendus sur le fil, haute tension, jusqu’au stade. Terminal.

Et peut-être se dit-il là encore quelque chose du corps féminin ; de la charge mentale, d’une culpabilité qui fait ressasser, d’un corps entamé par le dehors, dans un viol permanent des mots et des choses, les plus douces – les mots qu’on dit aux enfants (« Mon chéri Toni, tu dois attendre encore longtemps. Moi j’ai attendu alors tu attends. Tu fais comme moi. Tu pèses combien. Tu dois avoir de jolis bourrelets. Tu sais que tu seras toujours ma fille chérie. »), qu’on dit par amour (« Toni laisse-moi te toucher. Je veux tes seins. Ma main et eux vont si bien ensemble. Regarde comme c’est chaud. Toni laisse-moi te pénétrer. ») – douces comme l’agression douloureuse du « ventre enceint » contre la hanche de Toni, dans le métro ; et le rejet, la nausée incessante. Toni, sans « a », sans « y », c’est un prénom épicène ; une enfant qu’on appelle mon chéri, des nausées tout au long de la journée, et la main en sang. Toni se blesse dans sa course, avec son sang elle tache le tissu blanc du t-shirt d’un inconnu ; c’est inadmissible, trop insupportable pour elle : « je ne saigne pas. je ne saigne pas. » – « Sale pute ».

Le corps d’une femme est douloureusement fragmentable : « Personne dans la classe ne sait ce qu’est un blason. […] Un blason est un court poème qui célèbre une partie du corps féminin. Toni sait, il va parler de la poésie pornographique pendant la Renaissance. Ce soir il y aura onze joueurs sur la pelouse que j’encouragerai loin de la poésie porno de la Renaissance. » Mais à l’inverse du corps fragmenté, il y a l’expérience de « défragmenter » le corps dans la tribune, avec ses sensations et son histoire. Le match est un autre blason, pour d’autres couleurs – il y a peut-être une échappatoire, une décharge du corps contre la charge mentale.

L’insupportable est consommé, comme l’on consomme un corps dans l’acte sexuel, ou un mariage, comme l’on consomme un aliment, la tartine du matin qui remonte, et comme l’on consomme une drogue dans une fête ; consommé et pris avec soi, en soi. Ainsi au terme du roman, et de cette consommation difficile, ponctuée de vomissements et de frustrations, il est toujours ce match. Et si le stade est terminal, c’est finalement bien plus dans le sens d’une gare ou d’un aéroport – le départ d’un coup d’envoi, une forme de commencement dans la fin, l’échappée.

Supporter, ou être supporter : ce dernier stade au terme d’une suite de divertissements – le film au cinéma, la pièce de théâtre, la fête où « beaucoup sont déjà drogués. On le voit à la démarche. Aux yeux absents. » Mais elle ne l’est pas ; ni droguée, ni absente. La tribune est le seul lieu où l’absence est possible, seul horizon dès les premières pages du roman : « Aujourd’hui quelque chose éclatera pour mon anniversaire ». C’est bien dans cet éclatement que l’on peut s’oublier, puisqu’il s’agit d’éclater non comme un feu d’artifice, en célébration, mais dans la ferveur d’un oubli de soi. Le corps se diffuse dans la lumière blafarde du stade, parmi les autres dans la tribune, comme si celle-ci les fusionnait.

Un match, c’est littéralement une rencontre, une connexion ; qu’elle s’incarne finalement dans une main aimée et amie qui se tend, qu’elle s’incarne sur le terrain dans les chassés-croisés des joueurs, ou dans le rassemblement des supporters à la tribune, elle matche quelque chose et quelque chose d’heureux. Pas de Toni – elle est partie à la rencontre – donc pas de vomissement, pas de culpabilité, ni même de douleur. Il ne peut rien avoir de nausée, puisqu’il n’y a rien de sale, ni d’impropre : il n’y a rien de propre à Toni, il n’y a qu’être supporter qui importe. Il n’y a plus de « Je ne t’aime pas » pour porter là et peser entre le cœur et la gorge.

Shane Haddad, Toni tout court, P.O.L, janvier 2021, 160 pages.


Rose Vidal

Critique, Artiste

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