Art contemporain

Connaissance par les monstres – sur deux films d’Arnaud Dezoteux

Critique

Les deux derniers films du jeune plasticien Arnaud Dezoteux sont projetés cet été à Paris et Delme. Mutables et ludiques, ils interrogent les frontières des genres et la façon dont nous manions notre persona, mais aussi ce en quoi consiste une participation politique proprement créative.

Il y a deux mots qui viennent au visionnage de Grandeur Nature d’Arnaud Dezoteux : « abolition » et « distraction ». Le premier ressortit plutôt au vocabulaire politique, le second au champ de l’esthétique et du domestique. On vous a distrait un objet, une somme d’argent : on l’a pris, on l’a détournée. Dans l’un et l’autre cas, les termes ne sont pas seulement et entièrement négatifs : ils ouvrent à autre chose. De la place est faite, c’est peut-être moins un manque qu’une possibilité nouvelle, quelque chose à conquérir.

publicité

Arnaud Dezoteux est le frère cadet de Bertrand mais comme il commence à être vieux (35 ans), il est temps de lui consacrer un article monographique. L’occasion se présente avec deux événements : la projection durant quinze jours de son nouveau film, Grandeur Nature, chez Glassbox, et du précédent, The New Kid (2021), tout l’été à la Synagogue de Delme. On dit « film » mais comme pour beaucoup de ses œuvres, il s’agit d’un format retors. La construction (voire le scénario pour The New Kid ou Miroir de Haute-Valnia, 2017) empêche souvent de regarder ses vidéos en passant, cinq minutes au cours d’une exposition : elles en perdraient leur sens. Et si l’on s’y attarde, force est de constater qu’on ne peut pas non plus les considérer comme la fable (The New Kid) ou le documentaire (Grandeur Nature) qu’elles semblent être au premier abord.

La faute au sujet, sans doute : c’est le jeu. Depuis G-Coach (2012), deux éléments marquent le travail d’Arnaud Dezoteux : un usage baroque du fond vert d’une part et des gens qui jouent d’autre part, interprétant des rôles en amateur·rice·s. Le héros de G-Coach est ainsi un prof de séduction qui semble péter un câble face à ses clients. Séduction = distraction, peu ou prou, distrahere, seducere, détourner (du droit chemin). Évidemment, on ne doit pas savoir à quel niveau du chemin l’on est, sinon c’est pas drôle : le coach est-il encore dans son rôle quand il commence à métatextualiser, à accuser ses élèves de ne pas prendre le semblant pour du vrai ? Le fond vert est crevé. Antique sujet pour baccalauréat philosophie : « A quoi jouons-nous quand nous jouons ? »

On sait de moins en moins ce que pourrait bien être « l’art » et l’on s’en fiche logiquement de plus en plus, mais on a depuis assez longtemps une vague idée de ce qu’est la création : un jeu d’imitation.

En discutant avec l’artiste dans son atelier, on lui dit un truc un peu nase : « Nan mais ce qui est super dans tes films, c’est que ça demande vraiment le seul truc intéressant, en fait, c’est-à-dire ce que c’est que cette chose que l’être humain, ce que cela veut dire d’en être un ». Tu me regardes un peu apitoyé, tu reformules : « Oui, sûrement, il y a une forme d’anthropologie ».

On dira donc : anthropologie du jeu, que ce soit celui de la séduction (Dieubody, 2016), d’une console quelconque ou d’acteur (Dark Meta Reeves, 2016, The New Kid), jeux de rôles (Grandeur Nature et sûrement aussi Miroir de Haute-Valnia, en totalement détraqué). Mais il n’y a pas d’anthropologie sans anthropologie du regard : présence de l’observateur·rice qui freine les joueur·se·s dans la suspension de leur incrédulité. On pourrait penser aussi à ce moment de l’adolescence marqué par la schizoïdie : quand développant de nouvelles potentialités sociales, le ou la pubère se regarde tenir son propre rôle, se sent parfois loin derrière un masque, comme si son « vrai » moi ne pouvait plus apparaître à autrui, seul·e, abandonné·e. Mais c’est une piste douteuse puisque, chez Arnaud Dezoteux, nulle passion triste : l’avatar du jeu n’est pas source de mélancolie mais de force renouvelée. Il acquiert sans cesse de nouveaux pouvoirs.

On sait de moins en moins ce que pourrait bien être « l’art » et l’on s’en fiche logiquement de plus en plus, mais on a depuis assez longtemps une vague idée de ce qu’est la création : un jeu d’imitation. Non pas d’imitation pieuse, décalcomanie, mais comme celle qu’Aristote évoque quand il décrit la naissance de la poésie : « Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance (…) les premières connaissances qu[e l’humain] acquiert, il les doit à l’imitation ». Il s’agit ici de l’humain imitant l’humanité, c’est-à-dire se l’appropriant, nécessairement en la reformulant, en l’accomplissant. Beaucoup plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, Schiller parle d’une « pulsion de jeu » qui seule réalise la liberté réelle caractérisant l’humain, par-delà la domination contradictoire du sensible et de la raison. Son livre s’appelle Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Tout ça pour dire que faire de l’art avec du jeu n’est pas l’idée la plus bête du monde et que nous voilà vaguement armés pour visiter l’anthropologie ludique d’Arnaud Dezoteux.

Acquérir de nouveaux pouvoirs, fomenter une nouvelle réalité est le principe de The New Kid. Cela se passe à Las Vegas, mais pas celle qu’on connaît, une autre, au Nouveau-Mexique, 13 000 habitants. Un homme âgé au visage poupin présente une étrange émission télé, intitulée The Great Billy The Kid’s Reenactment Show. Celle-ci mêle dessins animés délirants, micro-trottoirs, fausses pubs et interventions directes de l’animateur dans la réalisation des séquences montrées durant le show. Ce présentateur, Jim Hunyadi (le nom de l’acteur est celui du rôle), porte un t-shirt marqué « Castaneda ». On subodore un rapport avec l’écrivain au peyotl : mais non, il s’agit d’un hôtel historique de Las Vegas (avec un tilde sur le n). Pas grave, on a en échange une interview avec Tessa Dick, la veuve de Philip K., qui propose une idée avenante : et si l’on pouvait changer le passé de la même façon qu’on réécrit une notice Wikipédia ?

Ce sera le principe du show : le « reenactement » appliqué au personnage de Billy the Kid. Si le terme « reenactement » désigne au départ des reconstitutions d’événements historiques en costumes, les études culturelles et l’art contemporain l’ont repris en mettant l’accent sur la capacité de ces reconstitutions à ne pas être seulement un embaumement mais une naissance nouvelle, une performance active et créatrice. L’anachronisme y joue à plein pour une remise en historicité express des « mentalités » et des « faits » communément admis·es par l’Histoire dominante. Le programme de l’école des Annales en version jeu de rôles, si l’on veut. Et l’exemple le plus connu dans le domaine du cinéma serait la Commune (Paris 1871) de Peter Watkins (2000).

On l’aura donc compris : le dispositif de The New Kid ne nous apprendra rien sur Billy mais uniquement sur la façon dont les habitants de Las-Vegas-en-mineur se le représentent et surtout sur le rapport de l’humain à la fabrique des récits de vie, la leur comprise. À ce titre, un des plus beaux moments est quand Jim Hunyadi, lisant consciencieusement et visiblement le texte anglais qu’Arnaud Dezoteux lui a imprimé, mais l’œil toujours humide d’émotion, se met à ânonner le Dormeur du Val de Rimbaud en français. Rayon rire, on ne va pas tout détailler, mais les discussions (et actions) sur le port des armes ou la révélation de qui incarnerait le mieux aujourd’hui le Kid valent leur pesant d’ironie.

S’il est construit comme une enquête, le film s’amuse à traverser différents genres cinématographiques – soutenu dans cet effort par une B.O. transformiste de Benjamin Efrati – sans oublier les travers du TV Show : annonces omiprésentes nous invitant à téléphoner pour donner notre avis démocratique sur des questions telles que « Billy the Kid mérite-t-il d’être pardonné ? ». Quant au mouvement d’ensemble, c’est celui de la vie même, en quelque sorte, à savoir l’entropie : plus ça s’organise et plus ça fout le camp dans tous les sens. Ce qui est raccord avec la fin du film : la figure de Billy the Kid y est renvoyée à l’anonymat, la dissémination, voire la disparition.

On retrouve dans The New Kid certains motifs récurrents de l’œuvre d’Arnaud Dezoteux. L’enfant sauveur, par exemple, parce que capable d’imprimer une sorte de sérieux productif dans le jeu (quand l’adulte est toujours pris dans le doute ou le tragique). Ici ce serait le stagiaire intempestif qui invente pour Jim Hunyadi des incarnations improbables du Kid. Dans Miroir de Haute-Valnia, un jeune garçon affronte l’Alzheimer d’un vieux roi à tête de Houellebecq et aide ce dernier à survivre : on ne peut pas mieux dire la force présentifiante du jeu, en ce qu’il légitime, d’une certaine façon, l’amnésie et le radotage (l’itération). Une autre figure récurrente serait celle de la voiture en fond vert, animation ou CGI. Volontiers dénoncée comme fantasme grotesque de la puissance phallique (ici, c’est un dur à cuire dans un bolide en carton), elle est parfois le lieu d’acrobaties et de troubles dans le genre (99 Jeep Cherokee, 2016, ou Gaïa Gaïa, 2018).

De ce point de vue, Grandeur Nature diffère assez des productions précédentes de l’artiste. Pas de trucage, pas de voiture ni d’enfant. À peine un rappel de l’ouverture du Miroir de Haute-Valnia. En revanche un jeu, toujours. Et peut-être un regard un peu semblable à celui de Niche (2020) où Dezoteux musait à travers la Philharmonie de Paris déserte et incrustait un bestiaire animé dans les images récoltées. Ici, il « documente » durant trois jours ce qu’on appelle un « jeu grandeur nature » (GN), en l’occurrence l’épisode 5 des Légendes d’Hyborée, un univers inspiré de Conan le barbare – mais ce n’est pas précisé dans le film. Il faut imaginer un millier de personnes dûment costumées, rassemblées dans une forêt et un château, et cherchant, comme le dit un des participants, « à comprendre le fin mot de l’histoire » car chacun·e, a priori, ne possède qu’un « fil » des scénarios qui régissent cet univers fictif. Cérémonies, combats, chants, drames amoureux, etc. occupent nuit et jour les joueur·se·s dans un mélange d’hyperactivité et de léthargie.

Devant ce documentaire empêché de documenter, on se prend aussi à fantasmer un régime de suspension affective.

Comme dans la Commune, Dezoteux a lâché une journaliste fictive (Clémence Agnez) dans le jeu, sauf que cette fois, au lieu de produire une distanciation, elle est absorbée par l’univers ludique. Feinte en « chroniqueuse d’Hyborée », elle interroge les personnages qui, tou·te·s ou presque, répondent dans une langue surdéterminée, empilant des morceaux de dialogues ou des descriptions de situations pioché·e·s dans un répertoire visiblement clos. « Ce qu’on attend de vous, indique le Guide du débutant en GN, c’est de ne pas sortir du jeu : en racontant vos dernières vacances par exemple. Restez dans le rôle, tout simplement. » Une unique fois, on ne sait plus si tel personnage récite sa fiction ou parle en tant que joueur (un père à propos de sa fille qui a « quitté le camp »). Deux entretiens plus longs se répondent et articulent plus ou moins la vidéo : l’un nocturne avec une guerrière taiseuse, l’autre de jour avec une princesse volubile.

Comme pour The New Kid dont le sujet principal n’est pas Billy, on ne prendra pas Grandeur nature pour un document sur les GN : sinon c’est assurément raté. On n’apprend rien sur leur organisation, rien sur les scénarios ni les participants, rien sur ce que les tutos dédiés nous expliquent (du genre : « quelle hygiène durant trois jours dans une armure en polyuréthane ? »). En revanche, on éprouve une sorte de flottement, on devient caméra portée, empruntant les yeux d’Agnez et Dezoteux. Le sujet, c’est le regard, c’est leurs questions. On expérimente que quelque chose est distrait ici : il manque les clés, ou plus exactement il n’y en a pas, ni de porte d’ailleurs. C’est le principe de la nouvelle par opposition au roman : un élément fait défaut dans le scénario et c’est cette absence même (pas l’élément, dont on ne saura rien, mais bien son inconnaissabilité) qui constitue le moteur et le sens de la narration. Ce qui est beau dans le jeu est évidemment que le monde « réel » est hors-jeu – tandis que de nombreuses parties invisibles ou irréprésentables de l’univers ludique sont « en-jeu ». Dezoteux le signifie bien dès la première séquence : une sorte de « sortie des usines Lumière » sans regard caméra, défilé de marionnettes matoises. La constance des joueur·se·s à évincer l’équipe de tournage de la sphère diégétique produit ainsi notre absence : c’est nous qui sommes distraits, supprimés, notre monde effacé.

Devant ce documentaire empêché de documenter, on se prend aussi à fantasmer un régime de suspension affective. On passe du côté du politique. Selon toute apparence (mais sans doute pas), contrairement à des jeux filmés tels que What a Flash ! de Barjol (1972), la Commune ou la téléréalité façon Loftstory, la situation socioculturelle hors-jeu des participant·e·s semble ici totalement abolie. Égalité par le décor. Aucun psychodrame ne semble non plus possible : les rôles ne sont définis que par une boîte à outils de capacités ou d’incapacités. Mais là encore n’est pas l’essentiel. Peut-être un plan de Grandeur nature nous fournira-t-il une autre piste : vers le dernier quart du film, une sorte de souffle rauque et surréel accompagne un cadrage subjectif qui s’avance vers deux joueurs costumés.

Voilà, c’est nous le monstre, c’est notre point de vue artiste. C’était le même principe, on l’a dit, dans le beau Niche : on y voyait Dezoteux filmant des animaux spectraux et confinés, dont la célèbre chauve-souris covidée. Ces animaux dessinés étaient vaguement répugnants, tous palpitants ou pantelants, en attente, figures de l’interrogation même. Le dernier plan nous laissait face à une sorte d’ours à l’air triste, nous regardant depuis derrière sa vitre-cage. Donc c’est peut-être ça, Arnaud Dezoteux : l’anthropologie d’une impossible communauté de monstres.

Arnaud Dezoteux, The New Kid (2021), CAC – La Synagogue de Delme (57) du 2 juillet au 28 août 2022.
Arnaud Dezoteux, Grandeur Nature (2022), Glassbox, Paris, du 25 juin au 8 juillet 2022.


Éric Loret

Critique, Journaliste