Savoirs

La rédemption d’une photo : sur le rapport entre les images et les mots

Historien

Publiée dans AOC en mai, la remarquable enquête de l’historien de la photographie Guillaume Blanc-Marianne nous apparaissait avoir mis un terme à la controverse qui oppose, toujours dans nos colonnes, Georges Didi-Huberman et Enzo Traverso au sujet d’une photographie de Gilles Caron prise en août 1969 à Derry, en Irlande du nord, lors de la Bataille du Bogside, et présentée dans l’exposition « Soulèvements ». L’historien Enzo Traverso a toutefois tenu à lui répondre ; ce que fera donc également prochainement Georges Didi-Huberman.

Cher Guillaume Blanc-Marianne,

La longue « coda » que vous avez consacrée à la correspondance qui m’avait opposé l’année dernière à Georges Didi-Huberman dans les pages de AOC sollicite une réponse. Vos élucidations et la profondeur de vos analyses appellent à une poursuite de la discussion, mais je tiens d’abord à rendre hommage à votre travail d’enquête, qui a permis de percer le mystère de l’image à l’origine de cette controverse. Il s’agit, pour les lecteurs qui n’auraient pas pris connaissance de ces textes, d’une photo de Gilles Caron intitulée « Manifestations anticatholiques à Londonderry 1969 », incluse en 2016 dans l’exposition du Jeu de Paume intitulée Soulèvements, sous la direction de Georges Didi-Huberman. On y voit deux jeunes gens qui, tournant le dos à la caméra, sont en train de lancer des pierres.

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Votre exploration minutieuse des archives de la Fondation Gilles Caron, où sont conservées d’autres photos prises au même moment, indique qu’il s’agit bien de deux manifestants catholiques. Le tatouage que l’un d’entre eux exhibe fièrement ne laisse pas de doute quant à son identité de catholique républicain. Cette lecture des images est corroborée par la reconstitution des événements d’août 1969 à Derry, aujourd’hui connus comme « la bataille du Bogside », proposée par les historiens Simon Prince et Geoffrey Warner[1]. Ce travail remarquable de contextualisation historique et de « dévoilement » prouve la fécondité d’une approche qui consiste à « élever le doute au rang de méthode » et à ne pas faire confiance aux légendes qui accompagnent les images, en orientent la réception et, souvent, en scellent la postérité[2]. Votre étude est un exemple éloquent du « paradigme de l’indice » qui, en partant d’un détail, remonte la chaîne des signifiants qui permettent d’authentifier dans ce cas non pas l’auteur, déjà connu, mais le sujet de sa photographie. Nous pouvons sourire de Giovanni Morelli et de son « positivisme grossier[3] », mais Peter Burke a


[1] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt. A New History of the Start of the Troubles [2012], Newbridge, Irish Academic Press, 2019.

[2] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope. Coda à la querelle Didi-Huberman/Traverso (1.2) », AOC, 4 mai 2023.

[3] Voir Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980, n° 6, p. 4.

[4] Peter Burke, Eyewitnessing. The Uses of Images as Historical Evidence, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2001, p. 188.

[5] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) » ; Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 18.

[6] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) ».

[7] Ibid.

[8] Siegfried Kracauer, Erwin Panofsky, Briefwechsel 1941-1966, éd. Volker Breidecker, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 139.

[9] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) ».

[10] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope. Coda à la querelle Didi-Huberman/Traverso (2.2) », AOC, 5 mai 2023.

[11] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (2.2) ».

[12] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (2.2) » ; Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politiques, Paris, La fabrique, 2000 ; Ariella Azoulay, « Getting rid of the distinction between the aesthetic and the political », Theory, Culture & Society, vol. 27, n° 7-8, 2010, pp. 239-262.

[13] Cf. George L. Mosse, The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, Introduction by Victoria de Grazia, Madison, The University of Wisconsin Press, 2022 [1975], ch. 2.

[14] Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda [1936], éd. Bernd Stiegler, Frankfurt/M, Suhrkamp, 2013.

[15] Cf. Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1996 ; Johann Chapoutot, La Révolution culturelle n

Enzo Traverso

Historien, Professeur à Cornell University

Notes

[1] Simon Prince, Geoffrey Warner, Belfast and Derry in Revolt. A New History of the Start of the Troubles [2012], Newbridge, Irish Academic Press, 2019.

[2] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope. Coda à la querelle Didi-Huberman/Traverso (1.2) », AOC, 4 mai 2023.

[3] Voir Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980, n° 6, p. 4.

[4] Peter Burke, Eyewitnessing. The Uses of Images as Historical Evidence, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2001, p. 188.

[5] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) » ; Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 18.

[6] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) ».

[7] Ibid.

[8] Siegfried Kracauer, Erwin Panofsky, Briefwechsel 1941-1966, éd. Volker Breidecker, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 139.

[9] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (1.2) ».

[10] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope. Coda à la querelle Didi-Huberman/Traverso (2.2) », AOC, 5 mai 2023.

[11] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (2.2) ».

[12] Guillaume Blanc-Marianne, « Image floue, histoire myope (2.2) » ; Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politiques, Paris, La fabrique, 2000 ; Ariella Azoulay, « Getting rid of the distinction between the aesthetic and the political », Theory, Culture & Society, vol. 27, n° 7-8, 2010, pp. 239-262.

[13] Cf. George L. Mosse, The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, Introduction by Victoria de Grazia, Madison, The University of Wisconsin Press, 2022 [1975], ch. 2.

[14] Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda [1936], éd. Bernd Stiegler, Frankfurt/M, Suhrkamp, 2013.

[15] Cf. Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1996 ; Johann Chapoutot, La Révolution culturelle n